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L’interprétation légale pluraliste 45

Chapitre 1. L’univers normatif pluraliste 12

B. Le droit informé par la perspective pluraliste 32

3.     L’interprétation légale pluraliste 45

L’herméneutique juridique conçoit le droit comme un concept interprétatif et il nécessite donc l’intervention des juristes afin de prendre forme. Il revient donc aux intervenants du système

199 Jack Winter, « Justice for Hedgehogs, Conceptual Authenticity for Foxes : Ronald Dworkin on Value Conflits » (2016) 22 Res Publica 463 à la p 473.

légal de fournir la meilleure interprétation possible afin de régler une situation particulière.200 Effectivement, la nature argumentaire du droit ne reconnaît que la meilleure justification à un problème juridique.201 Il en résulte qu’il existe des interprétations supérieures à d’autres, et que ces dernières doivent constituer le droit. Les juges doivent donc s’efforcer à trouver la meilleure interprétation capable de répondre aux problèmes légaux soumis au processus judiciaire.

Il nous faut ici souligner une distinction entre deux types de cas, les cas simples (ou « easy

cases ») et les cas difficiles (ou « hard cases »). Les cas difficiles consistent en des cas où il

existe différents arguments capables de répondre à une situation donnée, contrairement aux cas simples où la ligne argumentaire n’entraîne aucun doute. Les cas difficiles ne sont pas, comme le prétendaient certains positivistes, de cas atypiques auxquels la pratique légale doit compenser par une certaine discrétion.202 Au contraire, les cas difficiles sont généralement ceux retrouvés devant les cours de justice, révélant différentes avenues devant lesquelles il faut trancher.

Le professeur Dworkin défend la thèse selon laquelle il existe une seule bonne réponse (ou « one

right answer ») aux cas difficiles. Dans les prémisses mêmes de Law’s Empire, Dworkin

s’exprime sur le sujet en précisant que « in most hard cases there are right answers to be hunted

by reason and imagination »203. La seule bonne réponse dont il est question s’entend de la meilleure justification au questionnement légal, qui demeure cependant toujours ouvert à la présentation d’une meilleure réponse.204 Cependant, l’accession à la bonne réponse dans tous les cas difficiles imaginables ne peut être réalisée que par un juge à l’intelligence et à la patience surhumaine, le fameux dénommé Hercule.205 L’auteur ne prétend cependant pas que cette image fictive soit un exemple réaliste.

Il accepte la possibilité d’erreur ou de diversité dans la recherche d’une réponse juridique, mais nie qu’une telle réalité puisse nuire à sa thèse de la seule bonne réponse. Effectivement, il

200 Luc B. Tremblay, « Le positivisme juridique versus l’herméneutique juridique » (2012) 46 RJT 249 à la p 273.

201 Jean-Yves Chérot, supra note 147 à la p 1974.

202 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 43. 203 Ibid aux pp viii à ix.

204 Jean-Yves Chérot, supra note 147 à la p 1974.

demeure que dans un cas donné, une partie a un droit qui supplante les intérêts de l’autre partie et mérite donc de l’emporter selon les contraintes imposées par la pratique légale.206 Ainsi, Dworkin ne défend pas l’idée d’une bonne réponse à l’objectivité absolue, mais bien d’une réponse que l’expérience du juge révèlera comme véritable eu égard à certaines convictions.207 La solution ne relève donc pas d’une réalité objective, mais bien d’une construction propre au juge dans le cas présent, mais contrainte par différents standards.

Bien entendu, les principes forment des standards juridiques, mais leur application requiert des jugements d’ordre moral et politique. Cependant, Dworkin attribue ces jugements à une référence à des convictions profondes et donc à une discrétion négligeable.208 Il faut donc éviter de crier au pur subjectivisme, puisque le juge ne peut référer à ses simples opinions, mais bien seulement à des convictions justifiées. Effectivement, le processus argumentatif fournit la justification nécessaire par la découverte des convictions établies au sein de la communauté.209

La primauté du droit dans la théorie de Dworkin s’entend donc d’un engagement à trouver les solutions aux problèmes légaux dans les convictions profondes de cette communauté qui ont nourri et nourrissent encore la pratique légale.210

De plus, l’interprétation demeure encadrée par les règles et la pratique légale. La théorie interprétative de Dworkin ne confère pas aux juges une discrétion appréciable dans la recherche de la meilleure interprétation possible.211 L’empire du droit dans la conception dworkinienne réfère à un univers légal sans interstice (ou « gapless »).212 Les juges doivent donc œuvrer sous le couvert du droit et doivent se référer aux standards juridiques, plutôt qu’à leur simple discrétion.213 Les juges se voient donc contraints et encadrés par le droit.

La thèse d’une seule bonne réponse repose donc sur les convictions de l’interprète issues de la communauté de principes, mais également sur le projet de fournir une certaine cohérence au sein

206 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, supra note 24 à la p 82. 207 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 67.

208 Ibid.

209 Jeremy Waldron, « The Rule of Law as a Theater of Debate », supra note 155 à la p 329. 210 Ibid à la p 329.

211 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 9. 212 Ibid aux pp 8 et 9.

du domaine légal. Pourtant, il nous faut souligner que Dworkin accepte l’existence de désaccords moraux et politiques dans les démocraties constitutionnelles contemporaines. Par conséquent, l’existence de plusieurs réponses plausibles aux questions d’ordre public nous semble plus à propos que l’existence d’une seule réponse en raison de convictions qui peuvent se révéler différentes.214 En l’occurrence, il nous faut revisiter la théorie adjudicatrice proposée par l’herméneutique dworkinienne de manière à révéler les apports du pluralisme des valeurs.

En premier lieu, il nous faut nous pencher sur la possibilité de cette seule bonne réponse face à la pluralité des valeurs et des conceptions du bien. La tâche de concilier les multiples principes de la pratique légale sous le couvert de l’interprétation constitue une tâche phénoménale. À ce propos, Dworkin doit référer à un personnage fictif, ce fameux juge Hercules capable d’identifier tous les principes et les questions juridiques et de fournir des interprétations cohérentes.215 Les véritables juges ne parviendront donc pas nécessairement à la seule et bonne réponse, bien qu’elle puisse exister, et fourniront des réponses distinctes malgré leurs efforts d’intégration. Selon Waldron, Dworkin ne défend pas l’idée d’une réponse absolue et transcendantale, mais plutôt le caractère achevé de l’argumentation légale. 216 Cette position viserait en fait à s’opposer à la vision positiviste cherchant à inclure une portée discrétionnaire à la prise de décision dans les cas difficiles. Le droit ne révélerait ainsi aucun trou, mais serait caractérisé par un processus continu formé par l’argumentation.

Le droit serait complet à même la pratique interprétative qui la caractérise, peu importe la réponse obtenue tant qu’elle suit la procédure argumentative. En fait, Dworkin reconnaît qu’il puisse exister des désaccords sur le droit en raison des convictions propres à chaque juge, mais il soutient que les différentes routes entreprises ramènent au même point final en raison des standards juridiques.217 Les juges emprunteront des chemins différents dans la quête d’une interprétation capable de fournir une réponse dictée par la pratique légale et les convictions.

214 Michel Rosenfeld, « Dworkin and the One Law Principle : A Pluralist Critique » (2004) 233:3 Revue Internationale de Philosophie 363 à la p 363.

215 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 239.

216 Jeremy Waldron, « The Rule of Law as a Theater of Debate » supra note 155 à la p 328. 217 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 412.

L’herméneutique dworkinienne met en fait l’accent sur le caractère argumentatif de la pratique légale, et non sur son objectivité. Il s’agit du constat de Jeremy Waldron lorsqu’il souligne que Dworkin caractérise la culture politique d’une communauté comme un théâtre de débats, où les membres argumentent sur les principes constituants le système.218 Selon Waldron, cette communauté est donc caractérisée par les désaccords entre ses membres.219 Les principes sur lesquels reposent les décisions judiciaires présupposent donc des conflits au sein même de leur reconnaissance. Il s’en suit que la thèse d’une seule bonne réponse ne peut présumer une réponse objective et transcendante, puisque les principes sous-tendant une telle réponse sont eux-mêmes sujets à désaccords.

En fait, ce n’est pas l’existence de convictions partagées au sein d’une communauté qui permet d’atteindre une seule bonne réponse. Il s’agit plutôt de l’effort interprétatif imposé par la responsabilité défendue par Dworkin d’organiser ces mêmes convictions de façon à ce qu’elles se supportent mutuellement qui amène à l’existence d’une telle réponse.220 Cependant, il

demeure qu’il existe des conflits profonds de valeurs. Il s’en suit qu’il demeure certaines convictions indéfectibles qui, selon Dworkin, doivent simplement faire les frais d’une justification adéquate.221 À notre avis, ces convictions divergentes reflètent le pluralisme des valeurs et remettent en doute la possibilité de trouver une seule bonne réponse au sein d’une communauté caractérisée par le débat.

En second lieu, l’auteur Michel Rosenfeld conteste la possibilité qu’il puisse exister une seule bonne réponse dans des sociétés caractérisées par le pluralisme des valeurs.222 Il souligne notamment que Dworkin reconnaît qu’en matière d’interprétation constitutionnelle, certains concepts sont indéterminés et peuvent se révéler au travers de différentes conceptions.223 Les concepts constitutionnels doivent donc reposer sur certaines conceptions, qui peuvent se révéler concurrentes. Il en résulte l’existence d’une pluralité de réponses possibles face aux questions d’ordre constitutionnel, reposant sur des conceptions différentes de certains concepts.

218 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 211.

219 Jeremy Waldron, « The Rule of Law as a Theater of Debate » supra note 155 à la p 329. 220 Ronald Dworkin, Justice for Hedgehogs, supra note 132 à la p 62.

221 Ibid à la p 40.

222 Michel Rosenfeld, supra note 214 à la p 395.

Il s’en suit que la thèse de l’unique bonne réponse ne peut reposer sur l’existence de principes reconnus par la communauté, car l’interprétation de ces concepts dans une situation donnée est tributaire d’une conception précise. Dépendamment de la conception retenue eue égard à la situation, la réponse aux cas difficiles pourra donc être différente, mais tout aussi justifiée. Par conséquent, il n’existerait pas une meilleure adéquation (ou « best fit »), mais plusieurs adéquations de principes capables de répondre aux cas difficiles, dépendamment des conceptions sous-jacentes.

La thèse d’une seule bonne réponse défendue par l’herméneutique dworkinienne nous semble donc occulter les implications du pluralisme des valeurs, et ce, en dépit de l’immixtion du droit et de la morale. Le droit doit certes fournir des réponses claires aux problématiques juridiques, mais il doit également s’accommoder d’une réalité axiologique plurielle. Le pluralisme des valeurs rejette les prétentions absolutistes d’une réponse unique pour défendre une approche pluraliste, où les juges reconnaissent et respectent les différentes valeurs et conceptions présentes au sein d’une même communauté. 224 Les juges doivent faire amende honorable au pluralisme des valeurs et offrir la possibilité à différentes valeurs et conceptions d’être exprimées et considérées dans la prise de décisions.225

Le professeur Luc B. Tremblay défend une telle théorie interprétative sous le couvert de ce qu’il qualifie de l’interprétation constitutionnelle subjectiviste et pluraliste. L’interprétation subjectiviste qu’il propose ne s’entend cependant pas des opinions propres aux juges, mais d’une interprétation reflétant la diversité des conceptions personnelles des individus.226 L’interprétation

224 Iddo Porat, « The Plural Implications of Value Pluralism : A Comment on Maiman Schwarzschild’s On this Side of the Law and On That Side of the Law » (2009) 46:4 San Diego Law Review 1 à la p 9. 225 Notons que le professeur Mark D. Walters offre une conception intéressante de l’intégration du pluralisme des valeurs à l’interprétation du droit. L’auteur soutient qu’il faut éviter de conclure que l’interprétation du droit constitutionnel ne peut tendre vers l’unité en raison du pluralisme des valeurs, et défend plutôt la proposition à l’effet qu’il nous faut plutôt retenir une conception du pluralisme comme valeur, guidant l’interprétation constitutionnelle au même titre que l’intégrité, de manière à concilier le pluralisme aux autres valeurs constitutionnelles. Pour les fins du présent mémoire, nous soutenons que le pluralisme s’entend d’une proposition descriptive dont l’ordre normatif doit tirer certains enseignements, plutôt que d’une proposition normative. Voir : « Toward the Unity of Constitutional Value-or, How to Capture a Pluralistic Hedgehog » (2017) 63:2 RD McGill 1 aux pp 18 et 19.

propre au constitutionnalisme subjectiviste doit ainsi refléter le sens donné aux normes par les parties en présence par une définition ouverte des normes. L’interprétativisme rompt ainsi avec la référence à une conception cohérente et abstraite des principes de la communauté, pour reconnaître au contraire les différents intérêts plausibles et sincères la composant.227 L’interprétation constitutionnelle reflèterait ainsi les différentes valeurs et conceptions entretenues par la communauté, plutôt que de construire et imposer une seule conception.

La reconnaissance d’une pluralité de conceptions au sein de la communauté ouvre la porte à une conception pluraliste de la théorie herméneutique. Le professeur Tremblay soutient que l’interprétation informée par le pluralisme doit s’évertuer à reconnaître les justifications soutenues par différentes conceptions de manière à les concilier.228 L’interprétativisme n’est ainsi plus concerné par le moyen de trouver la meilleure formulation des valeurs afin de donner naissance à un tout harmonieux. L’interprétativisme pluraliste se réjouit plutôt de la diversité et n’a pour objet que de concilier les différentes interprétations229. On rejette ainsi la prétention

d’une seule bonne réponse caractéristique de l’herméneutique dworkinienne, au profit d’une herméneutique pluraliste.

L’interprétation doit composer avec une pluralité de conceptions qu’il doit mettre sur un même pied d’égalité, en considération cependant de la cohabitation de ces différentes conceptions. Le pluralisme exigerait donc la protection des différentes conceptions du bien, mais de manière à ce qu’elles puissent s’inscrire dans le cadre social, moral, politique et légal d’une société donnée.230 Selon Rosenfeld, l’interprétation doit donc être dynamique et faire front face aux conflits de principes afin de parvenir à une solution capable d’assurer une interaction inclusive et souple des différentes conceptions.231 L’auteur nous encourage donc à concevoir l’interprétation comme un dialogue perpétuel afin de concilier ces différentes conceptions au lieu d’un exercice linéaire où toutes les interprétations s’alignent sans quiproquos les unes avec les autres.232 L’interprétation

227 Ibid, à la p 29.

228 Ibid, à la p 34.

229 Avery Plaw, supra note 196 à la p 120.

230 Michel Rosenfeld, supra note 214 aux pp 391 et 392. 231 Ibid.

légale doit donc avoir pour but la conciliation de ces différentes conceptions, plutôt que leur amalgame sous une seule et unique vision.

Il s’agit sans nul doute d’un changement conséquent au sein de la théorie adjudicative. Les juges ne fournissent donc pas une seule et unique bonne réponse. Au contraire, les juges doivent éviter d’imposer la soi-disant meilleure interprétation et plutôt laisser la place à une conception ouverte du droit capable d’accommoder différentes conceptions.233 Ainsi, le juge doit être guidé par un sentiment d’humilité et de réflexivité et offrir une position ouverte afin de représenter les différentes conceptions incommensurables et permettre leur résolution selon les faits en l’espèce.234 L’interprétation légale doit devenir un véhicule capable d’accommoder le pluralisme, plutôt qu’un moyen de l’enrayer.

Le pluralisme caractéristique des sociétés modernes démontre que différentes valeurs et différentes conceptions peuvent intervenir dans une situation problématique. La légitimité du processus décisionnel ne doit pas être fondée sur la concordance de la décision à une conception particulière, mais plutôt à sa capacité à s’affirmer comme médiateur devant la pluralité des conceptions et des valeurs présentes au sein d’une communauté. Il s’en suit que les juges doivent être sensibles à la diversité des intérêts présents et tenter de les accommoder par le biais d’une interprétation inclusive et compromissoire. L’interprétativisme pluraliste et subjectiviste n’impose pas un ordre prédéterminé de valeurs sur l’ensemble de la population, mais plutôt une interprétation ouverte au pluralisme.