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8 Une machine qui joue aux échecs :

10. Conférence Macy 7 :

La cinquième conférence avait été consacrée au langage, la

septième1016 ambitionnait de le comprendre scientifiquement. Le premier

intervenant, le neurophysiologiste Ralph Gerard, 1017 a prolongé

l’observation qu’il avait faite à la première rencontre selon laquelle « le

cerveau fonctionne plus analogiquement que digitalement, et pour cette raison les théories du cerveau basées sur le modèle du neurone Pitts- McCulloch peuvent être inappropriées. » 1018 La comparaison persistante

des ordinateurs et de l’intelligence avait amené à caractériser « les

mécanismes dans le cerveau comme "analogiques" ou "numériques" […]. » Après que Gerard ait parlé « des rôles respectifs des deux types de mécanismes dans le système nerveux central, » Bateson a indiqué qu’il

était « un peu désorienté par l'opposition entre analogique et

numérique. » Tandis que « la discussion se concentrait principalement sur des données neurophysiologiques détaillées, Bateson a continué à insister sur [la nécessité d’]une clarification des concepts. » Il s’était intéressé à la

cybernétique notamment parce que ses concepts étaient en lien avec l'ingénierie et les mathématiques. Il « comptait sur eux comme outils pour

surmonter le manque de précision et l'ambiguïté de la langue conventionnelle des sciences humaines. Ainsi, l'utilisation prudente et précise du langage était cruciale. » Finalement, Pitts a indiqué que « les dispositifs numériques et analogiques ont été définis tout à fait indépendamment et ne sont pas des opposés logiques. » 1019 1020

Le second intervenant était le psychologue Joseph Licklider, qui « avait

passé les années de guerre au Laboratoire de Psychoacoustique de Harvard, engagé dans la recherche militaire. » 1021 Son papier s’intitulait :

“La Manière selon laquelle et la mesure dans laquelle le discours peut être déformé et rester intelligible”.1022Licklider a décrit « comment le son fait

par la parole d’une personne, aussi bien que l'altération de ce discours et du bruit, peuvent être analysés mathématiquement. » Shannon, Bigelow

et Wiener, présents à la rencontre, étaient les auteurs de contributions majeures pour l’étude des messages et du bruit en général, « mais pour

mesurer "l'intelligibilité" Licklider alla au-delà de ce travail. Lui et ses collègues ont demandé à des sujets ce qu'ils pouvaient entendre et comprendre d'un message oral qui leur était lu. La mesure d'intelligibilité

1016

Circular causal and feedback mechanisms in biological and social systems. (23-24 mars 1950).

1017 GERARD R.W., “Some of the Problems Concerning Digital Notions in the Central Nervous System”, Macy 7,

1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 171.

1018 HEIMS S.J., op. cit., 1991, p. 74. 1019 Ibid., p. 92.

1020

« Il ne faut pas confondre analogique avec continu ni numérique avec discontinu. Dupuy (Cahiers du CREA,

1985, p. 228-229) rappelle avec clarté ces distinctions : « Continu et discontinu se disent des phénomènes, tandis que digital (ou numérique) et analogique se disent du genre de représentation utilisé pour modéliser les phénomènes ou du code choisi pour transmettre les messages. De plus, le comportement continu ou discontinu d’un système dépend de l’échelle à laquelle on décide de l’observer. » (PELISSIER A., TETE A., op. cit., 1995, note

5, p. 147.)

1021

HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 75.

1022

LICKLIDER J.C.R., “The Manner in Which and Extent to Which Speech Can Be Distorted and Remain Intelligible”, Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 203.

de Licklider […] était non seulement une fonction des propriétés du son constituant le signal, mais cela dépendait aussi des caractéristiques du mécanisme humain entendant. » Une discussion en grande partie technique a suivi l’exposé, à laquelle se sont joints les psychologues Teuber, Stroud et Werner, qui « avaient l'expérience de l’évaluation de

l'audition et de la compréhension. » 1023Mead a parlé « du ton émotionnel

du discours humain non contenu dans les mots eux-mêmes. » 1024 Elle a

suggéré que l’étude scientifique du ton émotionnel puisse renseigner sur la sincérité du discours dans des contextes diplomatiques et de renseignement.

Shannon a ensuite présenté « une méthode récemment développée

d’évaluation de l’importance de la redondance dans l'anglais imprimé. »1025

Dans cette analyse, « la fréquence statistique des combinaisons de lettres

est fondamentale, mais la "signification" d'un message est considérée comme hors de propos » 1026 : « Nous ne sommes pas intéressés par la

sémantique ou les implications en terme de signification de l’information. L’information pour l'ingénieur en communication est quelque chose qu'il transmet d'un point à un autre […], et cela ne peut pas avoir de signification du tout. » 1027L’objectif est d’obtenir une efficacité élevée en

réduisant la redondance au minimum par l’utilisation de codes.

Au cours de la discussion, Mead a remarqué que la redondance est presqu’indispensable dans les échanges parlés, car elle permet « aux gens

de s’écouter confortablement et de se comprendre. » 1028 Quand Teuber a

exprimé l’idée que « le degré de redondance d’une langue pourrait être

une bonne mesure de son caractère “primitif” […], » Mead a indiqué « que la notion de Teuber ne [correspondait] pas aux langues primitives réelles, parce que certaines d'entre elles ne sont pas très redondantes. » 1029 Dans

l’ensemble, les commentaires de Mead à propos des textes de Licklider ou de Shannon « indiquaient les caractéristiques humaines de base qui

tendaient à être oubliées dans le cadre mécaniste des analyses de ces auteurs. » 1030

Le texte de Mead 1031 fut présenté par McCulloch, qui annonça qu’elle allait

donner « une image de la manière dont on apprend des langues si on ne

connaît pas les langues de cette famille ou la culture des gens, des langues pour lesquelles il n'y a aucun dictionnaire. C'est une situation dans laquelle un adulte essaye consciemment de casser un code. » 1032 La

notion de « casser un code est la sorte d'énigme qui pique l'intérêt des

mathématiciens, des ingénieurs en informatique et des théoriciens de la

1023 HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 75. 1024 Ibid., p. 76.

1025

SHANNON C.E., “The Redundancy of English”, Macy 7, 1950 b, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 248.

1026

HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 76.

1027 SHANNON C.E., op. cit., 1950 b, 2003, p. 248. 1028

HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 76.

1029

Ibid., pp. 76-77.

1030 Ibid., p. 77. 1031

MEAD M., “Expérience d’Étude des Langues Primitives À l'aide de l'Étude d'Abstractions Linguistiques de Haut niveau”, Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 273.

neurobiologie, et la notion de "code" liait le sujet de Mead à un des thèmes persistants des rencontres. » 1033

Par ses remarques, Pitts montra « qu'il était avidement intéressé par la

compréhension du processus d'apprentissage que Mead décrivait, mais aussi que sa préoccupation plus profonde était la structure logique et les éléments universels dans la langue. » 1034 Quels sont les éléments

logiquement nécessaires à une langue ?

« Cela pourrait être un bon cas pour une enquête de vocabulaire portant sur les éléments philologiques nécessaires pour dire ce qu'une langue humaine doit avoir. Bien sûr les langages logiques sont faits exactement de la même façon. »1035

Quand Mead a demandé à Pitts si ces langages logiques sont basés sur la redondance, celui-ci a souligné la dimension combinatoire de la langue à partir d’un nombre restreint d’éléments : « ce même principe : aussi peu

d'éléments de base que possible et construire quoique ce soit à partir d’eux dans une combinaison philologique. » 1036En posant la question des

éléments minimaux qu’une langue doit avoir, le logicien développait un point de vue structural que ses collègues développementalistes, tels Bateson et Kubie, n’ont pas entendu. Le fait que Pitts ne fasse pas le

distingo entre langage naturel et langage artificiel les a dérangés.

Licklider, qui tenait à cette distinction, a indiqué qu’« il apparaîtrait que

l’invariant est étroitement lié / à la constance perceptible. » 1037 Pitts lui a

répondu en négligeant la distinction langage naturel/langage artificiel :

« on peut imaginer n’importe quelle langue basée sur des coordonnées de […] l’espace visuel. »1038 Licklider s’est saisi du propos de Pitts pour

conclure d’une manière qu’il a cru à son avantage :

« C’est un excellent exemple. Cela pourrait arriver logiquement, mais n'arrive pas naturellement et la raison est … que tous les êtres humains ont en commun un cerveau qui travaille d'une façon particulière. » 1039

1033 HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 77. 1034

Ibid.

1035

PITTS W., Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 275.

1036 Ibid. 1037

LICKLIDER J. C. R., Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 289.

1038

PITTS W., Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 289.

Un extrait de la suite de la discussion donne la mesure du malentendu : Bateson : « Eh bien, par exemple, les gens, pour autant que je sache, ont la notion de “personne” (qui n'est pas, dans l'ensemble, une notion de point de départ) qui est probablement utilisée pour beaucoup de différenciation d'objets, la notion d'action, et ainsi de suite. Vous partez de ce niveau plutôt que de ce qui est logiquement nécessaire d'une façon abstraite. » 1040

Pitts : « La question n’est pas de savoir de quoi vous partez, mais qu’est-ce qui est absolument nécessaire. Nous ne sommes pas concernés par le fait de savoir de quoi vous partez dans un sens de construction, mais par ce que nous devons avoir quand nous finissons notre construction. » 1041

Le psychologue développementaliste Heinz Werner a proposé ensuite un texte « basé sur la conjecture selon laquelle le développement des

significations de mot chez les enfants a beaucoup en commun avec le modèle de pensée verbalisée des schizophrènes, comme l’avait décrit [le psychiatre] von Domarus. » 1042 On avait assigné à Werner « la tâche de

discuter du problème du développement ontogénétique du langage, aussi bien que son effondrement à un stade psychopathologique tel que la schizophrénie. » 1043 Le psychologue « avait inventé des questions de test

qu'il présentait aux enfants pour éclairer son hypothèse, et il a présenté ce matériel au groupe Macy. » 1044

Quand se fut à son tour d’intervenir, Kubie a commencé par évoquer un article de 1934 dans lequel il n’avait pas hésité à établir un parallèle autour de la notion de besoin entre l’expérience pavlovienne et la psychanalyse. De même que Pavlov a montré « que de nouvelles

connexions (des conditionnements) peuvent être formés dans le système nerveux central seulement quand l'animal […] » est dans un état de

besoin, de même en analyse c’est « seulement dans l'état de besoin (de

privation) que l'on établit de nouvelles connexions et que l’on rompt les anciennes. » Kubie en a déduit certaines conséquences pour le

développement du langage :

« Pour comprendre le développement du langage nous devons commencer par observer étroitement ce que l'enfant veut, quelles parties du corps deviennent impliquées dans le processus de désir et en fin de compte comment il apprend à représenter dans des symboles ces besoins et les parties différentes du corps qui sont impliquées et associées avec ces besoins. » 1045

Pendant la discussion, Pitts a demandé au psychanalyste si sa conception de l’inconscient n’était pas « comme l'appendice vermiforme, dans le fait

qu’il ne remplit aucune fonction et devient malade avec une facilité

1040

BATESON G., Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 290.

1041 PITTS W., Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 290. 1042

HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 78.

1043

WERNER H., “On the Development of Word Meanings”, Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 291.

1044

HEIMS S. J., op. cit., 1991, p. 79.

1045

KUBIE L. S., "La Relation de la Fonction Symbolique dans la Formation du langage et dans la Névrose", Macy 7, 1950, Cybernetics-Kybernetik, op. cit., 2003, p. 307.

extrême ? Il n'est là pour aucun but perceptible. » 1046Kubie a montré qu’il

ne l’entendait pas de cette oreille, mais Pitts est revenu à la charge :

« Supposons que l'on n'en ait pas, qu'est-ce qui arriverait ? […] ce n'est pas évident pour moi pourquoi il n'est pas imaginable d'avoir l'être humain sans un de ces objets appelés l'inconscient. Comment agirait-il et que ferait-il mal ? » 1047 Au vu des éléments biographiques le concernant, il est

notable que ce soit Pitts qui évoque la possibilité d’un sujet « désabonné

de l’inconscient. »1048 On peut considérer la réponse de Kubie à un propos

de McCulloch plus loin dans la discussion, comme un élément de réponse à la question de Pitts :

« S'il n'y avait aucun processus inconscient, il ne pourrait y avoir aucune névrose. […] Ce qui est commun à la névrose et au langage est le processus de transformation, c'est-à-dire le processus symbolique. Ce qui est particulier à la névrose est l'inaccessibilité de l'état psychologique représenté par le symbole. »1049

La question de Pitts concernant les éléments nécessaires à un langage pose la question du degré de familiarité du logicien avec le point de vue structural européen. Grand lecteur des auteurs du vieux continent, Pitts a entendu Jacobson à la cinquième conférence, et probablement lu Saussure et Lévi-Strauss. En cette année 1950 paraît “Sociologie et

anthropologie” de Marcel Mauss, avec l’introduction de Lévi-Strauss qui

est considérée comme le manifeste du Structuralisme.1050