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CHAPITRE 2 : LE CADRE THÉORIQUE POUR EXPLIQUER LES PROBLÈMES

2.2. Les théories du cadre institutionnaliste

2.2.1. La théorie de la segmentation du marché du travail

La théorie de la segmentation du marché du travail a été développée pour mieux expliquer cette zone grise que le cadre théorique économique ne réussit pas à expliquer, soit que deux travailleurs ayant la même productivité gagnent parfois des salaires inégaux. En effet,

Doeringer et Piore (1971 : 1) ont été parmi les premiers à avancer que les outils analytiques traditionnels des théories économiques ne parvenaient pas à expliquer certaines réalités du marché du travail des années 1960 telles que le chômage structurel, les changements technologiques et l’automatisation, l’inflation, la discrimination raciale et les relations d’emploi des groupes de travailleurs désavantagés. Au tout début de leur ouvrage intitulé : Internal Labor Markets and Manpower Analysis, ces auteurs avancent que, d’une façon ou d’une autre, ces réalités mettent sous tension la théorie économique néoclassique et il devient nécessaire d’admettre le rôle indéniable joué par les institutions dans le marché du travail.

Dans cet ouvrage, Doeringer et Piore (1971) ont essentiellement proposé que le marché du travail soit scindé en deux. D’un côté, le marché du travail externe obéit aux règles traditionnelles des théories économiques où les prix et les décisions de formation et d’allocation des ressources sont déterminés par les mécanismes du marché libre. De l’autre côté, dans le marché du travail interne, les prix et l’allocation des ressources sont régulés par une série de règles administratives. Ce postulat se fonde en partie sur les travaux de Dunlop qui prétend que les règles dans le marché du travail sont déterminées à l’intérieur d’un système de relations industrielles dans lequel les institutions patronales et syndicales jouent un rôle crucial. Pour Doeringer et Piore (1971), la pertinence de la théorie de la segmentation ne découle pas de l’existence des règles administratives dans le marché du travail interne, mais plutôt de leur rigidité. Par exemple, la rigidité de la règle d’ancienneté issue des conventions collectives pour octroyer les promotions dans les grandes entreprises et le secteur public ne peut pas s’expliquer à l’aide des mécanismes du marché libre. Le plus ancien n’est pas nécessairement le plus productif ou l’individu le mieux apparié au poste.

En bref, selon la théorie de la segmentation du marché du travail, les règles de détermination des salaires et les règles d’embauche et de promotion diffèrent dans chacun des segments du marché du travail (Dickens et Lang, 1992). En plus de ces distinctions, les deux marchés se différencient aussi par le type d’emploi existant dans chacun d’entre eux. Dans le marché du travail primaire (ou interne), les emplois sont caractérisés par un bon niveau de salaire, un bon niveau de qualification requis, des opportunités de carrières et de bonnes conditions de travail générales. De plus, dans ce marché, des droits sont conférés aux travailleurs selon le principe d’ancienneté et le taux de syndicalisation y est assez fort. Ainsi, les emplois du marché primaire sont de bonne qualité. À l’opposé, les emplois présents dans le marché du travail secondaire (ou externe) sont plus précaires et de moins bonne qualité. Donc, les salaires y sont plus faibles et les conditions de travail y sont moins avantageuses (Orr, 1997). Par conséquent, la critique majeure que la théorie de la segmentation du marché du travail adresse à la théorie du capital humain serait que l’accès à certains types d’emploi n’est pas déterminé par le marché (Dickens et Lang, 1992). La mobilité entre certains types d’emploi est limitée et il y a une hiérarchie entre les différents types d’emploi; l’accès aux emplois les plus payants est plus difficile et limité à certains types de travailleurs (Chicha-Pontbriand, 1989; Dickens et Lang, 1992).

Dans la même veine que la précédente, la théorie des insiders et outsiders propose aussi une dualité, mais cette fois-ci, la dualité centrale se loge au niveau des travailleurs. Élaborée par Lindbeck et Snower (1989), cette théorie classe les travailleurs en deux principales catégories : i) les insiders et ii) les outsiders. Les insiders sont des employés qui sont protégés par diverses mesures qui rendent le coût du roulement très élevé pour les employeurs. Pour leur part, les

outsiders ont très peu de protection et ils sont soit au chômage ou bien ils travaillent dans le secteur informel. Selon cette théorie, les insiders ont plus de pouvoir que les outsiders, notamment par l’utilisation des syndicats qui défendent leurs intérêts à l’aide la négociation collective et des grèves. Les insiders utilisent leurs sources de pouvoir pour accroître le coût pour les firmes de les remplacer, ce qui est la source de l’exclusion des outsiders. Pour faire le parallèle avec la théorie de la segmentation du travail, on peut supposer que les insiders occupent les emplois du marché du travail primaire. Même si dans leur définition des outsiders, Lindbeck et Snower (1989) incluaient seulement les chômeurs et les travailleurs du secteur informel, on pourrait utiliser cette notion pour qualifier les travailleurs du marché du travail secondaire.

Ceci étant dit, partant des hypothèses précédentes, il est possible d’expliquer la situation défavorable des immigrants dans le marché du travail. D’abord, on peut proposer que les immigrants occupent des emplois dans le marché du travail secondaire et sont incapables de décrocher un emploi dans le marché du travail primaire. Ainsi, en dépit de leur capital humain, l’accès des immigrants aux emplois de meilleure qualité demeure limité (Chicha-Pontbriand, 1989). En ce sens, on peut supposer que les immigrants sont laissés à la marge du marché du travail, ce qui en fait des outsiders et que les institutions créées par les insiders sont les motifs de leur exclusion. Par conséquent, le taux de chômage plus élevé des immigrants et leur salaire moins élevé que les natifs (insiders) peuvent résulter en partie de ce phénomène.

Par la suite, la théorie de la segmentation du marché du travail, avec ses postulats au sujet de l’importance des institutions, peut expliquer en partie pourquoi, la situation des immigrants du

Québec dans le marché du travail est plus défavorable par rapport aux natifs que celle des immigrants de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. De un, les institutions du Québec se distinguent de celles des autres provinces canadiennes notamment sur le plan de la politique de sélection des immigrants économiques. De deux, le taux de syndicalisation y est aussi beaucoup plus élevé (39,3 % en 2011) qu’en Ontario (27,3 %) et en Colombie-Britannique (30,9 %)42. Puisque cette théorie postule que les syndicats protègent les insiders, il se peut que

les immigrants (outsiders) du Québec aient moins de latitude pour entrer dans le marché du travail primaire que dans les provinces où le taux de syndicalisation est plus faible. De trois, Girard et Smith (2009) ont relevé que le Québec se démarquait des autres provinces canadiennes par son taux plus élevé de professions réglementées qui se chiffre à 17,8 % comparativement à 13,8 % en Ontario et 11,4 % en Colombie-Britannique. Les ordres professionnels peuvent aussi représentés des obstacles additionnels à l’insertion en emploi des immigrants (outsiders) dans le marché du travail primaire.

Enfin, à partir de la théorie de la segmentation du marché du travail, on peut aussi proposer une explication théorique à la détérioration de la situation des immigrants dans le marché du travail au fil du temps. En fait, la vague de mondialisation des années 1990 (et plus particulièrement la déréglementation des emplois et la libéralisation des échanges) a amené les employeurs à réorganiser le travail (Lowe, 2000), ce qui a entraîné l’émergence d’une multitude de nouveaux statuts d’emploi atypique. Ainsi, on peut penser que le marché du

42 Site internet de Ressources humaines et Développement des compétences Canada. Lien internet :

travail secondaire est en expansion, tandis que le marché du travail primaire s’effrite; ceci réduit encore les chances des immigrants d’entrer dans le marché du travail primaire.

En résumé, la théorie de la segmentation du marché du travail peut expliquer, du moins en partie, le taux de chômage plus élevé des immigrants, les disparités interprovinciales dans la situation des immigrants dans le marché du travail et la détérioration de cette situation à travers le temps, c’est-à-dire les facteurs contextuels dont ont fait état les études empiriques au chapitre précédent. Encore une fois, même si cette théorie fournit des pistes explicatives intéressantes, elle ne peut, à elle seule, expliquer le problème de recherche en entier. Par exemple, cette théorie n’explique pas pourquoi certains immigrants, comme les jeunes et ceux qui sont originaires des États-Unis, réussissent à trouver un emploi de qualité.

Cependant, la théorie de la segmentation du marché du travail a tout de même un apport considérable à la compréhension de la problématique de recherche vu l’ajout du rôle joué par les institutions du marché du travail. Dans la sous-section qui suit, la théorie de la discrimination systémique, qui s’inscrit aussi dans le cadre théorique institutionnel, vient parfaire davantage la compréhension du problème de recherche en expliquant comment les acteurs et leurs institutions peuvent tous contribuer à la situation de discrimination à laquelle se heurtent les immigrants dans le marché du travail.