• Aucun résultat trouvé

La théorie de l’herméneutique juridique et le principe de l’intégrité 33

Chapitre 1. L’univers normatif pluraliste 12

B. Le droit informé par la perspective pluraliste 32

1. La théorie de l’herméneutique juridique et le principe de l’intégrité 33

L’herméneutique juridique s’est imposée comme une nouvelle approche du droit au sein du débat classique entre le positivisme juridique et le jusnaturalisme. Dans un premier effort épistémologique, l’herméneutique s’est opposée à la thèse positiviste en refusant de restreindre le droit à un système de règles formelles pour reconnaître d’autres types de standards dans le raisonnement juridique, soit les politiques publiques (ou « policies ») et les principes.137 Les politiques publiques réfèrent à la génération de buts afin d’améliorer les conditions économiques, politiques ou sociales d’une communauté. Les principes quant à eux constituent des standards représentant des exigences propres à la dimension morale, telles que la justice ou l’équité.138 Le

droit ne peut donc pas se résumer aux règles établies, découvertes et appliquées selon une méthode particulière.

Le droit nécessite donc d’être interprété afin de faire face aux situations particulières, et ce, au travers de standards rencontrés au sein du système juridique. Les politiques publiques sont ainsi associées à des buts alors que les principes sont associés à des droits individuels, mais l’objet de ces deux standards demeure la justification de décisions légales. Effectivement, tel que le souligne Dworkin, les faits moraux font partie intégrante des conditions de validité des propositions légales.139 L’herméneutique juridique ne s’intéresse donc pas à la découverte de pratiques ou règles sociales capables de justifier le droit, mais bien à la justification principielle des propositions légales, et ce en fonction de la dimension morale et politique.

137 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, supra note 24 à la p 22.

138 Ronald Dworkin, Law’s Empire, Cambridge, Harvard University Press, 1986 à la p 42. 139 Ibid.

De plus, l’herméneutique juridique, par la représentation du droit en tant que type d’argumentaire, plonge les interprètes du droit au sein même du discours juridique. En fait, l’évaluation des valeurs et principes ne peut être effectuée de manière externe compte tenu de leur contenu et de leur poids abstraits.140 Selon Dworkin, les juristes doivent composer avec la vérité et le raisonnement, en piochant dans la grande toile de principes issus du domaine axiologique.141 Ainsi, les intervenants au discours juridique sont plongés au sein même de la recherche et de la construction des normes juridiques.

Le droit est ainsi révélé par l’interprétation des intervenants du discours légal, eu égard aux principes juridiques issus de la morale et de l’éthique. Ainsi, les principes et valeurs qui sont partie intégrante du discours légal ont la même signification que les valeurs issues du domaine axiologique.142 Les principes juridiques ne possèdent donc pas un sens formel susceptible d’être observé objectivement par les intervenants du discours juridique et doivent plutôt être informés par l’éthique et la morale. Ainsi, Dworkin consacre l’existence d’un seul système où le droit constitue un aspect de la morale.143 Il s’en suit qu’il n’existe pas de séparation entre le droit et la

morale, le droit incluant des principes moraux au travers de l’interprétation nécessaire des propositions légales.

L’immixtion du droit et de la morale offre certes une meilleure représentation de la pratique légale, mais elle permet également d’assouvir la fonction sociale propre à son endroit. Effectivement, sous la thèse de l’herméneutique juridique, le droit constitue une pratique sociale à portée politique dont l’objet est de justifier le pouvoir coercitif collectif.144 L’interprétation légale doit donc refléter la moralité politique et être justifiée à la lumière des principes de la philosophie morale politique de manière à justifier le devoir d’obéir aux lois.145 Plus encore, selon l’herméneutique dworkinienne le droit fait partie intégrante de la moralité politique.146

140 Luc B. Tremblay, « Le positivisme versus l’herméneutique », supra note 21 à la p 269. 141 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 aux pp 13 et 14.

142 Luc B. Tremblay, « Le positivisme versus l’herméneutique », supra note 21 à la p 273. 143 Ronald Dworkin, Justice for Hedgehogs, supra note 132 à la p 255.

144 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 47.

145 Luc B. Tremblay, « Le positivisme versus l’herméneutique », supra note 21 à la p 283.

146 Ronald Dworkin, Justice for Hedgehogs, supra note 132 aux pp 404 et 405; Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 97.

Cependant, il faut se garder d’associer ce rapprochement entre le droit et la moralité politique à un effort de désinstitutionnalisation du droit. Le droit ne constitue pas une théorie abstraite de la moralité politique, mais doit au contraire s’inscrire dans la culture politique et juridique. 147 En effet, l’herméneutique juridique ne relègue pas le droit à une pratique abstraite, mais assure que cette pratique soit ancrée dans l’histoire et la pratique politique et juridique, les précédents et les lois d’une communauté.148

Dans cette veine, Dworkin avance que le projet politique du droit s’entend du droit comme intégrité. L’intégrité constitue une valeur politique requérant qu’un gouvernement agisse de manière juste et équitable envers ses citoyens, et ce, de manière cohérente.149 Cependant, notons que Dworkin ne confère pas à l’intégrité une force absolue et reconnaît d’autres valeurs politiques, telles que la justice ou l’équité.150 L’intégrité est donc une vertu politique distincte, une cohérence interne basée sur une intuition préalable requérant d’unifier le droit afin de préserver son but social et offrir des réponses valides aux questions légales.151 Selon Dworkin,

l’intégrité du droit permet de donner lieu à une conception cohérente de la justice, de l’équité et de la procédure.152

L’intégrité construit en fait une conception cohérente du droit, dont la communauté régie doit être capable de se prévaloir d’une seule voix. Il s’en suit que l’intégrité forme une communauté de principes apte à promouvoir une autorité morale justifiant le pouvoir coercitif de l’État.153 L’intégrité devient donc une mesure de légitimité par l’entremise de l’assentiment moral d’une communauté politique au système légal. L’intégrité permet de fournir la meilleure interprétation possible en fonction de la moralité politique propre à une société donnée, tout en respectant l’institutionnalisme du droit et sa fonction sociale.

147 Jean-Yves Chérot, « Le droit comme intégrité chez Dworkin. Une contribution à l’épistémologie d’une argumentation controversée » (2016) 29 RRJ 1973 aux pp 1977 et 1978.

148 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 216. 149 Ibid à la p 165.

150 Ibid aux pp 217-218 151 Ibid à la p 178. 152 Ibid aux pp 107 à 109. 153 Ibid à la p 188.

L’intégrité répond à une conception de la pratique légale où une communauté est constituée de personnes acceptant d’être liées par des droits et des obligations fondés sur l’égale considération et le respect de chacun. L’usage du pouvoir coercitif de l’État doit seulement être effectué en adéquation avec les droits et obligations révélés par les décisions politiques passées.154 Pour ce faire, le processus d’argumentation inhérent à la pratique légale doit fournir la justification nécessaire à l’usage de la force collective via l’interprétation des principes établis au sein de la communauté.155 Les droits et obligations de chacun dépendent donc de ce réseau de principes découverts par l’argumentation.

L’auteur élabore ainsi deux principes liés à l’intégrité, soit un principe législatif requérant l’adoption de lois moralement cohérentes et un principe adjudicatif qui milite en faveur d’une interprétation du droit aussi cohérente que possible.156 La théorie interprétative du droit de Dworkin pose les fondations d’une théorie de l’adjudication, où les juges occupent une place centrale au sein du système juridique. Dans Law’s Empire, Dworkin propose une allégorie éloquente des cours de justice comme capitales du droit, et des juges comme princes de cet empire.157 La théorie du droit comme intégrité requiert du juge qu’il détermine quelle interprétation du droit peut appartenir à une théorie cohérente du système juridique.158 Pour ce faire, les juges doivent s’évertuer à fournir la meilleure interprétation possible.