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La Charte des renards: perspective pluraliste sur le constitutionnalisme Canadien

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La Charte des renards : perspective pluraliste sur le constitutionnalisme canadien

Constantin Schiavon Faculté de droit Université McGill

Montréal

Juin 2018

A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Master of Laws

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Table des matières

Résumé ... 3  

Abstract ... 4  

Remerciements ... 5  

Introduction ... 6  

Chapitre 1. L’univers normatif pluraliste ... 12  

A.   La perspective pluraliste ... 13  

1. Les caractéristiques du pluralisme des valeurs ... 15  

2. L’expérience pluraliste ... 21  

3. La moralité politique pluraliste ... 25  

B. Le droit informé par la perspective pluraliste ... 32  

1. La théorie de l’herméneutique juridique et le principe de l’intégrité ... 33  

2. Le projet de l’unité des valeurs ... 36  

3.    L’interprétation légale pluraliste ... 45  

4. L’interprétation légale pragmatique et proportionnaliste ... 52  

Chapitre 2. L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste ... 59  

A. Les fondements juridiques du débat ... 60  

1. La séparation des pouvoirs ... 60  

2. L’institutionnalisation des droits et libertés ... 62  

B. Le constitutionnalisme et l’accommodement de la diversité ... 66  

1. L’accommodement du pluralisme par la voie constitutionnelle ... 67  

2. Le contrôle judiciaire comme moyen de représentation supplémentaire ... 75  

C. Le constitutionnalisme et les conflits inévitables de valeurs ... 80  

1. Le constitutionnalisme pluraliste ... 81  

2. Le constitutionnalisme pragmatique ... 87  

3. Le caractère inachevé de la Constitution ... 92  

Chapitre 3. La réconciliation des droits et libertés et du pluralisme ... 96  

A. La promotion d’un contenu moral pluraliste ... 97  

1. Le pluralisme des valeurs comme projet libéral ... 97  

2. Les droits et libertés justifiés par la moralité politique pluraliste ... 102  

B. Le statut constitutionnel des droits et libertés sous la perspective pluraliste ... 111  

1. Le cadre pluraliste instauré par l’institutionnalisation des droits ... 112  

2. L’approche proportionnaliste comme tempérament pluraliste aux conflits des valeurs . 121   Conclusion ... 135  

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Résumé

Le pluralisme des valeurs s’affirme désormais comme une meilleure représentation de l’univers axiologique, reconnaissant l’existence d’une pluralité de valeurs en conflits et marquées par l’incommensurabilité, face auxquelles il nous revient de faire des choix éclairés. Les démocraties constitutionnelles modernes doivent ainsi composer avec une moralité plurielle et ses répercussions dans le domaine social, où s’entrechoquent différentes conceptions de la vie bonne donnant lieu à des désaccords persistants. Le présent mémoire soutient ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés constitue un instrument apte à donner lieu au pluralisme des valeurs et assurant la coexistence des différentes conceptions de la vie bonne au sein d’une même société. Pour ce faire, nous avons adopté une perspective théorique tirée de l’herméneutique juridique informée par le pluralisme des valeurs. L’interprétation légale s’entend ainsi d’un effort de justification pluraliste fondé sur une mise en balance reconnaissant l’existence des conflits de valeurs persistants.

La prévalence accordée aux valeurs constitutionnelles a fait les frais d’une critique fondée sur le pluralisme, accusant l’ordre constitutionnel d’un effort moniste prônant un certain fondamentalisme. Afin répondre à la critique pluraliste appelant à la résolution politique des conflits moraux, nous avons avancé être en présence d’un constitutionnalisme pluraliste. En effet, le constitutionnalisme canadien consacre la représentation de la diversité et offre un canal d’expression aux voix dissidentes. Plus encore, la pratique constitutionnelle reconnaît la force motrice des conflits, en offrant un cadre souple et inachevé assurant la pérennité de l’hétérogénéité de la population canadienne. L’interprétation des droits et libertés s’inscrit dans cette entreprise pluraliste. Le contenu moral dont sont porteurs les droits et libertés s’entend essentiellement d’un projet pluraliste, répondant aux impératifs d’autonomie, de tolérance et d’égalité de la moralité politique pluraliste. Quant à leur statut constitutionnel, nous soutenons que la structure justificatrice et proportionnaliste de la Charte canadienne des droits et libertés donne lieu à une optimisation des valeurs en conflit, plutôt qu’à une priorité absolue dévolue aux valeurs constitutionnelles. Ainsi, l’institutionnalisation des droits et libertés au sein de la Charte canadienne des droits et libertés permet d’offrir le cadre adéquat afin de laisser libre cours au pluralisme des valeurs.

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Abstract

Value pluralism offers a better representation of the axiological universe by recognizing the existence of a plurality of values and requiring choices among incommensurable values in conflict. Modern constitutional democracies must therefore deal with plural morality and its repercussions in the social sphere, where different conceptions of good life clash, giving rise to persistent disagreements. This thesis argues that the Canadian Charter of Rights and Freedoms promotes value pluralism and ensures the coexistence of different conceptions of the good life within a pluralist society. In order to do so, we based our argumentation on a theoretical perspective drawn from legal hermeneutics informed by value pluralism. Legal interpretation thus implies a pluralist justification based on balancing and recognition of persistent value conflicts.

The priority given to constitutional values has been subject to a pluralist critique. Indeed, the constitutional order was assimilated to a fundamentalist effort and the resolution of moral conflicts by the political process deemed more adequate. However, we have argued that the Canadian constitutional context gave rise to a pluralist constitutionalism. Indeed, Canadian constitutionalism ensures the representation of diversity and provides a channel for dissenting voices. Moreover, constitutional practice recognizes the driving force of conflicts and thus provides a flexible and unfinished framework for sustaining the heterogeneity of the Canadian population. The interpretation of rights and freedoms is part of this pluralist undertaking. The moral content of rights and freedoms abides to value pluralism by endowing a pluralist political morality based on autonomy, diversity, tolerance and equality. As for their constitutional status, we argue that the justification and proportionality-based structure of the Canadian Charter of

Rights and Freedoms give rise to an optimization of conflicting values, rather than an absolute

priority given to constitutional values. Thus, the institutionalization of rights and freedoms within the Canadian Charter of Rights and Freedoms provides an adequate framework for value pluralism.

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Remerciements

La rédaction de ce mémoire a certes été une entreprise enrichissante et gratifiante, mais également un projet prenant et chargé de défis, qui a su à de multiples égards me pousser au-delà de mes limites. Les plus remarquables et inspirant moments ont succédé aux impasses et aux baisses de motivation, sans constance ni préavis, mais toujours sous les mots bienveillants de ceux qui m’accompagnaient dans ce projet. Et c’est à eux que je dois la réalisation de ce mémoire.

D’abord, il me faut remercier mon superviseur, le professeur Mark D. Walters, pour le temps qu’il m’a consacré, mais également pour ses connaissances et ses conseils qui m’ont permis de porter le présent mémoire à sa forme actuelle. Les discussions éclairées et les commentaires détaillés dont il m’a fait part tout au long de la rédaction de ce mémoire ont contribués à en faire un projet dont je peux, ose-je l’espérer, être fier.

Il me faut ensuite remercier ma conjointe, Nelly Kaing, qui a su me communiquer sa passion pour les études supérieures et m’encourager tout au long de ma maîtrise. Je la remercie pour son support, son écoute attentive, son intérêt pour un sujet qui lui était complètement étranger et surtout pour son enthousiasme tout au long du processus de rédaction. Et merci encore pour ta lecture, tes corrections de dernière minute et ton aide précieuse.

Je remercie également mes parents, Patrice Schiavon et Ginette Rodrigue, qui ont été les premiers lecteurs de ce mémoire et qui m’ont fourni leurs commentaires et leurs corrections malgré le peu de temps que je leur avais alloué. Merci pour votre soutien, mais également pour vos encouragements tout au long de mes études.

Enfin, je devrais remercier une multitude d’amis pour leur support et leurs encouragements, surtout dans les derniers milles, mais je dédie une mention spéciale à Maéva Robert et Léola Muntu-Caron qui ont fait de multiple suivis pour s’assurer que je ne trainais pas de la patte… vous aviez raison, un échéancier c’est important.

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Introduction

« As Canadian as…it is possible to be under the circumstances » 1. Fruit d’un concours radio en réflexion à l’adage américain « As American as apple pie », cette citation offre une perspective lourde de sens sur les valeurs de la société canadienne. Le concours lancé avec pour trame de fond une quête identitaire a donné lieu à une imprécision éloquente du contexte canadien.2 À la fois plus et moins qu’un idéal ou qu’un emblème national, l’expression fait foi d’une souplesse circonstancielle, refusant de se prononcer sur le fait d’être ou de ne pas être suffisamment canadien. 3 Il faut ainsi se garder de l’associer à une absence d’identité, et plutôt y voir une

certaine perspicacité quant à l’expérience vécue au sein d’une société caractérisée par son caractère pluraliste.

La devise, si tant est qu’on puisse la qualifier ainsi, démontre une capacité à l’inclusion et à la pluralité, refusant de se prononcer sur le contenu d’une identité à proprement parler pour offrir au contraire un contenant adaptable à cette identité. L’expression ouvre la porte à une multitude de possibilités, fondée sur une pluralité d’identités et d’objectifs sans se confondre de quelques prédispositions.4 Compte tenu du caractère pluriel et multiculturel des démocraties modernes, il nous semble plutôt avisé de refuser de réduire le caractère national à quelques propositions essentialistes.5 La largesse et la souplesse d’une telle expression permettent d’éviter de se prononcer en faveur d’une théorie substantielle de la morale, et ainsi faire foi de l’expérience morale et identitaire des membres d’une société diversifiée.

Tel que le souligne Roderick A. MacDonald, cette expression représente une réalité trop souvent occultée de la philosophie constitutionnelle, soit le caractère pluraliste des sociétés modernes.6

1 Roderick A. Macdonald, « Three Centuries of Constitutional Making in Canada : Will There be a Fourth » (1996) 30 U Brit Colum L Rev 211 à la p 214 [« Three Centuries »].

2 Preston Manning, « Being as Canadian as possible, under the circumstances » The Globe and Mail (1er 2 Preston Manning, « Being as Canadian as possible, under the circumstances » The Globe and Mail (1er septembre 2007) en ligne : <https://www.theglobeandmail.com/opinion/being-as-canadian-as-possible-under-the-circumstances/article725129/>

3 Roderick A. Macdonald, supra note 1.

4Roderick A. Macdonald et Robert Wolfe, « Canada’s Third National Policy : The Epiphenomenal or the Real Constitution?» (2009) 59 U Toronto LJ 469 à la p 474.

5 Ibid.

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L’humanité ne peut se réduire à un ensemble de valeurs préconçu, mais se compose plutôt d’une pluralité de valeurs menant à différentes conceptions de la vie bonne.7 Plus encore, compte tenu de cette réalité plurielle, les personnes tendent à être en désaccords, et ce tant sur des questions de justice que de droits fondamentaux.8 Les démocraties constitutionnelles doivent ainsi composer avec un univers axiologique pluriel donnant lieu à de multiples conceptions de la vie bonne au sein d’une même société.9 Pourtant, le constitutionnalisme semble sourd à la reconnaissance de cette pluralité des valeurs, et à leurs conflits inévitables, préférant défendre l’uniformité des valeurs ou encore réduire le pluralisme à un handicap auquel pallier par quelques efforts de rationalisation.

L’attention accordée par la théorie constitutionnelle envers le pluralisme s’est portée sur la question de la protection constitutionnelle octroyée à certaines valeurs par le biais de l’institutionnalisation des droits et libertés. En effet, le constitutionnalisme libéral classique se définit le plus souvent par l’octroi d’une priorité normative aux droits et libertés sous le couvert d’une théorie morale substantive consacrant la primauté de ces valeurs libérales. Fier d’une moralité substantive, cet exercice libéral ignorerait la réalité axiologique plurielle, offrant plutôt l’idée d’un tout harmonieux sous le règne de l’idéal libéral.10 Le retrait de certaines questions morales du processus démocratique par le biais de la constitutionnalisation des droits serait ainsi un exercice contraire à la réalité axiologique conflictuelle.

Face à cette tendance unitaire du constitutionnalisme, une vive préférence s’est dessinée en faveur de la résolution politique des désaccords pour faire acte du pluralisme, au détriment du recours aux forums judiciaires comme arbitre des conflits. L’auteur Jeremy Waldron a notamment écrit extensivement sur la question de la protection des droits dans un contexte

7 Joseph Raz et R. Jay Wallace, The Practice of Value, Oxford, Clarendon Press, 2005 à la p 43.

8 Jeremy Waldron, Law and Disagreement, Oxford, Clarendon Press, 1999 aux pp 1 et 11; John Rawls, Political Liberalism, expanded edition, New York, Columbia University Press, 2005 à la p 55.

9 Daniel Weinstock, « Fausse route : Le chemin vers le pluralisme politique passe-t-il par le pluralisme axiologique ? » (2005) 49 Arch phil droit 185 à la p 196 [« Fausse route »].

10 Pour un exemple récent de la tendance du constitutionnalisme à reposer sur un ensemble de valeurs préétabli, l’auteur Wil Waluchow défend l’existence des véritables engagements moraux (« true moral

commitments ») au sein d’un équilibre réflexif, dépassant la moralité communautaire publique et la

moralité personnelle puisqu’elle est ancrée dans le droit et la pratique constitutionnelle. Voir à cet effet : W.J. Waluchow, A Common Law Theory of Judicial Review : The Living Tree, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, à la p 224.

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conflictuel.11 L’auteur prétend que les législatures demeurent le forum privilégié pour adresser les problématiques sujettes à certains désaccords moraux, et ce, en raison de son processus délibératif.12 Le processus délibératif propre au pouvoir législatif consiste essentiellement à rassembler un large nombre de positions dans une conversation entre représentants de manière à prendre une décision sous le couvert de conflits irréconciliables.13 Ainsi, selon l’auteur le processus législatif est plus apte à faire face aux conflits, puisqu’il ne cherche pas à trouver une réponse correcte, mais à prendre une décision par la voie d’un vote.14 L’auteur dénonce ainsi la tendance à retirer des affres de la politique certaines questions morales, sujettes à des désaccords persistants, sous le couvert de la protection constitutionnelle accordée aux droits.

Pourtant, il nous appert qu’il n’est pas suffisant d’offrir un processus décisionnel démocratique, fondé sur la délibération et le compromis politique, pour assurer le pluralisme et la diversité des sociétés contemporaines. Effectivement, le processus démocratique, bien que sensible au pluralisme, n’est pas à l’abri de la tendance à imposer une voie dominante. Plus encore, elle ne peut prétendre pouvoir accommoder a priori la confrontation réelle de différentes valeurs dans la société.15 L’accommodation de la pluralité des conceptions de la vie bonne et des valeurs sous-jacentes doit être exécutée par le biais d’un cadre apte à assurer la coexistence par la gestion des conflits pratiques, tout en assurant la protection du développement de la société plurielle.

Dans la présente mémoire, nous soutenons que la Charte canadienne des droits et libertés16 ne néglige pas l’existence de désaccords, mais s’entend plutôt d’un instrument apte à donner lieu au pluralisme. À cet effet, nous soutenons qu’il s’opère actuellement une transition dans la pratique constitutionnelle en faveur de la reconnaissance de la diversité et du pluralisme au détriment de

11 Jeremy Waldron, Law and Disagreement, supra note 8; Jeremy Waldron, « The Core of the Case Against Judicial Review » (2006) 115 Yale LJ 1346; Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

12 Jeremy Waldron, Law and Disagreement, supra note 8 à la p 15. 13 Ibid à la p 70.

14 Ibid à la p 60.

15 George Crowder, Liberalism & Value Pluralism, London, Continuum, 2002 aux pp 171 et 172.

16 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R-U) [Charte].

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la pensée constitutionnelle unitaire.17 Effectivement, selon les propos du professeur Luc B. Tremblay, nous sommes en présence de l’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste.18 Afin de pallier à la critique pluraliste de la constitutionnalisation des droits et libertés, nous nous reposerons sur la théorie de Tremblay à l’effet qu’une constitution pluraliste puisse émerger par le biais de l’interprétation légale.19 Ainsi, nous soutiendrons que l’interprétation de la Charte favorise le respect du pluralisme, et ce, de manière à endiguer la répression potentielle des différentes conceptions de la vie bonne sous-protégées par le processus démocratique.

Pour ce faire, nous arborons comme cadre conceptuel l’herméneutique juridique20, qui tend à s’imposer comme nouveau paradigme de l’épistémologie juridique.21 L’herméneutique juridique conçoit le droit comme une pratique discursive reposant sur des principes et des valeurs menant à la justification de jugements dans un contexte donné.22 En d’autres termes, sous la thèse herméneutique, le droit doit être interprété afin d’en dégager le sens par l’application de certains standards. L’herméneutique juridique conçoit ainsi le droit comme un objet d’interprétation et s’intéresse au sens à donner à une proposition légale.23

L’attrait pour l’herméneutique juridique repose en fait sur l’absence d’une séparation entre la moralité et le droit, par le biais de standards relevant de la moralité, de manière à rendre compte

17 Beverley McLachlin, « The Canadian Charter of Rights and Freeodms’ First 30 years: A Good Beginning » dans Errol Mendes & Stéphane Beaulac, dir, Charte canadienne des droits et libertés, 5ème éd, Markham, LexisNexis Canada Inc., 2013, 25 aux pp 31, 42 et 43;

18 Luc B. Tremblay, « L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste et le subjectivisme en droit constitutionnel » dans Alain-G. Gagnon & Pierre Noreau, dir, Constitionnalisme, droits et diversité :

Mélanges en l’honneur de José Woehrling, Montréal, Éditions Thémis, 2017, 17 à la p 24 [L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste].

19 Ibid à la p 24.

20 Il est à noter que l’herméneutique juridique se décline en plusieurs branches, dont les origines remontent à la philosophie herméneutique. Pour des fins de simplicité, afin d’illustrer ou de détailler certains aspects de l’herméneutique juridique nous réfèrerons à la théorie de Ronald Dworkin, considéré comme le fondateur de cette théorie légale (« herméneutique dworkinienne »). Il est également à noter que nous userons des termes herméneutique et interprétativisme sans distinction, malgré quelques critiques sur leur nature alternative.

21 Luc B. Tremblay, « Le positivisme juridique versus l’herméneutique juridique » (2012) 46 RJT 249 à la p 255 [« Le positivisme versus l’herméneutique »].

22 Ibid à la p 268.

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du raisonnement propre à la pratique légale.24 Les propositions légales formelles seraient incomplètes ou indéterminées et nécessiteraient un effort d’interprétation reposant sur d’autres standards du système juridique, soit les principes moraux et les politiques publiques.

À cet effet, nous inscrivons notre mémoire dans le cadre de la théorie descriptive morale du pluralisme des valeurs25, élaborée par Isaiah Berlin. Ainsi, nous alimenterons le discours du droit des tenants du pluralisme des valeurs, caractérisé par une pluralité de valeurs incommensurables entrant en conflit.26 L’univers pluriel représenté par le pluralisme des valeurs s’entend à notre endroit comme une meilleure représentation de l’univers axiologique, tel que vécu par les agents moraux.27

La reconnaissance du pluralisme des valeurs s’entend également d’un meilleur effort de représentation de la moralité politique. En effet, la moralité politique forme un miroir des tensions entre les différentes conceptions de la vie bonne suivies par les individus, mais également par certains groupes. 28 Dans un tel contexte, il revient invariablement aux institutions

d’assurer le maintien de la diversité découlant du fait pluraliste, donnant lieu à une moralité politique capable de soutenir les différentes conceptions du bien, mais ce, dans un souci de cohérence et de tolérance.

Le cadre théorique ainsi posé, afin de faire montre du pluralisme émergeant dans l’interprétation des droits enchâssés dans la Charte, nous devrons considérer l’impact du pluralisme des valeurs sur l’herméneutique juridique. Effectivement, nous confronterons en premier lieu les prétentions monistes reçues dans la théorie de l’herméneutique dworkinienne afin de refléter les enseignements du pluralisme des valeurs. Soulignons immédiatement que cette interprétation

24 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press, 1978 à la p 22. 25 Il nous faut souligner l’existence d’une pluralité de pluralismes. L’existence de plusieurs théories pluralistes dans le champ de la morale relève de l’adoption de prémisses parfois similaires et parfois étrangères. La conception du pluralisme des valeurs sur laquelle le présent mémoire est fondé est le pluralisme des valeurs développées par Isaiah Berlin, agrémentées par les développements de cette théorie par différents penseurs, notamment Galston, Crowder, Stocker, Raz, Gray, Kekes et Weinstock.

26 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » dans Isaiah Berlin & Henry Hardy, dir, Liberty : Incorporating ‘Four Essays on Liberty’, Oxford, Oxford University Press, 2002, 166 à la 216.

27 Daniel M. Weinstock, « Le défi du pluralisme » (1993) 3:2 1 Lekton 1 à la p 11. 28 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 1.

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constitutionnelle sera ainsi pluraliste, subjectiviste et pragmatique et fondée sur un souci de mise en balance.

Afin de démontrer la tendance pluraliste en matière d’interprétation des droits et libertés, nous nous intéresserons au contexte constitutionnel canadien. Plus particulièrement, nous nous intéresserons à la représentation de la diversité au sein de la Constitution, posant les assises de la légitimité du pouvoir coercitif. Également, nous soutiendrons que la souplesse caractéristique de l’interprétation constitutionnelle permet d’assurer la légitimité de la pratique constitutionnelle, et ce, par la reconnaissance des conflits persistant plutôt que par l’imposition d’un consensus.

Fiers de ces prémisses, nous pourrons démontrer que la Charte s’illustre comme un instrument apte à gérer et à donner lieu au pluralisme des valeurs. Pour ce faire, nous nous attarderons à la nature du contenu moral des droits et libertés afin de démontrer que l’instrument défend une moralité politique pluraliste. Enfin, nous nous pencherons sur le statut constitutionnel des droits afin de démontrer que l’institutionnalisation de ces derniers offre un cadre adéquat afin de gérer les conflits moraux, plutôt que de les taire sous quelques prétentions monistes.

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Chapitre 1. L’univers normatif pluraliste

Le hérisson et le renard forment un duo iconique dont les origines remontent à la Grèce antique et les vers du poète Archiloque : « The fox knows many things, but the hedgegog knows one big

thing »29. Si la fable peut simplement évoquer la victoire de la défense absolue du hérisson sur les multiples ruses du renard, l’historien des idées Isaiah Berlin a pourtant su élever cette image au statut de métaphore éloquente dans le domaine de la classification de la pensée. L’emploi de cette métaphore avait pour objectif d’illuminer la distinction entre deux conceptions distinctes du savoir, une conception singulière et une conception plurielle.

La conception moniste, ou du hérisson, relie différents éléments à une vision centrale et unifiée, ou systémique, sous le couvert de principes universels. La conception pluraliste quant à elle, attribuable aux renards, reconnaît différents éléments hétérogènes, parfois même contradictoires, reliés seulement par les circonstances plutôt que par un élément commun.30 Cette distinction particulièrement importante dans le domaine de la morale donne lieu à deux théories descriptives que nous désignerons sous le vocable de monisme et pluralisme des valeurs. Il s’agit de théories métaéthiques déterminant la place des valeurs dans le domaine axiologique.31

Les travaux sur l’éthique des philosophes de l’Antiquité faisaient donc déjà montre de cette dualité conceptuelle, comme l’illustre la divergence entre les conceptions du bien de Platon et Aristote.32 Cependant, le projet de la modernité semble avoir entraîné une affirmation du paradigme moniste. Le principe commun des penseurs de cette époque privilégiait une certaine concordance entre les différents buts de l’humanité accessibles par la voie de la rationalité.33 La pensée moderne aurait ainsi été sous l’égide d’une conception moniste de la morale. Désormais, nous remarquons cependant un engouement renouvelé pour le paradigme pluraliste en

29 Isaiah Berlin, The Hedgehog and the Fox : An Essay on Tolstoy’s View of History, New York, Simon & Schuster, 1986 à la p 1.

30 Ibid, aux pp 1 et 2.

31 Daniel M. Weinstock, « Value Pluralism, Autonomy, and Toleration » dans M. Williams et H. Richardson, dir, Moral Universalism and Pluralism, New York : New York University Press, 2009 à la p 128.

32 John Gray, Two Faces of Liberalism, New York, New Press, 2000 à la p 4. 33 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », supra note 26 à la p 195.

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philosophie morale, en raison d’une meilleure représentativité de la réalité axiologique telle que vécue par les agents moraux.

Aux prémisses mêmes de la théorisation du pluralisme des valeurs, Isaiah Berlin fait montre d’une attention particulière pour la moralité politique. L’auteur avance que la moralité politique est façonnée par la pluralité conflictuelle des buts façonnant la vie des agents moraux, relevant du ressort des institutions.34 Le fait du pluralisme doit ainsi être représenté au sein des décisions publiques. Sous la théorie de l’herméneutique juridique, le dilemme en découlant est évident en raison de l’absence de séparation entre le droit et la morale.35 Après tout, le droit a pour objet d’éviter les collisions entre différents intérêts et de régler de manière claire ces dernières. La tâche se voit ainsi d’autant plus complexifiée lorsque l’on reconnaît l’existence d’une pluralité de valeurs incommensurables offrant différentes conceptions de la vie bonne.

Dans ce chapitre, nous soutenons que compte tenu de l’absence de séparation entre le droit et la morale sous la thèse de l’herméneutique, la reconnaissance du pluralisme moral doit informer l’interprétation légale. Effectivement, le droit doit tenir compte de la structure pluraliste du domaine axiologique plutôt que de négliger les a priori des agents moraux. Nous confronterons ainsi la théorie interprétative de Dworkin au pluralisme des valeurs, une meilleure représentation de l’expérience vécue par les agents moraux que la construction d’une unité des valeurs. Par la suite, nous pourrons concevoir les ramifications d’une interprétation légale informée par le pluralisme moral.

A. La perspective pluraliste

Les travaux sur le pluralisme des valeurs constituent certainement l’une des plus grandes contributions de l’auteur Isaiah Berlin à l’histoire des idées. En effet, il semblerait que nous assistions à ce que l’auteur Daniel Weinstock qualifie d’« émergence des pluralismes ».36 Cette

34 Ibid à la p 166.

35 Il existe dans la théorie du droit un long débat autour de la thèse de la séparation entre le droit et la morale que nous n’aborderons pas dans le présent mémoire. À des fins de transparence, il faut préciser que nous étudierons la conception du droit sous le couvert de la théorie de l’herméneutique juridique de manière à prendre position contre la thèse de la séparation.

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expression désigne la propension de la philosophie pratique à prendre un tournant pluraliste afin d’éviter la simplification des phénomènes par la création d’une unicité fictive.37 Plus qu’une nouvelle domination d’un paradigme théorique éthique, le regain du pluralisme des valeurs nous semble une prise de conscience de la réalité morale.

Afin de définir et délimiter la conception pluraliste de la morale et, par le fait même, en saisir les nuances, il est tout indiqué de la comparer à son antithèse. Le monisme moral conçoit un système unifié et harmonisé de valeurs, permettant une résolution finale aux conflits de valeurs. Le monisme moral consacre ainsi une importance accrue à certaines valeurs sur la base d’un dénominateur commun ou d’une hiérarchie préétablie.38 Par exemple, la conception utilitariste permet de faire des choix raisonnés sur la base d’une même échelle, soit en fonction de la valeur de l’utilité.

Les valeurs sont donc non seulement comparables, mais également commensurables, donnant lieu à un mécanisme décisionnel prédéterminé et rationnel. Conséquemment, le monisme moral établit qu’il est possible de déterminer un but optimal, une conception de la vie bonne et unique.39 Il existerait un schème unique permettant le bon développement humain, ou du moins les différentes conceptions de la vie bonne auraient toutes la même finalité. Ainsi, les différentes valeurs s’harmoniseraient dans un tout favorisant l’épanouissement de l’être humain sans commune distinction.

Le pluralisme des valeurs réfute la simplicité perverse du monisme et promulgue une conception plus apte à rendre compte de la réalité des agents moraux. Selon les propos de Berlin, le pluralisme des valeurs se définit par l’existence d’une pluralité de valeurs irréductibles, incommensurables et conflictuelles.40 Afin d’alimenter la théorie de l’herméneutique juridique d’une représentation adéquate de l’univers moral, nous exposerons en premier lieu les tenants du pluralisme des valeurs pour ensuite établir qu’il s’agit d’une théorie axiologique plus représentative de notre expérience morale. Enfin, nous détaillerons les impacts du pluralisme.

37 Ibid.

38 George Crowder, supra note 15 à la p 4.

39 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », supra note 26 à la p 193. 40 Ibid à la p 216.

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1. Les caractéristiques du pluralisme des valeurs

Le pluralisme des valeurs avancé par Berlin soutient donc les valeurs sont plurielles et incommensurables, engendrant des conflits auxquels l’agent moral doit faire face. De cette définition, nous pouvons retenir cinq caractéristiques principales, soit la pluralité des valeurs, leur universalité, leur incommensurabilité, leurs conflits et l’impératif de faire des choix.41 Afin de mesurer les différents impacts du pluralisme des valeurs sur notre argumentaire, nous nous attarderons à ces différentes caractéristiques.

De prime abord, la théorie pluraliste implique que les valeurs sont plurielles, mais plus encore, qu’elles le sont de manière radicales et irréductibles. Par conséquent, une valeur ne peut pas en exprimer une autre, ou encore la remplacer. 42 Nous retrouvons donc de nombreuses valeurs, bonnes ou mauvaises, aux qualités hétérogènes et qui ne sauraient être assimilées au même principe.43 Par exemple, Berlin reconnaît que tout ne peut être exprimé en référence à la liberté. Au contraire, il affirme que la liberté est une chose, et que l’égalité et le bonheur en sont d’autres.44

Le pluralisme des valeurs implique qu’il existe différentes conceptions de la vie bonne. Les différentes conceptions de la vie bonne s’entendent d’un agencement de différentes valeurs, ou de valeurs à des degrés différents.45 L’auteur Joseph Raz attribue au pluralisme des valeurs l’existence de différentes formes de vie, chacune porteuse de leur propre lot de valeurs, incompatibles, mais considérées comme étant bonnes et optimales.46 La perspective pluraliste dénonce les prétentions d’une unique voie de réalisation humaine et prétend plutôt qu’il existe

41 George Crowder, supra note 15 aux pp 2 et 3.

42 William A. Galston, Liberal Pluralism : The Implications of Value Pluralism for Political Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 à la p 30.

43 Ibid à la p 30.

44 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », supra note 26 à la p 172. 45 Daniel Weinstock, « Fausse route », supra note 9 à la p 193.

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différentes configurations de valeurs accessibles menant à la réalisation humaine.47 Ainsi, différentes conceptions de la vie pourraient être révélatrices du bien.48

Il faut cependant s’abstenir d’associer la reconnaissance de différentes avenues de la réalisation humaine à un certain type de relativisme. Effectivement, la thèse du pluralisme des valeurs s’écarte de celle du relativisme éthique selon laquelle les valeurs sont déterminées par les agents moraux qui les évaluent. Selon l’auteur Weinstock, le pluralisme des valeurs est une thèse cognitiviste et par son conséquent l’évaluation des valeurs peut représenter fidèlement ou non l’univers moral.49 Le pluralisme des valeurs reconnaît par le fait même une réalité morale à laquelle doit correspondre notre évaluation des valeurs.50 Les valeurs ne dépendent donc pas de la seule évaluation de l’agent.

De cette distinction découle la seconde caractéristique du pluralisme des valeurs, soit l’universalité de certaines valeurs. Selon la thèse pluraliste, les valeurs ne sont pas indéterminées, mais sont au contraire porteuses d’un certain contenu, propre à une certaine objectivité ou du moins d’une certaine intuition.51 Les valeurs ne seraient donc pas en soi relatives, mais révélatrices d’un certain sens. Selon Berlin, la communication entre différentes cultures rappelle que les valeurs possèdent un certain contenu déterminé. 52 Effectivement, bien que l’importance octroyée à certaines valeurs varie, il n’en demeure pas moins que ces dernières n’en deviennent pas diamétralement différentes.

Le rejet des prétentions relativistes au profit d’un sens partagé attribuable aux différentes valeurs par les agents moraux révèle une certaine universalité des valeurs présentes dans le domaine axiologique. Le pluralisme des valeurs reconnaît donc que certaines valeurs contribuent au développement humain et sont nécessaires à la conception de la vie bonne.53 Il est ainsi reconnu que certaines valeurs, telles que la liberté ou l’amitié, contribuent au bien-être moral alors que

47 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 215. 48 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 34. 49 Daniel Weinstock, « Fausse route » supra note 9 à la p 186. 50 Ibid à la p 187.

51 George Crowder, supra note 15 à la p 80.

52 Isaiah Berlin, « Introduction » dans Isaiah Berlin & Henry Hardy, dir, Liberty : Incorporating ‘Four Essays on Liberty’, supra note 26 aux pp 44 et 45.

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d’autres y nuisent. Cependant, l’universalité des valeurs se rattache à leur contenu dans le domaine moral, mais leur application dans différents contextes se réalise de manière différente.54 Le pluralisme des valeurs reconnaît donc l’universalité de certaines valeurs dans la réalisation d’une vie bonne, sans pour autant en établir la prévalence axiologique.

Il faut ainsi se garder de conclure que l’universalité des valeurs entraîne l’existence d’une moralité universelle. Les valeurs universelles sont en fait compatibles avec différentes moralités.55 Selon Crowder, les véritables demandes morales se rapportent à des valeurs universelles, car elles entraînent des conflits plus importants.56 La moralité n’est donc pas préconçue par ces valeurs. Au contraire le pluralisme des valeurs reconnaît qu’il existe une pluralité de valeurs universelles en conflits perpétuels entre elles, chacune porteuse de leurs propres demandes morales.57 Par conséquent, il n’en demeure pas moins que les valeurs ne peuvent être réduites à une seule conception du bien.

La troisième caractéristique du pluralisme des valeurs est la reconnaissance de conflits inévitables entre certaines valeurs. Les conflits peuvent trouver leur source soit dans la nature même des valeurs ou encore dans les différents buts que peut poursuivre un individu, tributaire de la conception de la vie bonne poursuivie.58 Le philosophe Joseph Raz décrit les valeurs non seulement comme distinctes, mais également comme incompatibles, certaines valeurs encourageant même l’intolérance envers d’autres valeurs.59 Également, les valeurs révèlent des intérêts, des raisons pour agir, et par conséquent il peut survenir des conflits entre ces différents intérêts.60 Les différents buts ne sont pas nécessairement compatibles les uns avec les autres.61 Les conflits des valeurs résultent donc de considérations morales et d’intérêts incompatibles, et non seulement de différents jugements.

54 George Crowder, supra note 15 à la p 45.

55 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 67. 56 George Crowder, supra note 15 à la p 80.

57 Ibid à la p 136.

58 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 55. 59 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 404. 60 George Crowder, supra note 15 à la p 6.

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Malgré l’universalité de certaines valeurs, le pluralisme des valeurs reconnaît que des conflits peuvent survenir au sein même du bien.62 Par exemple, la liberté négative requiert que l’individu soit libre de contraintes, mais la liberté positive reconnaît la contribution de chacun dans la production de décisions collectives afin d’être gouvernée par soi-même. Il devient ainsi possible d’obliger un individu au nom d’un but collectif au détriment de la liberté négative.63 Ainsi, même les valeurs promptes à encourager le développement humain peuvent faire des demandes contradictoires et entrer en conflit.

Les plus récents écrits de John Rawls font actes de ces conflits, par l’entremise de ce qu’il dénomme le fait du « pluralisme raisonnable » 64, qu’il décrit comme l’existence d’une pluralité de doctrines générales raisonnables (« reasonsable comprehensive doctrine »).65 Selon l’auteur l’égale considération et le respect des individus donnent effectivement lieu à des désaccords raisonnables, soit des désaccords permanents fondés sur des prémisses raisonnables, qui ne peuvent être résolus par une raison universelle.66 Les désaccords raisonnables proviennent du fait

que les individus peuvent parvenir à des conclusions différentes malgré l’utilisation d’un jugement rationnel.67

Cependant, il faut se garder de conclure que seul le pluralisme des valeurs prétend que les différentes valeurs entrent en conflit. Le monisme moral ne nie pas l’existence des conflits, mais prétend que leur résolution est facile, voire qu’elle coule de source. Le pluralisme des valeurs réfute la thèse moniste selon laquelle toutes ces valeurs s’enchâssent dans un tout unifié et harmonieux. Au contraire, le pluralisme des valeurs affirme que les conflits sont inhérents à la

62 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 7.

63 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 215.

64 Bien que John Rawls dénomme ce phénomène le « fait du pluralisme raisonnable », nous ne l’associons pas à la théorie du pluralisme des valeurs. Le pluralisme avancé par Rawls semble se distinguer du pluralisme des valeurs tel qu’initialement développé par Berlin, car il porte non sur les valeurs en soi, mais sur des doctrines compréhensives au sein desquelles Rawls perçoit une certaine cohérence. Le pluralisme de valeurs reconnaît qu’il peut exister certaines dissensions au sein de la même doctrine, plutôt que de supposer son uniformité. Nous reviendrons sur la conception rawlsienne du pluralisme dans un chapitre subséquent.

65 John Rawls, supra note 8 à la p 196. 66 Ibid, à la p 56.

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nature morale et qu’il en résulte la nécessité de faire des choix difficiles.68 La difficulté de la résolution de ces conflits provient principalement de l’absence d’une commune mesure dans l’appréciation de ces conflits.

La quatrième caractéristique du pluralisme des valeurs s’entend de l’incommensurabilité de certaines valeurs, soit l’impossibilité de comparer les valeurs sur une même échelle en raison de leur caractère distinct. De prime abord, il nous faut distinguer notre conception de l’incommensurabilité de celle de l’incomparabilité. Tel que le rappelle Crowder, ces choix sont certes difficiles, mais non pas impossibles.69 Les valeurs sont donc comparables, mais ne peuvent être ordonnées selon une échelle préétablie et doivent être considérées avec un certain particularisme.

La thèse de l’incommensurabilité des valeurs prétend en premier lieu que les valeurs ne peuvent être évaluées en fonction d’un dénominateur commun.70 Il n’existe ainsi pas d’unité capable de

représenter le poids des différentes valeurs et permettant différents échanges de valeurs.71 Les

valeurs ne peuvent donc pas être comparées les unes par rapport aux autres sous une seule et même mesure. L’incommensurabilité couplée au caractère distinct et pluriel des valeurs permettent également d’établir que les valeurs ne peuvent être comprises sous l’étendard d’un concept globalisant.72 Les valeurs sont donc distinctes et ne peuvent être réduites sous un même principe.

L’incommensurabilité implique en second lieu, selon Berlin, qu’il n’existerait pas de hiérarchie absolue de valeurs.73 Le pluralisme des valeurs exclut donc l’idée d’une super-valeur à laquelle est donné un poids démesuré, et ce, dans toute situation.74 Le pluralisme reconnaît qu’il existe différentes formes de conceptions de la vie bonne rivales, mais tout aussi valables. De même, il n’existe pas d’ensemble de valeurs capable de disqualifier dans toute situation les autres valeurs,

68 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 55. 69 George Crowder, supra note 15 à la p 49.

70 Ibid à la p 50.

71 Michael Stocker, Plural and Conflicting Values, Oxford, Oxford University Press, 1992 à la p 152. 72 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 39.

73 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 167. 74 George Crowder, supra note 15 à la p 52.

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et ce, dans le but de guider l’action morale.75 Même les valeurs dites universelles peuvent être poursuivies à des degrés différents et selon des arrangements différents.

L’incommensurabilité implique donc qu’il n’existe pas un ordre préétabli des valeurs. Cependant, il n’en demeure pas moins que des valeurs peuvent être priorisées au détriment d’autres, et ce de manière rationnelle. Le pluralisme des valeurs nie l’existence d’un classement préétabli de valeurs dans l’abstrait, mais permet la décision particulière.76 Les valeurs ne répondent pas à une hiérarchie préétablie, mais peuvent être comparées selon les circonstances particulières d’une décision.

Enfin, le pluralisme des valeurs se caractérise par l’impératif de faire des choix difficiles entre les valeurs. Compte tenu du caractère incommensurable des valeurs, les choix requièrent une mise en balance de différentes considérations dans un contexte particulier plutôt qu’une évaluation relative à une règle générale. Les choix dans la perspective pluraliste reposent donc sur des évaluations qualitatives des valeurs.77 Le pluralisme permet ainsi de différencier les

valeurs sur la base de leur nature et leurs apports. Les choix sont donc difficiles, car l’évaluation qualitative des valeurs révèle leur caractère irréductiblement pluriel, ce qui implique que le choix entre deux valeurs entraîne l’abandon d’une autre, sans prétention d’un résultat net.78

La pluralité des valeurs et leur nature conflictuelle impliquent donc que les agents moraux doivent faire des choix, et ce, sans qu’il n’existe une réponse a priori. Cependant, il nous faut relativiser la difficulté des choix entre différentes valeurs. La difficulté des choix ne rend pas ces derniers impossibles. L’hétérogénéité des valeurs ne rend pas les choix impraticables, mais requiert plutôt une balance des valeurs et des enjeux en présence.79 Il faut simplement éviter de prendre une décision sur le seul fondement de contenus généraux et abstraits et plutôt recourir à une évaluation qualitative des différentes considérations.80 En effet, la résolution des conflits est

75 William A. Galston, supra note 42 à la p 31. 76 George Crowder, supra note 15 à la p 52. 77 Michael Stocker, supra note 71 à la p 169. 78 Ibid.

79 William A. Galston, supra note 42 à la p 34. 80 Ibid.

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donc possible, mais nécessite une évaluation adéquate des enjeux plutôt que l’application d’une simple règle rationnelle.

Il faut également se garder d’attribuer à ces évaluations un caractère relativiste. Selon John Gray, les choix entre valeurs ne sont pas arbitraires et relèvent d’une certaine rationalité.81 Les conflits de valeurs surviennent dans les circonstances et les pratiques de la société, et l’agent moral doit répondre à ces conflits selon ce contexte et non selon ses propres conceptions.82 Effectivement, bien que les circonstances de l’agent moral puissent affecter le choix effectué, il n’en demeure pas moins que ce choix s’inscrit dans un plus grand contexte. La réalisation d’un choix se fait donc par l’évaluation des valeurs en conflit dans un contexte donné.

2. Le fait du pluralisme

L’engouement pour le pluralisme des valeurs peut certainement être attribué à Isaiah Berlin et son refus de voir pervertir la réalité morale par les caprices d’une simple théorie. Vindicateur, l’auteur décriait la propension du monisme à couvrir d’un voile théorique l’expérience morale.83 Le pluralisme des valeurs s’impose comme conception assurant une meilleure représentation des phénomènes auxquels les agents moraux sont exposés. L’émergence du pluralisme des valeurs nous semble donc être un effort réflexif à la réalité des agents moraux, confrontés à différentes valeurs hétérogènes et aux choix inhérents à la vie morale.84 Afin d’exposer la prévalence du pluralisme des valeurs sur le monisme moral, nous exposerons l’existence d’une pluralité de valeurs incommensurables et conflictuelles et la désuétude d’une réflexion moniste pour encadrer une telle réalité.

En premier lieu, le pluralisme des valeurs reconnaît la nature distincte des valeurs de par l’évaluation effectuée par l’agent moral. L’importance accordée aux valeurs par les agents moraux n’est pas moniste, car elle n’est pas indifférente à la nature même de la valeur choisie.85 Il ne suffit que de penser aux valeurs de justice et d’égalité pour illustrer ce principe. Si dans une

81 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 42. 82 Ibid à la p 43.

83 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », supra note 26 à la p 216. 84 Daniel M. Weinstock, « Le défi du pluralisme », supra note 27 à la p 11. 85 Michael Stocker, supra note 71 à la p 174.

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affaire un individu se sent victime d’une injustice, il ne pourra être conforté par le fait qu’il est toutefois traité comme tous les autres. L’individu aura toujours faim de justice, peu importe si sa situation est égale à celle d’autrui.

Les individus ne sont pas indifférents à la nature des valeurs poursuivies en vertu d’un principe global. La perspective pluraliste rend ainsi compte du souci particulier que les individus entretiennent par rapport à la particularité des valeurs. Effectivement, l’individu est concerné par la valeur en elle-même et non pas par un montant net de valeurs.86 La pluralité distincte et irréductible des valeurs permet de rendre compte des caractéristiques et de la véritable importance des valeurs. Contrairement à l’évaluation quantitative relative à une hiérarchie ou échelle moniste, l’évaluation qualitative pluraliste permet de saisir les caractéristiques et l’importance propre aux valeurs.

En second lieu, l’expérience morale révèle que les valeurs ne peuvent pas être comparées sur une échelle absolue. La commensurabilité imposée par les théories monistes déforme la signification des valeurs et réduit leurs conflits à de simples équations à résoudre.87 Les calculs monistes écartent les considérations particulières aux valeurs elles-mêmes, qui sont pourtant partie intégrante de la réalité de l’agent moral. Certains contestent l’incommensurabilité des valeurs sur le fondement qu’il serait par conséquent impossible de faire des choix rationnels en raison de la non-intelligibilité des valeurs entre elles.88 Pourtant, force est de constater que l’agent moral fait des choix malgré l’incommensurabilité de valeurs. Le choix se fait sur la base d’une balance des considérations, une évaluation qualitative et non seulement quantitative. La critique moniste est un effort conceptuel restreignant les valeurs et les choix à un cadre préétabli, mais l’expérience morale ne peut s’expliquer par un cadre conceptuel aussi fermé.89 Les choix entre valeurs sont possibles, et nécessaires, dans un univers où ces conflits se confrontent constamment.

En troisième lieu, le pluralisme des valeurs offre une perception plus adéquate des conflits inhérents à la vie morale. La thèse moniste n’écarte pas l’existence de conflits entre les valeurs,

86 Ibid à la p 182.

87 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 45. 88 Ibid à la p 51.

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mais de tels conflits sont éphémères dans le grand schème harmonieux de l’unité des valeurs.90 Les conflits monistes peuvent être résolus facilement, car il existe une formule décisionnelle rationnelle déterminant la solution. Cependant, une telle conception relègue le processus décisionnel à l’application d’une simple règle, et ce, contrairement à l’expérience de l’agent moral. La réalité éthique comporte des conflits de valeurs auxquels il n’existe pas de réponse fondée sur l’application simpliste d’une règle.91 L’évaluation qualitative relevant de l’agent sera ainsi une délicate opération de mise en balance et de prise en compte des différents enjeux, plutôt que la simple application d’une règle préétablie.

Le pluralisme des valeurs reconnaît que certains conflits ont une profondeur importante.92 Les conflits peuvent être permanents, sans qu’il n’existe une solution finale et harmonieuse, mais nécessitant plutôt le choix justifié d’une valeur au détriment de l’autre. Une telle conception représente plus fidèlement les véritables dilemmes moraux que nous retrouvons.93 Les conflits de

valeurs ne sont pas simplement apparents, mais bien sérieux.

Tel que mentionné précédemment, si le monisme et le pluralisme reconnaissent l’existence de conflits et le besoin de faire des choix, le monisme fournit aux agents moraux une formule décisionnelle simplifiant la résolution des conflits. Le monisme moral présume que les choix peuvent être faits sur la base d’un standard universel.94 Cependant, un tel standard semble occulter la distinction des différentes valeurs, mais également le souci particulier accordé à chacune d’entre elles. Le pluralisme des valeurs implique un choix fait sur la base d’une évaluation qualitative des valeurs en conflit plutôt que par l’application d’une simple règle. L’évacuation d’un standard universel permet une meilleure représentation de la réalité des agents moraux qui doivent prendre des décisions face à des conflits profonds de valeurs.

Le pluralisme des valeurs est également en mesure de représenter la réalité morale suite à l’exercice d’un choix par la prise en compte non seulement du résultat, mais du coût

90 George Crowder, supra note 15 à la p 5.

91 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 35. 92 George Crowder, supra note 15 à la p 5.

93 Ibid à la p 6.

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d’opportunité survenu suite à un choix. Le choix d’une valeur entraîne nécessairement la perte d’une autre valeur, et ce, sans mesure compensatrice puisque les valeurs sont irréductiblement plurielles.95 Le moniste moral perçoit ultimement le résultat d’un choix, sans rendre compte de la perte relative à l’option écartée. L’opération de choisir sous la perspective pluraliste permet de comprendre qu’un choix engendre un certain regret, un manque par rapport à une valeur particulière. La notion de manque est ici importante telle que le souligne Michael Stocker en illustrant qu’une vie peut être bonne, mais manquer de plaisir.96 Il faut donc délaisser une valeur au profit d’une autre, et cette perte ne peut être compensée par le gain réalisé en choisissant l’autre valeur.

En dernier lieu, la vision offerte par le pluralisme des valeurs nous semble plus adéquate, voire même plus familière, puisqu’elle reconnaît qu’il existe plus qu’un simple idéal, mais au contraire une pluralité de buts à atteindre.97 Effectivement, il nous faut reconnaître qu’il existe un grand

nombre de manières dont les individus mènent leur vie. L’étude éthique démontre que les individus poursuivent des vies différentes, et ce pour différentes raisons.98 Les différentes

manières de vivre sont chacune rattachées à différents aspects du bien, chacune arborant un différent lot de valeurs auxquelles s’identifient les individus.Il n’existerait donc pas un idéal renfermant le monopole du bien.

Les différents buts visés par les individus sont porteurs de différentes valeurs qui peuvent s’affronter. Il existe une panoplie de cours d’actions à suivre et de vies dignes d’être vécues, qui ne peuvent être rassemblés sous l’égide d’un seul idéal.99 Par exemple, on reconnaît aussi bien les qualités d’une vie centrée sur la famille que d’une vie centrée sur la carrière, alors qu’il s’agit de conceptions de la vie bonne aux buts et valeurs distinctes. Une personne prônant la famille peut renoncer à orienter sa vie en fonction de son emploi, à la plus grande incompréhension d’une autre personne qui aura fait sa vie en fonction de ses ambitions carriéristes. Et si ces deux

95 Ibid à la p 7.

96 Michael Stocker, supra note 71 à la p 170.

97 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 37. 98 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 à la p 5. 99 Isaiah Berlin, « Introduction », supra note 52 à la p 43.

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vies ne convergent pas vers un même idéal, elles poursuivent des buts distincts, mais tout aussi valables.

Alors que le monisme moral prétend que tous les biens se rejoignent dans la concrétisation d’un seul idéal, le pluralisme reconnaît la réalité compétitive de ces différents parcours. Les buts et les valeurs s’affrontent, de telle sorte qu’il est nécessaire d’abandonner ou d’écarter certaines valeurs.100 Prétendre le contraire, soit qu’il existe une ligne directrice universelle, dessine les contours d’une utopie harmonieuse, loin de la réalité morale conflictuelle à laquelle sont réellement exposés les agents.101 Il existe des contraintes situationnelles importantes aux différentes avenues qu’un individu peut entreprendre, telles que les capacités, l’espace ou le temps.102 Par exemple, la poursuite des études favorise une certaine satisfaction intellectuelle, mais le temps y étant consacré empêche de s’adonner à d’autres plaisirs de nature hédoniste telle que le voyage ou autre enrichissement de l’âme. Prétendre que toutes les fins se recoupent et oeuvrent dans une même direction est trompeur.

Le pluralisme des valeurs trouve ainsi une résonnance accrue dans les sociétés modernes actuelles, en raison de la coexistence des nombreuses façons de vivre qui les caractérisent.103 L’engouement pour le pluralisme des valeurs s’explique donc par sa faculté à exprimer plus adéquatement l’expérience de l’agent moral, mais également de diversité de conceptions de bien retrouvée au sein d’une même société. En tant que théorie métaéthique descriptive, il nous faut donc privilégier le pluralisme des valeurs au modèle moniste en raison de sa représentation plus adéquate de la réalité axiologique.

3. La moralité politique pluraliste

La théorie descriptive du pluralisme des valeurs représente donc la réalité axiologique telle que vécue par les agents moraux, mais s’étend également au-delà des frontières axiologiques, entraînant des ramifications importantes pour la moralité politique. La pluralité des valeurs et des conceptions de la vie bonne engendre invariablement des désaccords profonds entre membres

100 Isaiah Berlin, « Introduction », supra note 52 à la p 43. 101 Ibid à la p 44.

102 George Crowder, supra note 15 à la p 55.

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d’une même société. 104 Les sociétés contemporaines doivent donc composer avec la rencontre de conceptions incompatibles issues du processus de raisonnement normal des individus. 105 Les individus ne se réalisant pas tous de la même manière, la moralité politique ne peut imposer une manière de vivre prédéterminée.

Les institutions publiques n’ont ultimement d’autres intérêts que ceux de leurs sujets et doivent donc ainsi composer avec les valeurs et les intérêts multiples, et contradictoires, des individus qu’elles représentent. À cet effet, Joseph Raz critiquait les prétentions d’une moralité institutionnelle étrangère à la moralité individuelle et favorisait plutôt une moralité politique fondée sur les considérations individuelles.106 La moralité politique doit rendre compte des mouvements et des conflits de valeurs dont pullulent les vies des individus sujets aux décisions institutionnelles.107 Les institutions doivent donc donner lieu au pluralisme et permettre en son sein la réalisation d’une multitude de biens. La société pluraliste se caractérise ainsi par la diversité et le multiculturalisme, dont les corollaires s’entendent d’une certaine mesure d’autonomie formelle et de tolérance.

De prime abord, il nous faut souligner la diversité des formes de vie coexistant dans une société pluraliste. Il découle du pluralisme des valeurs une multitude de buts distincts à poursuivre pour satisfaire les intérêts des individus. En fait, les différentes fins de l’humanité ne peuvent être réduites à une seule généralité en raison des valeurs et intérêts incommensurables. Il faut donc éviter de tomber dans le piège d’évaluer les actions sur la base d’un seul critère.108 Par exemple, Berlin spécifiait que les actions ne peuvent être évaluées sur la seule base de la liberté comme fin en soi, sous peine de négliger des actions guidées par des intérêts tout aussi légitimes, par exemple des intérêts économiques ou sociaux. 109 L’individu fait donc face à une pluralité de buts qu’il peut poursuivre afin de répondre à une conception de la vie bonne.

104 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 166. 105 John Rawls, supra note 8 à la p xvi.

106 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 3. 107 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » supra note 26 à la p 168. 108 Isaiah Berlin, « Introduction » supra note 52 à la p 53.

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Afin de satisfaire les intérêts des différents membres de la société, il nous faut reconnaître l’existence d’une diversité des conceptions de la vie bonne, dont il nous faut accepter la légitimité. Le pluralisme des valeurs implique une reconnaissance de la multitude de buts et de valeurs composant la diversité humaine. Selon Crowder, une société pluraliste reconnaît et accepte l’existence de différentes conceptions du bien plutôt que d’essayer d’y pallier.110 Cette pluralité des valeurs et des différents buts ne constitue donc pas un défaut nécessitant d’être assimilé sous un idéal global. Au contraire, cette diversité est perçue comme contribuant à l’avancée de l’humanité. La thèse pluraliste conçoit que de nombreuses valeurs et fins distinctes peuvent contribuer à une vie en société.111 La reconnaissance des diverses valeurs se traduit donc par l’engagement à respecter les différentes manières de vivre.

Les individus ne se développent donc pas de la même manière, dans l’optique d’atteindre un but partagé. Le développement des individus s’opère en accord avec leur propre conception de la vie bonne, et ce, par la poursuite de différents buts. Dans cette lignée, le philosophe Joseph Raz émettait le constat que la satisfaction des intérêts des individus repose sur leur possibilité à rencontrer leurs buts et objectifs. 112 Selon Raz, la conception de la vie bonne d’un individu s’opère par la création de raisons fondées par l’entremise de la poursuite de différents buts et des occasions ainsi créées.113 Il s’en suit que les individus doivent être en mesure de faire leurs propres choix afin de poursuivre leur propre conception de la vie bonne.

En conséquence, la société pluraliste doit laisser place à l’autonomie de ses membres afin de leur permettre la réalisation de leurs différents intérêts. La personne autonome est celle qui est auteur, au moins en partie, de sa propre vie.114 L’autonomie se traduit donc par la faculté d’une personne à poursuivre les buts qu’elle a elle-même choisis. Notons cependant que la capacité d’être autonome nécessite au moins le choix entre différents biens, mais également une certaine indépendance face à la coercition.115 Afin de pouvoir s’identifier à la manière de vivre qu’elle

110 George Crowder, supra note 15 à la p 137. 111 George Crowder, supra note 15 à la p 140.

112 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 390. 113 Ibid à la p 388.

114 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 369. 115 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 372.

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poursuit et satisfaire ses intérêts, une personne doit être consciente d’une certaine latitude dans la portée de ses actions.

La société autonomiste répond aux implications du pluralisme des valeurs, car elle présuppose qu’il existe plusieurs voies et considérations, certaines incompatibles, au travers desquelles il est nécessaire de faire des choix de manière à satisfaire certains intérêts. Les conditions de l’autonomie sont un prérequis afin de permettre la réalisation de ces différentes manières de vivre.116 L’autonomie est donc une caractéristique centrale d’une société pluraliste, et vice versa, car les conditions de l’autonomie ne peuvent être réalisées que dans une société marquée par le pluralisme des valeurs.

L’autonomie dont il est question est la capacité de choisir parmi les valeurs, soit une autonomie formelle, plutôt qu’une autonomie substantielle où toutes les formes de vie dignes d’être vécues seraient fondées sur la valeur de l’autonomie. Le professeur Weinstock est d’avis que le pluralisme des valeurs donne ainsi naissance à une théorie politique individualiste et autonomiste, impliquant que les individus soient en mesure de déterminer leur propre conception de la vie bonne et de la mener à bien.117 L’impératif de choix caractéristique du pluralisme des valeurs résonne donc dans le champ normatif en promulguant un degré d’autonomie apte à laisser les différents individus se développer à leur propre convenance.

En plus de son caractère autonomiste, la société pluraliste se caractérise par l’égalité des formes de vie permises. Effectivement, le pluralisme des valeurs implique qu’il existe de nombreuses formes de vie, représentant différentes valeurs, chacune aussi optimale l’une que l’autre.118 Le pluralisme des valeurs rejette donc l’existence d’une manière supérieure de vivre ou d’une quelconque uniformité. La société pluraliste accepte plutôt l’existence de plusieurs manières de vie décentes, potentiellement incompatibles, sans qu’une conception ne puisse prétendre à une rationalité supérieure dans l’absolu.119 La société pluraliste ne peut subsister sous le dogme d’une conception supérieure de la vie bonne.

116 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 391. 117 Daniel Weinstock, « Fausse route », supra note 9 à la p 194. 118 Joseph Raz, The Morality of Freedom, supra note 46 à la p 393. 119 George Crowder, supra note 15 à la p 8.

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