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CHAPITRE 2 : LE CADRE THÉORIQUE POUR EXPLIQUER LES PROBLÈMES

2.2. Les théories du cadre institutionnaliste

2.2.2. La discrimination systémique

Dans une étude sur la discrimination, l’OCDE (2008b : 169) a repris la définition standard utilisée en économie du travail qui se lit comme suit : « une situation dans laquelle les

personnes qui fournissent des services sur le marché du travail et qui ont une même productivité au sens physique ou matériel sont traitées inégalement d’une façon qui se rattache à une caractéristique observable telle que la race, l’origine ethnique ou le sexe »43. Donc, lorsqu’on parle de discrimination pour expliquer la situation désavantageuse des immigrants dans le marché du travail, on insinue la présence d’un traitement inégal qui se traduit en injustice. La théorie de la discrimination systémique est donc la première présentée jusqu’à présent à aborder la situation des immigrants sous l’angle de la discrimination. De plus, cette théorie se distingue par le fait qu’elle ne pointe pas les employeurs comme les seuls responsables de la discrimination subie par les immigrants dans le marché du travail. Elle propose que la situation est beaucoup plus complexe et résulte autant des décisions prises par les institutions, les employeurs et les immigrants eux-mêmes. À partir de l’ouvrage de Chicha- Ponbriand (1989) sur le sujet, les grandes lignes de la théorie de la discrimination systémique seront exposées ci-dessous.

Selon cette théorie, la discrimination systémique en emploi est : « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres des groupes visés par l’article 10 de la Charte44 » (Chicha- Pontbriand, 1989 : 86). Selon cette définition, il y a discrimination même si l’intention de départ n’était pas de porter préjudice à certains groupes minoritaires, mais que le résultat en est ainsi. Par ailleurs, les inégalités vécues par les immigrants dans le marché du travail sont la

43 L’OCDE a repris la définition d’Altonji et Blank (1999 : 3168).

résultante d’un processus complexe où plusieurs facteurs interagissent dont les préjugés et les stéréotypes, les défaillances dans la reconnaissance des diplômes étrangers ainsi que les pratiques de gestion des ressources humaines des entreprises. Par conséquent, cette théorie institutionnelle vient expliquer les désavantages vécus par les immigrants dans le marché du travail par un processus d’interactions systémiques entre les comportements des différents acteurs de la société dont les entreprises, les institutions et les individus eux-mêmes font partie.

Selon cette théorie, au niveau de l’entreprise, l’interaction entre les préjugés, les stéréotypes et les valeurs sociales fait en sorte que les employeurs ont tendance à protéger davantage les emplois des travailleurs du groupe majoritaire (hommes natifs dont la peau est blanche). À l’inverse, les employeurs ont tendance à exclure plus rapidement les travailleurs immigrants, car, dans un contexte de pénurie d’emploi, leur précarisation est évaluée (à partir des valeurs sociales des employeurs) moins dommageable que celle des natifs pour la société.

Le contexte institutionnel explique aussi une part de la discrimination subie par les immigrants dans le marché du travail. En effet, cette théorie met de l’avant que les institutions telles que la famille, le système d’éducation et les politiques gouvernementales modèlent à leur tour les choix professionnels des immigrants. Par exemple, les longs délais parfois provoqués par le processus de reconnaissance des diplômes étrangers peuvent dissuader certains immigrants de faire reconnaître leur diplôme et les inciter à choisir une profession peu qualifiée à leur arrivée au pays.

Par surcroît, cette théorie suggère que les décisions individuelles interviennent aussi dans ce processus dynamique par le biais des anticipations. À partir de leurs expériences de travail passées, des pratiques observées des entreprises, des attitudes de leurs collègues de travail, des lois du travail ou de l’état économique général, les immigrants se mettent à anticiper le fait de subir de la discrimination. Ces anticipations négatives se répercutent sur ces derniers qui tendent à adopter des comportements qui confirment leurs anticipations. Afin d’illustrer ce propos, un immigrant ne postulerait pas pour un emploi dans une entreprise qu’il croit adopter des pratiques discriminatoires même s’il est intéressé par cet emploi. Ainsi, ses anticipations négatives l’ont dissuadé de poser sa candidature.

L’étude récente de Chicha (2009) fournit un support empirique à la théorie de la discrimination systémique pour expliquer la situation de déqualification professionnelle des immigrantes s’établissant au Québec, même si la taille de l’échantillon utilisé est restreinte45. Par contre, l’apport de cette étude est davantage d’ordre explicatif, c’est pourquoi nous rapporterons certains résultats ici. Dans l’ensemble, quatre facteurs explicatifs importants de la déqualification sont ressortis de cette étude : i) les stratégies de l’unité familiale et leurs traditions, ii) la reconnaissance des qualifications acquises à l’étranger, iii) l’accès aux formations d’appoint et à la formation continue, et iv) les pratiques des entreprises.

Premièrement, pour ce qui est des stratégies au sein de l’unité familiale, la déqualification des femmes immigrantes peut s’expliquer par la décision d’accorder la priorité à la carrière du mari, une décision souvent basée sur la croyance que le rôle des femmes est de remplir les

obligations familiales et que le rôle de l’homme est de rapporter le gagne-pain principal de la famille. Dans ces circonstances, les décisions et comportements de l’unité familiale sont tributaires en partie de la situation désavantageuse vécue par les femmes immigrantes dans le marché du travail.

Deuxièmement, Chicha (2009) a aussi analysé l’effet du processus de reconnaissance des diplômes acquis à l’étranger sur la probabilité de déqualification professionnelle. Elle a relevé l’incohérence entre le processus de sélection des immigrants qualifiés et la situation future dans le marché du travail. Ses résultats ont même souligné que les agents d’immigration contribuent à créer des attentes élevées chez les immigrantes lors du processus de sélection en leur disant que leur diplôme est dans un domaine prometteur et en valorisant beaucoup leur scolarité. À leur arrivée, l’auteure a dénoté la déception chez les immigrantes lorsqu’elles se sont aperçues de la dévalorisation de leur diplôme dans le marché du travail québécois. Face à ce constat, les immigrantes peuvent demander une évaluation comparative des études (ECE) au MICC afin d’établir à quel niveau d’études canadiennes correspond leur diplôme acquis à l’étranger. Toutefois, le MICC ne se prononce pas sur l’équivalence des contenus, cela relève plutôt des universités et des ordres professionnels. Même une reconnaissance complète du diplôme acquis à l’étranger par l’entremise du MICC ne permet pas d’éviter la déqualification des immigrantes. Pour les immigrantes exerçant une profession réglementée par un ordre professionnel, les coûts en argent et en temps ont parfois pour effet de les dissuader de présenter une demande de permis d’exercice. Celles qui décident de faire une demande malgré les obstacles obtiennent le plus souvent des équivalences partielles, doivent passer des

examens supplémentaires, ou faire un stage ou un internat. Donc, ces résultats indiquent que le MICC et les ordres professionnels sont des acteurs qui contribuent à la situation de discrimination systémique vécue par les immigrantes hautement qualifiées. Ces constats sont nuancés par les résultats de l’étude de Girard et Smith (2009) effectuée à partir des données de l’EPA de 2008 qui n’ont pas décelé de différence sur le plan de l’accès aux professions réglementées entre les immigrants et les natifs de façon globale. Toutefois, cette étude a dénoté que les immigrants originaires de l’Asie ont moins accès aux emplois dans les professions réglementées.

Troisièmement, les résultats de Chicha (2009) ont souligné que l’acquisition d’une formation postmigratoire au Québec ne permet pas toujours de se requalifier avec succès. Le type de formation qui s’est avéré le plus efficace est celui des formations d’appoint dans le même domaine que le diplôme acquis à l’étranger, car il permet aux immigrantes d’actualiser leurs compétences antérieures et de les adapter au contexte québécois. Or, l’accès à ce type de formation est souvent très limité et peu de formations d’appoint ont été mises sur pied jusqu’à maintenant. Donc, selon Chicha (2009), le système scolaire québécois actuel est inadapté aux besoins des immigrantes et contribue à leur situation défavorable dans le marché du travail.

Quatrièmement, les décisions et les comportements des employeurs ont contribué au processus dynamique de la déqualification des immigrantes. Les 44 entrevues réalisées dans le cadre de l’étude de Chicha (2009) ont révélé que les immigrantes percevaient que les employeurs n’accordaient aucune importance à leur diplôme acquis à l’étranger, qu’ils rejetaient la valeur de leur expérience étrangère de travail et qu’ils exigeaient une expérience de travail au

Québec. De plus, les immigrantes ont noté le manque de transparence du processus de recrutement et ont soulevé les préjugés concernant le port du voile. Certaines immigrantes croient que leur nom est un désavantage, une croyance qui a parfois même été renforcée par les suggestions de modifier leur nom dans leur curriculum vitae par une agence de placement. À cet égard, Oreopoulos (2009) a montré que, à Toronto, les candidats ayant un nom anglophone ainsi qu’un diplôme et de l’expérience de travail acquis au Canada avaient trois fois plus de chances de recevoir une demande d’entrevue après l’envoi de leur curriculum vitae que les candidats ayant acquis leur capital humain en Chine, en Inde ou au Pakistan. En outre, cet auteur a trouvé que les candidats canadiens ayant un nom anglophone reçoivent 40 % plus souvent une demande d’entrevue que les candidats canadiens ayant un nom chinois, indous ou pakistanais. Oreopoulos (2009) suggère donc que les employeurs discriminent les candidats ayant un nom d’une autre origine ethnique. Par ailleurs, selon l’étude de Chicha (2009), les employeurs dispensent aussi peu de formation en emploi aux immigrantes et leur accordent moins de promotions. Ceci semble être motivé par la croyance que les immigrantes sont prêtes à rester dans des emplois mal rémunérés et peu qualifiés.

Sur la base de ces résultats, l’auteure conclut que les immigrantes sont victimes de discrimination systémique : « qui résulte des interactions entre différents acteurs individuels (employeurs, collègues, conjoints, etc.) ou institutionnels (agences gouvernementales, ordres professionnels, intermédiaires du marché du travail, universités, etc.) dont les règles, les pratiques et les décisions ont un effet désavantageux sur les immigrantes en fonction, notamment, de leur genre, leur origine étrangère et leur appartenance à des minorités

visibles »46. L’étude récente de Houle et Schellenberg (2010) sur la satisfaction des

immigrants de leur vie au Canada réalisée à l’aide des données de l’ELIC vient contrebalancer ces faits empiriques. En effet, selon cette étude, les trois quarts des immigrants sont satisfaits ou très satisfaits de leur vie au Canada et 72 % des immigrants de la cohorte 2000-2001 disent n’avoir jamais subi de discrimination ou de traitement injuste quatre ans après leur arrivée au Canada.

Malgré cette nuance, au chapitre précédent, d’autres études empiriques ont montré que certains groupes minoritaires comme les femmes et les membres d’une minorité visible (c’est- à-dire les caractéristiques démographiques qui ne sont pas liées au capital humain) sont désavantagés dans le marché du travail en ce qui a trait au salaire, à la stabilité d’emploi et à la surqualification même s’ils sont nés au Canada et ont, par ricochet, acquis tout leur capital humain localement. En ce sens, les théories institutionnalistes amènent un apport explicatif pour comprendre les désavantages subis par ces groupes dans le marché du travail. Selon ces théories, ce n’est ni leur productivité qui est inférieure, ni la faute de la circulation imparfaite de l’information, mais plutôt la résultante de la rigidité institutionnelle et d’une situation de discrimination systémique.

La théorie de la segmentation du marché du travail suggère que le marché du travail primaire est moins accessible aux immigrants en raison de sa rigidité institutionnelle, ce qui accentue leur taux de chômage. Elle suggère aussi que les variations institutionnelles entre les provinces peuvent expliquer la situation plus désavantageuse des immigrants du Québec et que les

variations institutionnelles dans le temps peuvent expliquer la détérioration de la situation des immigrants par rapport aux natifs au fil du temps. Elle offre ainsi un soutien théorique aux déterminants contextuels du salaire des immigrants qui sont ressortis de la littérature au chapitre précédent. La théorie de la discrimination systémique vient soutenir le rôle des caractéristiques démographiques qui ont émergé de la littérature; les désavantages des immigrants, des femmes et des membres d’une minorité visible résulteraient de la discrimination systémique plutôt que d’une différence dans les compétences.

Pour résumer ce chapitre, le cadre théorique présenté est construit à partir de deux grandes approches : le cadre économique du capital humain et l’approche institutionnaliste. Ces deux approches théoriques ont permis d’expliquer l’effet des trois groupes de facteurs déterminants de la situation défavorable des immigrants dans le marché du travail qui sont ressortis des études empiriques. Maintenant que le cadre théorique est élaboré, il reste à établir un lien solide entre les trois problèmes d’intégration des immigrants dans le marché du travail (salaire inférieur, précarité d’emploi et surqualification) et le concept de qualité d’emploi qui représente la variable dépendante de notre recherche.

CHAPITRE 3 : LE CONCEPT DE QUALITÉ D’EMPLOI : UNE