rencontres pendant la Guerre (1943 1945) :
C. Résultats, rencontres et second cycle de conférences Macy (1949-1953) :
3. Une théorie neuropsychologique :
- Présentation :
L’année 1949 voit aussi la parution du livre du psychologue canadien
Donald Hebb, “L’organisation du comportement, une théorie
neuropsychologique”. Son auteur n’appartient pas à la cybernétique mais
entretient avec elle un dialogue étroit. La présentation de l’ouvrage, cette année là, dans un numéro de la revue “L’Année Psychologique” le situe dans le prolongement du débat qui a opposé, au Symposium Hixon, les partisans de la théorie des impulsions discrètes (McCulloch) et les défenseurs de la théorie des champs cérébraux (Köhler), avec Lashley en position d’arbitre. D’après l’auteur de l’article, « Hebb a été frappé du fait
que l’ensemble des faits mis en évidence par la psychologie de la forme et par Lashley n’ont pas été expliqués adéquatement par les psycho- physiologistes qui restent fidèles à une conception connectionniste du système nerveux. » Quant à l’hypothèse de Köhler de l’existence de
champs de force, elle ne satisfait pas Hebb « et ne lui semble pas rendre
compte des processus d’apprentissage qui interviennent même dans la perception. » Hebb se propose, « en restant fidèle aux théories connectionnistes, d’élaborer une théorie des processus centraux qui expliquent mieux les faits acquis en psychologie. » 808
“L’Organisation du comportement” est célèbre « parce que c’est la première formulation explicite de la règle d’apprentissage physiologique pour la modification synaptique, connue depuis comme la synapse de Hebb. » 809 Cette dernière « reste aujourd’hui encore une notion théorique
régulièrement invoquée chez les neurophysiologistes, notion que le connexionnisme reconnaît comme l’une de ses premières expressions. »810
811 Cette « synapse de Hebb est à la base même de tous les modèles
connexionnistes, elle peut être appliquée à tous les réseaux déjà décrits et peut conduire à l’amélioration de leurs performances. » 812
Pélissier a traduit un extrait du livre de Hebb qu’Anderson et Rosenfeld avaient joint, avec une introduction, à leur florilège de textes fondateurs
807 Ibid., pp. 44-45. 808
L’Année Psychologique, 1949, vol. 51, n° 51-1, pp. 493-494.
809
ANDERSON J. A., ROSENFELD E., op. cit., 1988, 1995, p. 157.
810 PELISSIER A., TETE A., op. cit., 1995, pp. 155-156. 811
Si les travaux de McCulloch « ont moins inspiré les neurophysiologistes que les chercheurs de l’intelligence
artificielle […], » ceux du psychologue D.O. Hebb « ont été reconnus avant tout par les neurophysiologistes […]. » (TETE A., op. cit., 1995, p. 155.)
812
CLARAC F., “Intervention des bases neuronales dans la cognition du rythme locomoteur”, Les sciences
cognitives en débat, G. Vergnaud éd., CNRS Editions, 1991, p. 280, cité par Tête A., op. cit., 1995, note n°3, pp.
de la “neurocomputation”. L’extrait réunit l’introduction de Hebb, qui
« contient une des premières utilisations du mot “connexionnisme” dans le contexte d’un modèle complexe du cerveau, » 813 et le chapitre IV.
Anderson et Rosenfeld isolent trois idées importantes développées dans ce chapitre. La première « était la formulation claire de ce qui est depuis
connu sous le nom de “synapse de Hebb”. » La seconde idée se rapproche
de celles de Lashley : « Pour représenter quelque chose, de nombreuses
cellules doivent participer à la représentation. Hebb connaissait le travail de Lashley, évoquant des représentations largement distribuées et faisait quelque usage de ses idées, sans utiliser pourtant la forme la plus riche d’“équipotantialité” complète. » 814 Enfin, Hebb postule la formation
d’“assemblées de cellules” : « L’idée fondamentale supposait l’existence
de sous-ensembles interconnectés, autorenforçants, de neurones qui forment les représentations de l’information dans le système nerveux. »815
Pour rendre compte de l’organisation de ces assemblées, l’auteur identifie les assemblées de cellules neurologiques à des formations langagières (pensées) complexes : « De simples cellules peuvent appartenir à plus
d’une assemblée selon le contexte. Des assemblées de cellules multiples peuvent être actives simultanément, correspondant à des perceptions ou des pensées complexes. Il existe une représentation distribuées à un niveau fonctionnel aussi bien qu’à un niveau anatomique. » Les derniers chapitres du livre « contiennent de nombreuses discussions sur la façon
dont on peut utiliser les assemblées de cellules pour expliquer un certain nombre de phénomènes psychologiques. » 816
- Lecture de l’introduction et du chapitre IV :
Pour Hebb, la tâche du psychologue « consiste à comprendre le
comportement humain et à réduire les caprices de la pensée humaine à un processus mécanique de cause et d’effets […]. » 817Considérant qu’« il
y a encore loin avant que nous puissions parler de compréhension des principes du comportement au même niveau que celle des principes d’une réaction chimique, » l’auteur mentionne parmi les « tentatives pour développer de nouvelles méthodes mathématiques d’analyse […], » celle « mise en œuvre par Rashevsky, Pitts, Householder, Landahl, McCulloch, et autres, [qui] consiste à appliquer plus directement les mathématiques à l’interaction de populations de neurones. » Mais, considérant que « les études préliminaires réalisées jusqu’ici avec cette méthode ont été contraintes de simplifier le problème psychologique pratiquement jusqu’à le faire disparaître, » Hebb se tourne vers la neurophysiologie et définit le
double objectif de son livre : proposer aux psychologues une théorie du
813
ANDERSON J. A., ROSENFELD E., op. cit., 1988., 1995, p. 157.
814 Ibid., p. 158. 815 Ibid., p. 159. 816 Ibid. 817
HEBB D. O., The Organization of Behavior, New York; John Wiley and Sons Inc., 1949, trad. Pélissier A., 1995, p. 159.
comportement, et « chercher une base commune à l’anatomiste, au
physiologiste et au neurologue […]. » 818
L’auteur tient pour acquise « la parfaite corrélation entre comportement et
fonction neurale, l’un étant complètement produit par l’autre, » et le fait
que l’esprit « ne peut être considéré, à des fins scientifiques, que comme
l’activité du cerveau […]. » 819 Aussi préconise-t-il « d’apprendre tout ce
qu’on peut sur ce que font les parties du cerveau (essentiellement le domaine du physiologiste) et de mettre autant que faire se peut le comportement en rapport avec cette connaissance (tâche impartie au psychologue) […]. » 820
A l’encontre du point de vue de Watson, Hebb souligne que « chez les
mammifères même aussi inférieurs que le rat, il s’est révélé impossible de décrire le comportement comme une interaction directe entre processus sensoriels et moteurs. Quelque chose comme le fait de penser intervient. » 821 Hebb s’interroge sur « la nature de telles activités
relativement autonomes dans le cerveau, » et constate que « nous ne savons pratiquement rien de ce qui se passe entre l’arrivée d’une excitation sur une aire de projection sensorielle et son départ ultérieur de l’aire motrice du cortex. » Pour combler cette lacune, la psychologie a
recours à deux sortes de formules correspondant dans leurs formes extrêmes, pour l’une au modèle de McCulloch et Pitts que Hebb nomme
« la théorie du tableau de commutation et des connexions sensorimotrices, » pour l’autre à « la théorie du champ » de Köhler. Dans
la théorie du tableau de commutation, « la fonction du cortex est celle
d’un échangeur téléphonique. Les connexions déterminent rigoureusement ce que fait l’animal ou l’être humain et leur acquisition constitue l’apprentissage. »822 La théorie des champs réfute pour sa part « que
l’apprentissage dépende des connexions de quelque façon que ce soit et essaie d’utiliser à la place le concept de champ que la physique a trouvé si utile » :
« On considère que le cortex est composé de si nombreuses cellules qu’on peut le traiter comme une moyenne statistiquement homogène. Le contrôle sensoriel des centres moteurs dépend, par conséquent, de la distribution de l’excitation sensorielle et des taux d’excitation, et non pas de l’emplacement ou de l’action de cellules spécifiques. » 823
Pour Hebb, les deux modèles « semblent impliquer une transmission
rapide de l’excitation sensorielle au côté moteur […], » alors qu’il faudrait « échafauder des idées sur un mécanisme neural central expliquant le délai, entre stimulation et réponse, qui semble si caractéristique de la pensée. » Morgan (1943) a reconnu la nécessité de prendre en compte
818 Ibid., p. 160. 819 Ibid., p. 162. 820 Ibid., pp. 163-164. 821 Ibid., p. 165. 822 Ibid. 823 Ibid., pp. 165-166.
les variables mentales. Hebb observe que « l’image a été une notion
prohibée pendant une vingtaine d’années, particulièrement dans la psychologie animale […]. » Il se demande « quelle est la base neurale de l’attente, ou de l’attention, ou de l’intérêt ? » 824 Il postule qu’« une
stimulation particulière, répétée fréquemment, conduira au lent développement d’une « assemblée de cellules, » une structure diffuse […], capable d’agir rapidement comme un système fermé, transmettant une facilitation à d’autres systèmes de ce type […]. »825
Les modèles de comportement, « comme la perception visuelle, se
construisent progressivement, au cours de longues périodes, par la connexion » de ces assemblées de cellules. Avec le temps, « des comportements plus complexes peuvent se constituer à partir de ces assemblées cellulaires […].» Hebb appelle « séquences de phase » 826 ces
comportements qu’il identifie au processus de pensée : « Une série
d’événements de ce type constitue une « séquence phase » - le processus de pensée. » 827 Une séquence de phase nécessite une certaine
équipotentialité, « de sorte qu’une lésion du cerveau pourrait bien faire
disparaître quelques voies sans empêcher le fonctionnement du système […]. » 828 Avec le temps, l’organisme atteint « une maturité qui lui permet
de réaliser les formes les plus complexes de comportement, et il est difficile d’attribuer un comportement à un ensemble discret de neurones ou à une zone bien délimitée du cerveau. »829 Hebb postule en outre « une
organisation alternative, “intrinsèque”, survenant dans le sommeil et dans la petite enfance qui consiste en une hypersynchronie dans l’activation des cellules corticales. »830 A côté de ces deux formes d’organisation corticale,
il suggère une conjoncture de désorganisation et ses effets psychopathologiques :
« On suppose que l’assemblée dépend complètement d’un réglage très délicat que peuvent déranger des changements métaboliques autant que des événements sensoriels qui ne concordent pas avec un processus central préexistant. Quand ce phénomène est transitoire, on l’appelle un trouble émotionnel ; quand il est chronique, on le nomme névrose ou psychose. » 831 L’auteur qualifie sa théorie de « connexionnisme de la variété “tableau de
commutation”, » 832 tout en la distinguant du modèle McCulloch-Pitts dans
la mesure où elle prend en compte le délai entre stimulation et réponse. Pour Hebb, « l'apprentissage correspond à une modification des réseaux
neuronaux activés par les stimuli : modification de [leur] taille […], et meilleure cohérence temporelle des activations des neurones […]. Il résulte d'une augmentation de cohérence de fonctionnement liée à une
824
Ibid., p. 166.
825
Ibid., p. 167.
826 GARDNER H., op. cit., 1985, 1993, p. 311. 827
HEBB D. O., op. cit., 1949, 1995, p. 167.
828
Ibid., p. 182.
829 GARDNER H., op. cit., 1985, 1993, p. 311. 830
HEBB D. O., op. cit., 1949, 1995, p. 167.
831
Ibid., pp. 167-168.
augmentation de la force de couplage entre neurones, assurant la création d'assemblées de neurones plus efficaces. » 833
Dans le chapitre IV de son livre, Hebb fait l’hypothèse « qu’il existe un
processus de croissance accompagnant l’activité synaptique qui rend la synapse plus aisément franchissable. » Il suppose aussi l’existence « d’une relation intime entre une action réverbérante et des changements structuraux au niveau de la synapse, ce qui implique un mécanisme de double trace. » Hilgard et Marquis (1940) « ont montré comment un mécanisme de trace réverbérant et transitoire pouvait être proposé sur la base des conclusions de Lorente de Nó […]. » Pour Hebb, « un tel processus devrait être la base physiologique d’une “mémoire” transitoire du stimulus. » 834 Il en conclut qu’il peut « y avoir une trace de mémoire
qui est entièrement fonction d’un type d’activité neurale, indépendante d’un changement structurel. »835 Il suppose « que la persistance ou la
répétition d’une activité réverbérante (ou “trace”) tendent à induire des changements cellulaires durables qui augmentent sa stabilité. » Il définit
alors, à titre d’hypothèse, ce qui est connu comme la “synapse de Hebb” : « Quand un axone de la cellule A est assez proche pour exciter une cellule B et quand, de façon répétée et persistante, il participe à son activation, un certain processus de croissance ou un changement métabolique s’installe dans une cellule ou dans les deux tel que l’efficacité de A, en tant qu’elle est une des cellules qui active B, est augmentée. » 836
Hebb postule que les boutons synaptiques se développent avec l’activité neurale, et que leur croissance est « la base du changement de facilitation
d’une cellule à une autre […]. » 837 Une variante dans la formulation de la
synapse de Hebb semble être l’idée générale selon laquelle « deux cellules ou systèmes de cellules, actifs de manière répétitive au même moment, tendront à devenir “associés”, de sorte que l’activité de l’un facilite l’activité de l’autre. » 838
Jean-Claude Dupont rappelle que « depuis Cajal, les histologistes avaient
proposé que la plasticité cérébrale pouvait être liée à un changement des connexions neuronales. Mais c'est l'apport [de Hebb] […] qui peut être considéré comme le véritable point de départ théorique du mécanisme de la plasticité. » 839 Peter Milner souligne l’importance pour la réflexion de
Hebb de la mise en évidence des « boucles neurales ou circuits rétroactifs
dans le cerveau » par Lorente de Nó :
833
DUPONT J.-C., “Mémoire”, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 23 juillet 2012. URL:
http://www.universalis-edu.com.distant.bu.univ-rennes2.fr/encyclopedie/memoire/ 834
HEBB D. O., op. cit., 1949, 1995, p. 169.
835 Ibid., pp. 169-170. 836 Ibid., p. 170. 837 Ibid., p. 173. 838 Ibid., p. 177.
« Jusque-là, toutes les théories psychologiques, qu’elles soient physiologiques ou non, considéraient que l’information traversait l’organisme dans un seul sens, tout comme la nourriture traverse le système digestif. » 840