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L’institutionnalisation des droits et libertés 62

Chapitre 2. L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste 59

A. Les fondements juridiques du débat 60

2. L’institutionnalisation des droits et libertés 62

Le second principe astreignant le pouvoir coercitif de l’État consiste en l’institutionnalisation des droits et libertés, donnant lieu à un nouveau modèle d’organisation étatique caractéristique des démocraties constitutionnelles modernes. La tradition des Chartes des droits (ou « Bill of

Rights ») assure des contraintes de nature individuelle sur le pouvoir de l’État. Le respect des

droits et libertés s’est donc inscrit comme un engagement profond au sein des différentes sociétés, voire une composante essentielle des démocraties constitutionnelles.286 Il en découle ce

280 Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, éd étudiante, Toronto, Carswell, 2015 à la p 12-4. 281 Colonial Laws Validity Act, 1865 (R-U), 28 & 29 Vict, c 63.

282 Henri Brun, supra note 273 à la p 151. 283 Peter W. Hogg, supra note 285 à la p 12-4. 284 Colonial Laws Validity Act, supra note 280.

285 Gérald-A. Beaudoin, « Le contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois » (2003) 48 RD McGill 325 à la p 328.

que certains qualifient de « révolution des droits », soit un essor des droits et libertés en tant que garanties fondamentales au sein de différentes traditions juridiques.287

L’institutionnalisation de certains droits s’est ainsi affirmée comme un nouveau principe constitutionnel, assurant la prévalence de l’individu sur le pouvoir absolu de l’État. La Constitution, placée au sommet de la hiérarchie normative, confère ainsi à ces normes un statut privilégié face aux autres considérations. Le constitutionnalisme libéral classique se compose de normes à la forte composante morale enchâssées dans la Constitution, propices aux divergences interprétatives en raison de la largesse des termes dans lesquels elles sont exprimées.

Le statut constitutionnel des droits et libertés a été le plus souvent associé à une priorité normative leur permettant de l’emporter, lorsque confrontée aux autres considérations légales, ce que le professeur Luc B. Tremblay a dénommé sous le vocable du modèle de la priorité des droits. 288 Selon le professeur Luc B. Tremblay, le modèle de la priorité des droits offre ainsi une

priorité de principe à certains intérêts et valeurs.289 Les droits et libertés prennent donc le statut

de valeurs fondamentales au sein de la société. 290 Les droits constitutionnels ne sont ainsi limités que par des considérations tout aussi fondamentales.

En droit constitutionnel canadien, les droits et libertés se prévalent d’une force normative supérieure leur octroyant un statut particulier au sein du système légal. L’article premier de la

Charte énonce que cette dernière garantit les droits et libertés y étant consacrés. Cependant, le

même article consacre également une limitation à la prévalence des droits, prévoyant qu’une règle de droit peut restreindre les droits et libertés dans des limites raisonnables, advenant que cette limitation soit justifiée dans une société libre et démocratique. La clause limitative permet ainsi de justifier une atteinte à un droit, sur le fondement d’autres valeurs ou considérations.291

287 Sujit Choudhry, « After the Rights Revolution: Bills of Rights in the Postconflict State » (2010) 6 Annu Rev Law Soc Sci 301 à la p 302.

288 Luc B. Tremblay, « Le principe de proportionnalité dans une société démocratique égalitaire, pluraliste et multiculturelle » (2012) 57:3 RD McGill 429 à la p 430 [« Le principe de proportionnalité »].

289 Ibid à la p 434. 290 Ibid.

Nous aborderons subséquemment la clause limitative, mais nous pouvons dès lors souligner qu’il s’agit d’une composante importante de la structure décisionnelle canadienne en la matière.

L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 complète l’article premier en énonçant que la

Charte se pourvoit du statut de loi suprême du Canada, face à laquelle toute autre règle de droit

se voit inopérante. L’article 32 confirme de plus l’application de la Charte aux pouvoirs législatif et exécutif, alors que la jurisprudence invite le pouvoir judiciaire à respecter les valeurs enchâssées dans la Charte.292 Enfin, l’article 24 consacre le recours aux tribunaux judiciaires afin d’obtenir réparation suite à une atteinte à un droit garanti. Ainsi, la Constitution prévoit le mandat explicite des tribunaux de s’adonner au contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois, sur le fondement de la Charte.293 Le statut privilégié des droits et libertés au sein du droit constitutionnel canadien, et le respect qui lui est dû de la part des différentes institutions sont consacrés par le jeu de ces articles.

Cependant, il nous faut également souligner une nuance importante à la suprématie constitutionnelle canadienne. L’article 33 de la Charte consacre la possibilité pour le Législateur de déroger à l’application des articles 2 et 7 à 15 de la Charte par une disposition déclaratoire. La clause dérogatoire permet ainsi aux parlements d’adopter une loi contraire aux enseignements de l’interprétation judiciaire des droits et libertés. Le principe de la souveraineté parlementaire ne serait donc pas évacué par la suprématie constitutionnelle, puisque le pouvoir législatif conserve sa faculté à adopter les lois qu’il juge nécessaires.294 À cet effet, l’auteur Jeremy Waldron tempère sa critique du contrôle judiciaire canadien en précisant qu’il s’agit d’un contrôle intermédiaire, susceptible d’une plus grande légitimité.295

La présence de la clause nonobstant s’ajoute à la clause limitative comme mécanisme légal assurant la répartition du pouvoir, plutôt que de réduire la Charte à un instrument contraignant le

292 S.D.G.M.R. c Dolphin Delivery Ltd, [1986] 2 RCS 573 aux pp 599 et 603; Dagenais c Société Radio- Canada, [1994] 3 RCS 835 à la p 878; Hill c Église de Scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130 à la p

1169.

293 Brian Dickson, « The Canadian Charter of Rights and Freedoms: Context and Evolution » dans Errol Mendes & Stéphane Beaulac, supra note 17, 3 à la p 15.

294 Peter W. Hogg, supra note 280 à la p 12-6.

pouvoir.296 Il nous faut cependant mentionner que la clause dérogatoire a été critiquée sur la foi de son recours sporadique, voire quasi inexistant. 297 Il s’agit pourtant d’un mécanisme légal permettant de balancer les rôles des deux institutions. La simple possibilité de recourir à la clause nonobstant est une limite à la prévalence de l’interprétation judiciaire et un moyen pour les parlements de contester et se positionner sur une question.Le Parlement a l’opportunité de faire valoir sa propre interprétation, le choix politique de ne pas y recourir est sa prérogative.

La suprématie constitutionnelle renforcée par l’avènement de la Charte comporte certes son lot de conséquences sur la séparation des pouvoirs. Effectivement, le droit étant incapable d’auto- effectuation, il revient aux tribunaux d’assurer le respect de la loi suprême du Canada par le biais du pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois.298 De plus, l’interprétativisme légal suppose le rôle privilégié des tribunaux dans la détermination du droit constitutionnel notamment en raison de son fort bagage moral.299 Il nous faut cependant reconnaître que l’adoption de la Charte

a offert une certaine latitude à ce pouvoir.

Par le biais de l’interprétation de la Charte, les juges ont eu l’opportunité de s’introduire dans les affres des décisions publiques touchant les sphères sociale, morale et même politique. L’incursion du pouvoir judiciaire dans les affaires traditionnellement associées au pouvoir législatif a soulevé un débat sur la légitimité de la prise de telles décisions par les juges, sur la foi du principe démocratique et de la compétence institutionnelle.300 Il s’est ainsi développé des

296 Jeremy Webber, The Constitution of Canada, A Contextual Analysis, Oxford, Hart Publishing Ltd, 2015 à la p 63.

297 F.L. Morton & R. Knopff, Law, Politics and the Judicial Process in Canada, Calgary, University of Calgary Press, 2002, à la p 162 ; Henri Brun, supra note 273 à la p 152.

298 Stéphane Bernatchez, « Les fondements philosophiques et théoriques de la Charte canadienne des droits et libertés » dans Errol Mendes et Stéphane Beaulac, supra note 17, 47 à la p 48 [« Les

fondements »].

299 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 407.

300 Le débat sur la légitimité du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois s’est démarqué comme l’un des plus prolifiques de la théorie constitutionnelle, particulièrement important chez nos voisins du sud depuis l’époque de la Cour de Warren. Au cœur du débat, nous retrouvons la théorie de Alexander Bickel et la difficulté contre-majoritaire, remettant en question la légitimité de juges non démocratiquement élus d’invalider des décisions prises sous le sceau de la majorité. Nous ne traiterons pas de la légitimité institutionnelle, mais renvoyons à la critique de Waldron à ce sujet et au texte de Cristina Lafont sur les fondements du débat: Jeremy Waldron, « The Core of the Case Against Judicial Review » (2006) 115 Yale LJ 1346; Cristina Lafont, « Philosophical Foundations of Judicial Review »

attitudes de retenue et d’activisme judiciaire, en réponse aux doutes jetés sur la légitimité du pouvoir judiciaire de corriger certaines décisions prises par les assemblées législatives.301 Le contrôle judiciaire a ainsi suscité nombre de réactions, notamment en raison de la complexité de l’univers moral dans lequel les décisions publiques sont prises.