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Chapitre 2. L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste 59

C. Le constitutionnalisme et les conflits inévitables de valeurs 80

2. Le constitutionnalisme pragmatique 87

Le recours à un consensus fondé sur une raison publique s’entend d’un effort de théorisation afin de pallier aux désaccords susceptibles d’affecter la légitimité de l’ordre constitutionnel. La réponse à une proposition descriptive sous le couvert de la théorie est cependant une avenue peu reluisante.415 Selon James Tully, il ne suffit pas de justifier le pouvoir au sein de l’ordre constitutionnel par une proposition métaphysique prescrivant les tenants de la raison, mais plutôt de faire preuve d’un effort critique pratique.416 Le constitutionnalisme doit éviter de tomber dans

les descentes conceptuelles susceptibles d’endiguer la nature conflictuelle de la société au profit d’un idéal abstrait.417

La professeure Simone Chambers dénonce à cet effet les prétentions monistes visant à regrouper sous le couvert d’une constitution la pluralité des citoyens et des circonstances retrouvées dans

412 Jean Leclair, « Constitutional Principles in the Secession Reference » dans P Oliver, P Macklem & N Des Rosiers, supra note 331, 1009 à la p 1024.

413 Jeremy Webber, supra note 296 à la p 261. 414 Ibid

415 James Tully, « The Unfreedom », supra note 302 à la p 217. 416 Ibid.

une même société.418 Selon l’auteur, une constitution ne s’entend plus simplement d’un instrument légal prescriptif, mais fait également office d’instrument descriptif reflétant les différentes conceptions de la vie bonne subsistant au sein d’une même société.419 Le constitutionnalisme pluraliste doit donc s’efforcer de représenter la réalité pluraliste par la pratique, plutôt que de soutenir une théorie abstraite prescrivant un idéal.

Il demeure cependant que les débats et les délibérations doivent tout de même trouver un point de clôture afin d’assurer la poursuite de la vie en société.420 Le droit constitutionnel a ainsi pour prétention de répondre à ce besoin de fixité, tout en laissant une certaine ouverture et flexibilité afin d’assurer la subsistance de la diversité. Le droit constitutionnel doit offrir un cadre capable d’accommoder la pluralité des conceptions en présence et maintenir la conversation, tout en offrant une réponse aux problématiques légales. 421 Pour ce faire, la pratique constitutionnelle tend à mettre de côté certaines disputes sur des principes fondamentaux, afin de résoudre un problème particulier malgré les tensions sous-jacentes.422 Le passage sous silence de certaines

discordances permet à la pratique constitutionnelle d’avancer malgré la présence de conflits irréconciliables.

À cet effet, la thèse de l’auteur Cass R. Sunstein nous offre une avenue potable pour réconcilier l’existence de l’ordre constitutionnel et de l’univers pluraliste. 423 Il reconnaît en fait que les personnes s’entendent plus facilement en pratique que dans l’abstrait, ce qu’il explique par l’existence d’accords non entièrement théorisés (« incompletely theorized agreements »).424 La théorie de Sunstein requiert de s’affranchir du joug conceptuel, pour s’attarder à un certain degré de particularité. L’auteur argue que ces accords non entièrement théorisés font partie intégrante de notre vécu individuel et collectif. Effectivement, les personnes parviennent à s’entendre, sans exposer leurs engagements profonds. Ainsi, les personnes peuvent s’entendre sur les résultats

418 Simone Chambers, supra note 327 à la p 159. 419 Ibid.

420 Jeremy Webber, supra note 296 à la p 265. 421 Ibid à la p 265.

422 Ibid à la p 262.

423 Cass R. Sunstein, supra note 401 à la p 1.

d’une instance et leur justification sur la base des principes de degré inférieur, sans recourir à des justifications relevant de conceptions fondamentales.425

L’existence de tels accords serait nécessaire afin d’assurer la prise de décision justifiée et efficace, malgré la présence de désaccords importants. Effectivement, la théorie de Sunstein permettrait de réduire la complexité des problèmes à ses dimensions concrètes plutôt que de requérir un consensus de principes.426 Tel que le souligne Sunstein, les arbitres d’un système légal ont tendance à adopter des accords non entièrement théorisés afin d’atteindre une certaine stabilité malgré le fait du pluralisme.427 Lesdits accords expliqueraient en fait une part importante du droit, légitimant l’usage du pouvoir coercitif malgré l’existence de désaccords.

Ainsi, l’ordre constitutionnel peut être justifié non pas grâce à une raison abstraite issue de la théorie constitutionnelle, mais bien grâce à un accord sur la pratique constitutionnelle. Les individus peuvent plus facilement s’entendre sur la pratique constitutionnelle que sur une théorie générale.428 Plutôt que de défendre une théorie constitutionnelle fondée sur un engagement

commun envers certains principes, il serait suffisant d’accepter les résultats de la pratique constitutionnelle et leurs justifications avec un certain degré de particularité.429 Ainsi, les accords non entièrement théorisés permettent de fournir une réponse aux questions légales et aident à déterminer le droit, sans avoir à être justifié par l’entremise d’une théorie abstraite.

L’auteur reconnaît notamment l’importance des silences dans la pratique constitutionnelle, afin d’assurer la résolution pratique.430 Effectivement, les silences peuvent permettre d’éviter les conflits et permettre de passer outre certaines impasses.431 Le passage sous silence de certains aspects conceptuels permet une résolution pratique des conflits sans heurts aux différentes conceptions en jeu. Par exemple, la pratique constitutionnelle peut défendre la liberté

425 Cass R. Sunstein, supra note 401 aux pp 4 & 5.

426 Stéphane Bernatchez et Marc-André Russell, supra note 594 à la p 44.

427 Cass R. Sunstein, Legal Reasoning and Political Conflict, New York, Oxford University Press, 1996 à la p 5.

428 Cass R. Sunstein, supra note 401 à la p 1. 429 Ibid à la p 2.

430 Ibid.

d’expression, sans faire référence à une théorie fondamentaliste. Les silences constitutionnels peuvent par conséquent permettre une adhésion plus facile à un résultat particulier.

Les accords non entièrement théorisés permettent d’assurer la légitimité de l’ordre constitutionnel dans un monde marqué par le pluralisme et les conflits perpétuels, en assurant une certaine stabilité sociale, malgré la présence de conceptions concurrentes de la vie bonne.432 Effectivement, la résolution de problèmes constitutionnels serait possible grâce à ces accords évitant de tomber dans un niveau d’abstraction susceptible de révéler des conflits fondamentaux. Les accords non entièrement théorisés permettent d’assurer le vivre-ensemble et le respect mutuel entre les membres de la société.433 Plus encore, recourir à ce type d’accord permet de réduire le coût dont écopent les dissidents, en évitant de bannir complètement certaines conceptions de la vie bonne.434 Les problèmes ainsi résolus permettent de limiter le coût des parties qui voient leur cause rejetée, car un cas particulier ne récuse par leur conception de la vie bonne. Ainsi, l’ordre constitutionnel peut donc s’accorder avec le pluralisme des valeurs, à condition d’éviter les descentes conceptuelles cherchant à trouver absolument un consensus.

À ce propos, l’auteur David Schneiderman avance que la culture constitutionnelle canadienne privilégie l’expérience vécue plutôt que les prétentions grandiloquentes d’une théorie abstraite. L’auteur délaisse les prétentions monistes ayant pour vocation de définir un constitutionnalisme cohésif, au profit d’un constitutionnalisme non entièrement réalisé, sujet à différentes controverses et ouvert aux ajustements. 435 Ainsi, plutôt que de regrouper les principes constitutionnels sous le couvert du consensus, le constitutionnalisme canadien s’évertue à expliquer la pratique constitutionnelle et à concilier les différents résultats hétérogènes. La pratique constitutionnelle canadienne ne prétend donc pas imposer un dogme particulier, mais offre plutôt une voie de résolution aux cas particuliers par le biais d’un cadre constitutionnel.

Nous pouvons remarquer dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada une tendance à s’écarter des conceptions abstraites pour privilégier des cadres d’analyse visant la résolution de

432 Ibid à la p 13. 433 Ibid.

434 Ibid à la p 14.

problèmes dans des cas particuliers. Notamment, le retour au test proposé dans l’arrêt Andrews c

Law Society of British Columbia436 illustre l’hésitation de la Cour à laisser reposer l’évaluation

d’une mesure discriminatoire sur une notion abstraite, susceptible de conflits. Effectivement, l’arrêt Egan c Canada437 ajoutait comme critère une référence à l’atteinte à la dignité de la

personne afin d’établir le caractère discriminatoire d’une distinction. L’inclusion de la dignité humaine a été détaillée par des facteurs contextuels dans l’arrêt Law c Canada (Ministre de

l’Emploi et de l’Immigration)438, ajoutant par le fait même que l’objet du droit à l’égalité était d’empêcher l’atteinte à la dignité.439

Le nouveau caractère central de la dignité humaine a cependant causé certains problèmes, en raison de son caractère abstrait donnant peu d’indications sur la détermination d’une atteinte. Dans l’arrêt R c Kapp440, la Cour suprême reconnaissait l’importance de la dignité humaine, mais soulignait par la même occasion la difficulté d’application d’un tel critère.441 Le critère de la

dignité humaine menait à une certaine confusion et révèlerait des difficultés d’application due à son caractère subjectif.442 La Cour suprême a ainsi préféré concentrer ses efforts sur l’effet

discriminatoire de la distinction et retourner au test de l’arrêt Andrews.443

Ainsi, la Cour suprême s’est détournée de la dignité humaine comme critère à la détermination d’une atteinte au droit à l’égalité, notamment en raison de l’absence d’un accord possible sur ledit principe. Effectivement, faire reposer le droit à l’égalité sur la dignité humaine nécessitait un éclaircissement de la relation entre ces deux principes et une tentative de raisonnement fondé sur une théorie substantive susceptible de désaccords.444 La Cour suprême montre donc un certain attachement à la raison pratique dans la détermination de l’atteinte au droit à l’égalité.445

436 [1989] 1 RCS 143 [Andrews]. 437 [1995] 2 RCS 513 [Egan]. 438 [1999] 1 RCS 497 [Law]. 439 Ibid, aux para 4 à 9. 440 [2008] 2 RCS 483 [Kapp]. 441 Ibid, aux para 21 et 22.

442 Lynn Smith et William Black, « The Equality Rights » dans Errol Mendes & Stéphane Beaulac, dir, supra note 17, 951 aux pp 963 et 964.

443 Kapp, aux para 23 et 24.

444 Jonnette Watson Hamilton et Daniel Shea, « The Value of Equality in the Supreme Court of Canada : End, Means or Something Else » (2010) 29 WRLSI 125 à la p 142.

La Cour n’a ainsi pas tenté de préciser la conception de la dignité humaine ou de contrer les problèmes conceptuels survenant dans son utilisation légale, mais a préféré l’écarter.

L’interprétation fournie nous semble en adéquation avec la théorie des accords non entièrement théorisés de Sunstein, préférant opérer sous le couvert d’un accord pratique restreint plutôt qu’en référence à une théorie abstraite. L’interprétation constitutionnelle canadienne serait ainsi susceptible de s’accommoder du pluralisme des valeurs par le biais d’une perspective pratique, évitant les théories prescriptives abstraites.