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rencontres pendant la Guerre (1943 1945) :

B. Recherches, rencontres et premier cycle de conférences Macy (1946-1948) :

16. Conférence Macy 5 :

La cinquième conférence, qui portait le même intitulé que la précédente, s’est tenue au printemps 1948.

- Linguistique :

Le premier jour de la rencontre « orchestrée par Bateson et Mead, a été

réservé au sujet du langage. » 655 Le groupe cybernétique a reçu un invité

de marque en la personne de Roman Jakobson, l’« un des plus grands

maîtres de la linguistique du XXème siècle, » 656 et fondateur avec Nikolaï

Troubetzkoy de la phonologie moderne. D’origine russe, « Jakobson

s’établit en Tchécoslovaquie en 1920, où il vivra jusqu’en 1939. » Pendant

cette période, « son activité est intimement liée à celle du cercle

linguistique de Prague » à la fondation duquel il participe avec

Troubetzkoy en 1926 :

« Les recherches phonologiques inaugurées par le groupe de Prague, sous l’impulsion de linguistes comme N. Troubetzkoy et R. Jakobson, ont produit des résultats considérables qui se sont manifestés par la publication des Travaux du Cercle linguistique de Prague (8 vol. de 1929 à 1939), notamment des Principes de phonologie de N. Troubetzkoy. » 657

Dans ses « Remarques sur l'évolution phonologique du russe... » (1929), Jakobson « entreprend de montrer que la structure d'un système

phonologique joue un rôle crucial dans l'évolution. » Il prend « le contre-

653

GOUJON P., “Ashby William Ross – (1903-1972)”, op. cit.

654

RUYER R., op. cit., 1954, p. 67.

655 HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 94. 656

RUWET N., “Jakobson Roman” - (1896-1982)”, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 septembre 2013. URL : http://www.universalis-edu.com.distant.bu.univ-rennes2.fr/encyclopedie/roman-jakobson/ 657 PERROT J., La Linguistique, Que sais-je ?, P.U.F., Paris, 1953, 1996, p. 110.

pied de la conception atomistique des néo-grammairiens, dépassant en même temps Saussure qui, structuraliste en synchronie, était proche des néo-grammairiens en diachronie. » Dans ses “Observations sur le classement phonologique des consonnes” (1939), Jakobson « esquisse sa conception des oppositions distinctives binaires » :

« Le système phonologique de chaque langue se laisse ramener à un petit nombre d'oppositions binaires, prises dans un inventaire universel relativement limité […]. [Le phonème n'est pas] la plus petite unité phonologique, et les consonnes comme les voyelles se laissent analyser en termes des mêmes oppositions. » 658

Jakobson s’installe aux Etats-Unis en 1941. Alors que « beaucoup de

linguistes américains, dominés par un empirisme et un béhaviorisme étroits qui lui ont toujours été étrangers, lui sont hostiles, » il « trouve un

asile à l'École libre des hautes études, fondée par des savants européens exilés, surtout français. C’est là qu’il se lie d'amitié avec Claude Lévi- Strauss. » 659 Il y enseigne la phonologie, d’abord en français :

« En 1946, il est nommé professeur à l'université Columbia, qu'il quitte en 1949 pour Harvard où, jusqu'à sa retraite en 1967, il enseignera les langues et les littératures slaves, ainsi que la linguistique générale ; à partir de 1957, il sera aussi professeur au Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.). » 660

Jakobson a généralisé les conclusions de Troubetzkoy « en s'intéressant à

une description de la langue qui, par-delà l'extrême diversité des réalisations vernaculaires, retrouve les principes identiques (les universaux) qui les produisent. Passant de la langue à la parole, il a analysé les étapes à travers lesquelles l'enfant s'approprie la structure de sa langue et la façon dont le système se désintègre dans l'aphasie. » 661

Lacan évoque dans une note « l’analyse purement linguistique des deux

grandes formes de l’aphasie qu’a pu ordonner l’un des chefs de la linguistique moderne, Roman Jakobson. » 662

En 1948, Jakobson publie un article sur la conjugaison russe dans lequel il pose « deux niveaux distincts de représentation, correspondant à ce qu'on

appellerait aujourd'hui une structure sous-jacente et une structure superficielle, et reliés par des règles complexes. » D’après Nicolas Ruwet, « l'arrivée de Jakobson à Harvard et au M.I.T. a été décisive […] pour le renouveau de la linguistique générale dans le monde. » En particulier,

l’importance que le linguiste « attache au problème des universaux et à

l'acquisition du langage, l'accent qu'il met sur les interactions complexes entre les différents sous-systèmes qui constituent une langue, son intérêt pour l'histoire de la linguistique ont puissamment contribué au

658RUWET N., “Jakobson Roman”, op. cit. 659

Ibid. 660

Ibid.

661 BERGOUNIOUX G., “Essais de Linguistique Générale, livre de R. Jakobson”, Encyclopædia Universalis [en

ligne], consulté le 13 septembre 2013. URL : http://www.universalis-edu.com.distant.bu.univ- rennes2.fr/encyclopedie/essais-de-linguistique-generale/

développement de la grammaire générative, dont les fondateurs, Noam Chomsky et Morris Halle, ont été ses élèves et sont restés ses amis. » 663

- Pensée paralogique et théorie physiologique des psychoses :

McCulloch avait invité le psychiatre et philosophe allemand Eilhard von Domarus. Celui-ci avait parlé en 1944 de « pensée paralogique » à propos de la schizophrénie, mais aussi des « cultures primitives » et des

enfants.664 A partir de ses études sur la schizophrénie, il avait formulé

« un principe qui suppose que deux objets sont identiques s'ils partagent un attribut commun » :

« L'exemple classique donné par Arieti (1974) était la patiente qui a pensé qu'elle était la Vierge Marie à partir du raisonnement paralogique suivant : "la Vierge Marie était une vierge; je suis une vierge ; donc je suis la Vierge Marie" [...]. Le sujet crée une croyance fausse, de dimensions délirantes, basée sur une égalisation de deux sujets distincts (la Vierge Marie et le sujet lui-même) simplement parce qu'ils partagent le même attribut (être une vierge). » 665

A l’époque où McCulloch travaillait comme psychiatre à l'Hôpital d'État de Rockland (1932-1933), il avait appris « de son collègue Eilhard von

Domarus à analyser le langage et la grammaire des patients psychotiques pour des particularités structurales et des perturbations de logique, qui étaient différentes pour les types différents de psychose, mais qui pouvaient être interprétées comme des reflets des troubles de la pensée.»666 McCulloch, qui avait aidé von Domarus dans ses recherches,

« avait vanté sa formulation de la logique de la pensée des schizophrènes comme un pas dans la direction d'une psychiatrie réellement scientifique.»667 Von Domarus, « qui avait été l’auditeur de Husserl et de

Heidegger, » 668 avait écrit en 1934, en collaboration avec McCulloch, “La

Structure Logique de l’Esprit”,669 « une dissertation doctorale sous la

direction du philosophe Filmer Northrop […], » membre du groupe

cybernétique. Il s’agissait d’un travail de philosophie des sciences traitant de la « façon appropriée d’unifier "la science de l'aliénation de la société

(c'est-à-dire, la psychose) et l'étude de la psychologie physiologique". McCulloch trouvait "qu'aucun autre texte n'expose si clairement les notions nécessaires pour une compréhension de la psychologie, de la psychiatrie et des automates finis." »670 Lui-même

considérait la cybernétique, soit la science des signaux et des messages,

663RUWET N., “Jakobson Roman”, op. cit. 664

VON DOMARUS E., “The Specific Laws of Logic in Schizophrenia”, Language and Thought in Schizophrenia, J. S. Kasanin, ed., Berkeley, University of California Press, 1944.

665 KLEIGER J. H., Disordered thinking and the Rorscharch, The Analytic Press, Hillsdale, USA, 1999, tr. de

l’auteur, p. 223.

666

HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 133.

667 Ibid., pp. 78-79. 668

DEOTTE J.-L., “Le Milieu des appareils”, ouvrage collectif, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 117.

669

VON DOMARUS E., The Logical Structure of Mind. Thesis. New Haven, Yale University Press, 1934.

comme « le pont entre "la psychologie et la physiologie dans la

compréhension des maladies appelées “mentales” » :

« Les messages et les signaux ont une forme matérielle, cependant ils peuvent être vrais ou faux et contenir des idées. 671 Ainsi le dualisme cartésien artificiel (esprit et matière) pouvait être dépassé. La théorie suprême de la folie, sa cause, sa caractérisation et son remède, seraient alors formulés en termes de réseaux nerveux constituant des automates et en termes de communication vers, depuis et à l’intérieur de tels réseaux. » 672

- A propos des bases physiques de l’hérédité :

Le deuxième jour de la rencontre « a été dominé par Wiener parlant de

l'évolution de l'ordre à partir du chaos et donnant une analyse des mécanismes servant de démons de Maxwell, et par Pitts faisant une analogie formelle avec les collisions moléculaires pour décrire l'établissement d'un ordre hiérarchique parmi des poulets, un problème de mécanisme pour l'organisation sociale. » 673 Max Delbrück, physicien passé

à la biologie dans les années 1930, fut également invité à la cinquième rencontre, sur recommandation de von Neumann. Les recherches de Delbrück concernaient les bases physiques de l’hérédité. A l’époque, il

« était profondément empêtré dans le travail expérimental sur le bactériophage,674[et] optimiste sur le fait que lui et ses collègues étaient

sur la bonne voie pour résoudre "l'énigme de la vie". » Après la guerre, un

réseau informel de biologistes se forma autour de lui, le groupe du phage: « L'étroite concentration sur un organisme spécifique, le bactériophage, était un effort pour réduire l'hérédité aux mécanismes moléculaires spécifiques et pour identifier ceux-ci et la structure des molécules impliquées. Ainsi l'hérédité serait- elle […] réduite à la physique. » 675

Heims observe que « la biologie moléculaire poursuivie par Delbrück et le

groupe du phage était sur une piste très différente de celle des cybernéticiens. Elle attira beaucoup de physiciens qui avaient lu le livre de Schrödinger “Qu’est-ce que la Vie ?” [1944] »676 Citant le travail de

Delbrück, Schrödinger y « avait proclamé la possibilité que le mécanisme

pour l'hérédité soit un sujet fondamental en biologie qui puisse être réduit aux molécules et aux principes de la physique. »677 Dans les derniers

chapitres de l’ouvrage, l’auteur fait part de « ses réflexions sur l’ordre,

l’entropie, sur ce [qu’il] […] appelle la néguentropie, c’est-à-dire cette propriété qu’ont les êtres vivants d’augmenter l’ordre aux dépens de ce qui les entoure […]. » 678

671

McCULLOCH, Embodiments, p. 373. Note de Heims.

672 HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 133. 673

Ibid., pp. 94-95.

674

Bactériophage: « virus infectant les bactéries. (On dit aussi phage) ». (Le Petit Larousse/HER 2000.)

675 HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 95. 676

Ibid.

677

Ibid., p. 96.

La cybernétique attirait moins les physiciens parce que dans les années 1940 ceux-ci « tendaient à croire en un modèle de l’univers fait de

"composants", dans lequel plus l’unité est petite, plus fondamentale est l'explication. » 679 Ce point de vue ne correspondait pas à celui des

cybernéticiens :

« Les conceptions de Rosenblueth, Wiener et Bigelow rapportaient l’ingénierie et la haute technologie au comportement d'organismes à une échelle humaine, mais elles n’étaient pas particulièrement du goût des physiciens parce qu'elles n'ont pas réduit la description aux lois de la physique ou aux composantes moléculaires. […] Le modèle McCulloch-Pitts aussi n'était pas une application de principes familiers aux physiciens, mais plutôt ceux de la logique symbolique.»680 Néanmoins, la notion d'information, dans la mesure où elle « prétendait

étendre un principe respecté de la physique, la Deuxième Loi de Thermodynamique, […] attira bientôt l'attention et fut utilisée par des physiciens. » Pitts, von Neumann, McCulloch et d'autres ont voulu que

Delbrück devienne un membre régulier du groupe, mais celui-ci n'a pas été intéressé, et le groupe cybernétique « n'eut jamais un généticien ou

un biochimiste comme membre régulier. » 681