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L’accommodement du pluralisme par la voie constitutionnelle 67

Chapitre 2. L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste 59

B. Le constitutionnalisme et l’accommodement de la diversité 66

1. L’accommodement du pluralisme par la voie constitutionnelle 67

Les démocraties doivent composer avec les enseignements du fait pluraliste, niant la possibilité d’une voie unique de réalisation. Le pluralisme des valeurs nous incite à nous détourner de l’idée d’une société homogène pour reconnaître la fragmentation axiologique au sein d’une même

305 William A. Galston, supra note 42 à la p 20. 306 Hugo Cyr, supra note 303 à la p 4.

communauté.307 Dans cette optique, la critique pluraliste avance que le constitutionnalisme reposerait sur un souci d’uniformité, soit un ensemble préétabli de principes fondamentaux.308 Le constitutionnalisme défini par un ordre normatif fier d’une certaine universalité semble incohérent face à la proposition qu’il existe une diversité de conceptions de la vie bonne.

En premier lieu, il nous faut nous attarder à la prétention que l’interprétation constitutionnelle donne lieu à une uniformisation des normes. La critique pluraliste du constitutionnalisme souligne que l’interprétation légale des principes constitutionnels tend à imposer un continuum uniforme par le biais d’une interprétation légale dominante.309 L’interprétation constitutionnelle contribuerait effectivement à imposer un standard uniforme sur le peuple, en raison de son application générale.310 L’application générale du droit aurait pour effet d’uniformiser les normes, contrairement aux forums politiques plus souples.

Il nous faut reconnaître l’existence d’une pluralité de valeurs et d’intérêts à considérer, faisant en sorte que les sociétés pluralistes ne peuvent se réduire à un ensemble de principes répertoriés au sein de la Constitution.311 La vision unitaire du constitutionnalisme semble difficilement s’adapter à l’univers pluraliste hétérogène et désordonné, nécessitant un ordre flexible capable d’accommoder les demandes de la diversité.312 Le pluralisme des valeurs répudie l’idée d’un ensemble de valeurs constitutionnalisées suffisant pour résumer la complexité morale inhérente à un ensemble d’individus vivant en communauté.

Cependant, les sociétés pluralistes doivent accommoder, mais également permettre aux individus d’exprimer différentes valeurs, susceptibles de s’entrechoquer. Au point de vue social, le pluralisme des valeurs implique donc qu’une société se doit de respecter les choix de chacun,

307 Valerio Nitrato Izzo, « Beyond Consensus : Law, Disagreement and Democracy » (2012) 25 Int J Semiot Law 563 à la p 564.

308 David Sanschagrin, Les juges contre le Parlement? : La conscience politique de l'Ouest et la contre- révolution des droits au Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, 2015 à la p 104.

309 Ibid.

310 Maimon Schwarzschild, « On This Side of the Law and On That Side of the Law » (2009) 46 San Diego L Rev 755 à la p 759.

311 Roderick A. Macdonald, « Three Centuries » supra note 1 à la p 215.

312 Neil Walker, « Constitutionalism and Pluralism : A Conflicted Relationship ? » (2016) 21 Edinburgh School of Law Research Paper Series 1 à la p 1.

sans pour autant compromettre l’ordre public.313 Le pluralisme des valeurs est mieux représenté par un arrangement politique capable de maintenir la paix entre les différentes conceptions du bien. Pour ce faire, les institutions doivent créer des espaces au sein desquels les individus sont en mesure de vivre leur vie selon leur bon désir.314

Évidemment, un tel espace nécessite un certain ordre, apte à encourager la diversité. Un tel cadre peut être imposé par certaines règles, aptes à encadrer la rencontre de différentes demandes morales.315 Ainsi, le rôle des institutions ne peut être celui d’un complet laissez-faire, mais bien celui de conciliateur, capable d’accommoder la société pluraliste par la prise de décisions assurant la coexistence d’une multitude de conceptions du bien. Face à ces dilemmes, il nous faut élaborer un cadre au sein duquel il est possible de permettre la réalisation de la diversité.

Certes, le constitutionnalisme protège certains principes, mais sans nécessairement négliger l’existence, ou la prévalence, d’autres principes. Effectivement, le constitutionnalisme forme un ordonnancement partiel des valeurs publiques, élevant certains principes dans la hiérarchie normative afin de permettre l’évaluation de politiques publiques et le maintien de l’ordre.316 La Constitution n’a pas nécessairement pour vocation d’établir un ordre moral abstrait sur la base des principes y étant consacrés, mais plutôt de former un cadre d’évaluation susceptible d’assurer la légitimité de l’action gouvernementale et éviter une discrétion sans borne de l’appareil étatique.

La Constitution présuppose la rencontre d’intérêts divergeant au sein de la population assujettie. Aux prises avec la rencontre de conceptions conflictuelles, le constitutionnalisme ne défend pas une conception particulière, mais bien la réalisation des différentes conceptions dans un même environnement. Selon l’auteur William Galston, le constitutionnalisme serait une forme de cadre donnant lieu au particularisme moral pour régler les problématiques opposant différentes

313 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », supra note 26 à la p 171.

314 William A. Galston, supra note 42 à la p 124; John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 42 à la p 6, 134 à 136.

315 George Crowder, supra note 15 à la p 134.

316 William A. Galston, « What Value Pluralism Means for Legal-Constitutional Orders » (2009) 46 San Diego L Rev 803 à la p 808.

valeurs.317 Le constitutionnalisme engage ainsi un effort justificatif plutôt que la prévalence d’une moralité substantive. Le constitutionnalisme permet en fait de reconnaître l’existence d’une pluralité de valeurs et d’intérêts oeuvrant au sein des mécanismes décisionnels.

Le constitutionnalisme serait donc un ordre normatif souple, capable d’accommoder les différentes demandes morales des individus, sans défendre une moralité substantive uniforme. Selon Galston, le constitutionnalisme pluraliste reposerait en fait sur la capacité de la Constitution à maximiser l’accommodation des individus et des groupes au sein de la communauté, de manière à préserver l’ordre public.318 Plutôt que de fonder une unité politique, le constitutionnalisme reconnaît donc les demandes distinctes des membres de la société et offre un cadre afin de pouvoir régler les conflits potentiels.

La souplesse des normes permet aux intervenants du discours légal de manifester la pluralité des conceptions et des valeurs. Les principes constitutionnels demeurent vagues et ne révèlent leur contenu qu’au travers de l’interprétation légale. L’auteur Steven D. Smith posait à cet égard une question intéressante : « qu’est-ce que l’interprétation constitutionnelle interprète ? »319. L’auteur a fait état de la tendance à assimiler l’interprétation constitutionnelle à la reconnaissance de principes moraux capables d’incarner le bien, mais dénonçait une telle avenue. La Constitution serait plutôt une noble équivocation, soit un espace interprétatif capable de contenir différents objets et auquel les personnes référeraient selon leurs propres perceptions.320 Il serait donc erroné d’associer le constitutionnalisme à un projet moniste.

L’interprétation constitutionnelle permettrait en fait de faire place à la perception subjective des parties, plutôt que d’imposer une quelconque vision uniforme. La promotion de standards constitutionnels, plutôt que de règles, s’accorderait mieux avec la mission pluraliste.321 Effectivement, les standards juridiques offrent une plus grande flexibilité, offrant plutôt

317 Ibid à la p 805.

318 William A. Galston, « Pluralist Constitutionalism » (2011) 28:1 Social Philosophy and Policy 228, à la p 228.

319 Steven D. Smith, « What Does Constitutional Interpretation Interpret » dans Grant Huscroft, éd, Expounding the Constitution, New York, Cambridge University Press, 2008, 21 à la p 21.

320 Ibid, à la p 30.

différentes conditions et considérations à évaluer. L’interprétation légale peut donc s’accommoder de la diversité par la prévalence de standards ouverts à différentes considérations morales et contextuelles, aptes à créer où donner libre cours aux conceptions de chacun.

En second lieu, la critique pluraliste a dénoncé le projet unificateur du constitutionnalisme libéral, susceptible de nier l’hétérogénéité de la population. Afin d’assurer la légitimité de l’ordre constitutionnel formé par le pouvoir constituant, la théorie constitutionnelle supporte la reconnaissance d’un peuple homogène fondé sur un ensemble de valeurs communes.322 Le partage de ces valeurs au sein d’un même peuple donnerait lieu à une certaine unité politique définie par les principes enchâssés dans la Constitution.

Selon John Gray, le projet avancé par le constitutionnalisme libéral avancerait une certaine forme de communautarisme par la reconnaissance de standards moraux capables de refléter les valeurs de différents groupes et individus, et ce, au détriment de la diversité caractéristique d’une société pluraliste. Il avance ainsi qu’il serait préférable de privilégier l’atteinte de compromis par les mécanismes politique afin d’accommoder les visions diversifiées de la population.323 La résolution de problématiques légales devrait ainsi s’opérer au sein du forum politique, plutôt que par l’interprétation constitutionnelle, susceptible de ne donner voix qu’à un ensemble de valeurs incapable de faire l’unanimité au sein d’une même communauté.

L’auteur James Tully soulignait à ce propos la propension tendancieuse à associer le constitutionnalisme à la tradition libérale moderne, soit une vision encourageant l’uniformité éthique et culturelle.324 Selon l’auteur, le constitutionnalisme ne serait pas nécessairement indissociable des revendications unitaires du moderniste, et pourrait au contraire se développer en respect du principe pluraliste.325 Effectivement, il nous faut remarquer un changement du

322 David Sanschagrin, supra note 308 à la p 104; Luc B. Tremblay, «L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste» supra note 18 à la p 22.

323 John Gray, Two Faces of Liberalism, supra note 32 aux pp 121 et 122. 324 James Tully, supra note 129 à la p 62.

discours constitutionnel, nous désintéressant des prétentions d’homogénéité au profit de la reconnaissance de la diversité.326

Ainsi, selon les propos de Simone Chambers, la reconnaissance du pluralisme a su porter la théorie constitutionnelle au-delà du discours unitaire.327 L’auteur avance que la fragmentation du peuple en une multitude d’individus et de groupes diversifiés a changé l’objet et la symbolique de la Constitution. Plutôt que d’imposer une vision idéale et unique des valeurs du peuple, il s’agit d’un instrument apte à répondre aux demandes de reconnaissance de la pluralité. Les constitutions ont ainsi pour objet de refléter la nature désordonnée du monde, plutôt que de le soumettre à un ordre préétabli.328 Le constitutionnalisme peut ainsi prendre une forme pluraliste, s’efforçant à démontrer l’hétérogénéité du peuple. La large capacité interprétative de la Constitution offre l’espace adéquat pour donner lieu à l’expression d’intérêts passés sous silence par le processus politique.

La théorie de Kymlicka reconnaît notamment la contribution du design et de la pratique constitutionnelle dans la gestion et l’accommodement des minorités. Les minorités nationales, composées de communautés historiques, sont protégées par la constitutionnalisation de droits représentatifs, notamment la reconnaissance des langues officielles ou le principe d’autogouvernance. Les nouvelles minorités, composées d’immigrants, sont quant à elles protégées par les droits polyethniques, soit des accommodements découlant des droits enchâssés dans la Charte comme le droit à l’égalité et la liberté de religion.329 Ainsi, Will Kymlicka soutient que pour assurer la diversité culturelle certains principes peuvent mériter une protection constitutionnelle.

326 L’auteur Roderick A. Macdonald énonçait que le constitutionnalisme était utilisé à tort et à travers, tantôt comme défense de la diversité face à la domination populaire, et tantôt comme un moyen d’endiguer l’hétérogénéité sous l’emblème de principes fondamentaux. Voir : Roderick A. Macdonald, « The Design of Constitutions to Accommodate Linguistic, Cultural and Ethnic Diversity: the Canadian Experiment » dans Kálmán Kulcsár & Denis Szabo, éd, Dual Images: Multiculturalism on Two Sides of

the Atlantic, Budapest, Institute for Political Science of the Hungarian Academy of Sciences, 1996, 52 à

la p 54 [« The Design of Constitutions »].

327 Simone Chambers, « Democracy, Popular Sovereignty, and Constitutional Legitimacy » 2004 11:2 Constellations 153, à la p 153.

328 Ibid à la p 159. 329 Ibid à la p 115.

Le constitutionnalisme canadien est un exemple de design constitutionnel apte à reconnaître la diversité culturelle. La Constitution canadienne ne repose pas sur l’existence d’une prémisse unificatrice, à la manière du constitutionnalisme américain et de la célèbre locution « We, the People »330. Le constitutionnalisme canadien s’est construit au travers de la reconnaissance de l’autre plutôt que dans un mouvement monolithique.331 Il s’agit du fruit de son histoire constitutionnelle marquée par l’existence de « deux solitudes », la présence des peuples autochtones, et de l’intérêt marqué des constitutionnalistes pour le partage des compétences et l’autonomie gouvernementale. 332 Le constitutionnalisme canadien n’offre pas une vision unificatrice de la nation canadienne, mais reconnaît plutôt sa pluralité.

Le constitutionnalisme canadien porte donc une attention particulière aux différents groupes composant sa nation, plutôt que de l’assimiler sous une seule et même bannière. Le design constitutionnel est marqué par la reconnaissance de la diversité et l’accommodement des différents groupes la composant.333 Il ne suffit que de nous intéresser aux articles 16 à 23 de la Charte et à la partie II de la Loi constitutionnelle de 1982, qui réfère respectivement aux

différentes communautés linguistiques et aux peuples autochtones, pour prendre acte de l’existence de l’hétérogénéité du peuple formant le Canada. Outre la reconnaissance de droits dévolus aux minorités nationales, l’article 27 de la Charte fait également référence au caractère multiculturel du Canada. La Constitution du Canada semble donc répondre aux besoins de sa diversité, par la reconnaissance de droits échus aux différents groupes la formant.

La pratique constitutionnelle canadienne est donc le reflet d’un effort de représentation de la pluralité et de la diversité culturelle, plutôt qu’un effort d’homogénéisation. En fait, le constitutionnalisme canadien se définit, et se distingue de ses comparses également, par un

330 US Const préambule.

331 David Schneiderman, « Canadian Constitutional Culture : A Genealogical Account » dans P Oliver, P Macklem et N Des Rosiers, éd, The Oxford Handbook of the Canadian Constitution, New York, Oxford University Press, 2017, 913 à la p 916.

332 Ibid à la p 930; Roderick A. Macdonald, « The Design of Constitution » supra note 326 à la p 62. 333 Roderick A. Macdonald, ibid à la p 62.

pouvoir souple reconnaissant les « autres » plutôt que par une identité forte et uniforme.334 La pratique canadienne semble donc loin des prétentions monistes du constitutionnalisme classique.

Le constitutionnalisme canadien semble s’accorder avec la diversité culturelle par la reconnaissance des minorités la composant. Le Renvoi relatif à la sécession du Québec335 fait mention des différents principes soutenant la Constitution, et plus particulièrement du respect des minorités.336 La Cour reconnaît la tentation pour la majorité de passer sous silence les droits des minorités au profit de projets de société ou d’une politique d’assimilation. Face à cette possibilité, la Cour insiste sur l’importance du constitutionnalisme afin de résister à la domination de la majorité.337 Le droit constitutionnel fait en effet preuve d’un égard particulier pour les minorités et leur maintien au sein de la société canadienne.338 Le narratif jurisprudentiel semble ainsi favoriser le lien entre le pluralisme et le constitutionnalisme.

À cet égard, il nous faut mentionner la tendance de la Cour suprême du Canada à se soulever pour assurer la préservation des intérêts culturels minoritaires au sein de la société canadienne. À peine quelques années après l’adoption de la Charte, la Cour suprême faisait déjà référence au multiculturalisme canadien en opposition au dogme universel imposé par le Parlement dans l’arrêt R c Big M Drug Mart Ltd.339. Dans cette affaire, l’intimée était accusée de vendre de la marchandise le dimanche, en contravention à une loi fédérale l’obligeant à fermer ses portes le jour du Seigneur. L’intimée contestait la validité de la loi sur le motif qu’elle portait atteinte à la liberté de religion prévue à l’article 2a) de la Charte en imposant le respect d’une journée de repos propre à certaines confessions chrétiennes.

La Cour suprême a précisé que la majorité religieuse ne pouvait imposer sa « conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue »340. Selon les propos du juge en chef Dickson, l’imposition par l’État d’une telle norme dérivée des valeurs sectaires

334 Sujit Choudhry, « The Canadian Constitution and the World » dans P Oliver, P Macklem & N Des Rosiers, supra note 331, 1075 à la p 1076.

335 [1998] 2 RCS 217 [Renvoi relatif à la sécession du Québec] 336 Ibid au para 32.

337 Ibid aux para 76 à 79. 338 Ibid au para 81.

339 [1985] 1 RCS 295 [Big M Drug Mart]. 340 Ibid au para 96.

chrétiennes contribuait à créer un « climat hostile aux Canadiens non chrétiens »341. Plus encore, le juge en chef fait mention du caractère multiculturel du Canada et de sa composition hétéroclite regroupant différentes professions religieuses en rappelant l’objectif expressément prévu à l’article 27 de la Charte de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel.342 La Cour suprême confirme enfin que le caractère multiculturel et pluraliste de la société canadienne ne pourrait être préservé si une importance, soit-elle historique ou spirituelle, était accordée à la conception chrétienne par le biais de la loi.343 L’arrêt Big M Drug Mart s’illustre certainement comme une décision phare de la Cour suprême du Canada, précisant le caractère pluraliste et multiculturel de la société canadienne et affirmant sa protection.344

Ainsi, nous pouvons constater que le constitutionnalisme canadien s’illustre non pas par le refus de la diversité, mais bien par son acceptation et sa promotion. L’interprétation constitutionnelle est assez souple pour pouvoir reconnaître la diversité des intérêts et conceptions propres aux individus. Le constitutionnalisme offre un cadre capable de gérer la diversité, plutôt que d’imposer une uniformité normative. Plus encore, le constitutionnalisme s’efforce non pas de former une unité politique, mais bien de représenter la diversité. Effectivement, le droit constitutionnel canadien s’efforce d’accommoder et de donner place à la diversité culturelle et assurer le développement adéquat de différentes communautés.