• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2. L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste 59

C. Le constitutionnalisme et les conflits inévitables de valeurs 80

1. Le constitutionnalisme pluraliste 81

Les enseignements pluralistes révèlent l’existence de conflits et de désaccords persistants, reconnaissant des conceptions de la vie bonne irréductibles à un seul ensemble de valeurs. La théorie constitutionnelle a su s’adapter au fait pluraliste en proposant l’existence d’un consensus raisonnable au sein de la population sur les valeurs protégées. La préférence accordée aux valeurs enchâssées dans la Constitution reposerait en fait sur l’existence d’engagements moraux propres à une société donnée, issus d’un processus justificatif réflexif.376 La légitimité de la protection constitutionnelle accordée à certaines valeurs reposerait donc sur l’existence d’un consensus profond et raisonné.

Afin d’illustrer cette tangente pluraliste prise par la théorie constitutionnelle, nous nous attarderons à l’évolution de la théorie politique de John Rawls. Le libéralisme politique développé subséquemment à sa théorie de la justice suppose qu’il existe une pluralité de conceptions du bien raisonnables et incompatibles au sein d’un même régime.377 L’auteur reconnaît qu’il est déraisonnable d’imposer une doctrine unique par le biais de principes constitutionnels face au fait du pluralisme raisonnable.378 Les régimes constitutionnels doivent donc composer avec le fait du pluralisme raisonnable et ne peuvent reposer sur les prétentions d’une conception unique capable d’assurer l’ordre au sein de la société.

L’objectif de Rawls dans Political Liberalism consiste à déterminer comment une société ordonnée peut-elle établir et préserver son unité et sa stabilité de manière légitime dans une

376 W.J. Waluchow, supra note 10 à la p 224; Andrei Marmor, supra note 266 à la p 87. 377 John Rawls, Political Liberalism, supra note 8 aux pp 36 à 38.

société marquée par une pluralité de doctrines générales raisonnables.379 Selon l’auteur, l’exercice du pouvoir est légitime advenant qu’il soit exercé en accord avec une constitution dont il peut raisonnablement être attendu qu’elle sera acceptée par l’ensemble des citoyens raisonnables.380 La légitimité de l’ordre constitutionnel doit donc être justifiée eu égard aux différentes conceptions détenues par les individus formant le pouvoir politique.

L’auteur soutient que l’ordre constitutionnel ne peut encadrer le pouvoir politique que si les citoyens peuvent raisonnablement en soutenir les principes. Pour ce faire, l’auteur défend l’idée d’un consensus par recoupement (« overlapping consensus »), supposant que certains principes puissent raisonnablement être endossés sous le couvert de différentes doctrines raisonnables, en vertu du principe de réciprocité.381 Le principe de réciprocité s’entend de la croyance sincère que ces principes et les raisons les justifiant peuvent être raisonnablement acceptés par autrui.382 Le consensus par recoupement proposé par Rawls s’entend d’une doctrine générale indépendante capable d’être acceptée de manière réciproque par la pluralité des conceptions individuelles.

Afin de découvrir comment le pluralisme raisonnable peut donner lieu à un régime constitutionnel, Rawls s’intéresse à la légitimité du pouvoir coercitif de l’État. Selon ce dernier, le consensus par recoupement sur les principes constitutionnels essentiels (« constitutional

essentials ») serait capable de fonder la légitimité du pouvoir coercitif au sein d’une société

plurielle.383 Pour ce faire, les raisons invoquées pour justifier ces décisions doivent référer à des valeurs et standards accessibles par tous, en vertu du devoir de civilité, appartenant à ce que l’auteur qualifie de raison publique.384Ainsi, les principes constitutionnels, notamment les droits et libertés, formeraient une conception raisonnable capable d’être acceptée par la pluralité des doctrines générales.385 379 Ibid à la p 133. 380 Ibid à la p 137. 381 Ibid à la p 140. 382 Ibid à la p 137. 383 Ibid à la p 217. 384 Ibid à la p 444. 385 Ibid à la p 227.

Ainsi, Rawls prétend qu’en dépit de la pluralité des doctrines raisonnables, l’ensemble de la population peut s’accorder pour reconnaître la prévalence de certains principes. Le pluralisme constituerait donc un obstacle à la vie en société, auquel il faut remédier par l’acceptation d’un consensus fondé sur la raison publique. Cependant, il faut se questionner sur la possibilité d’atteindre un tel consensus. L’atteinte d’un consensus par recoupement présuppose certaines prémisses morales communes donnant lieu à une interprétation morale partagée. L’argument de Rawls supposerait donc une certaine circularité, car il reconnaît que certaines idées fondamentales sont nécessaires pour faire face au pluralisme.386 La possibilité d’un tel recoupement suppose une raison partagée, au détriment du fait pluraliste.

Plus encore, le pluralisme reconnu par Rawls semble empreint d’une certaine superficialité. Selon Waldron, Rawls néglige l’importance et la profondeur des désaccords.387 Effectivement, il existe des désaccords fondamentaux au sein même des doctrines raisonnables, notamment sur leur conception de justice censée ordonner l’ordre politique.388 Ainsi, l’auteur souligne qu’il est

improbable d’obtenir un accord sur les principes essentiels d’une constitution.389 Notamment, la

thèse principale de l’auteur est à l’effet que le contenu des droits et des libertés est susceptible de faire preuve de conflits.390 Le principe de légitimité politique employé par Rawls repose sur une théorie libérale métaphysique, incompatible avec le pluralisme qu’il prétend pourtant reconnaître.391 La Constitution ne saurait trouver sa légitimité dans l’existence d’un consensus raisonnable sur un ensemble de valeurs dominantes entre les membres d’une communauté.392

La cohabitation de différentes conceptions de la vie bonne dans une même société donnerait lieu à des divergences qui ne pourraient être recoupées sous un même consensus.393 La légitimité de l’ordre constitutionnel sur la base de certains principes libéraux capable d’éviter les conflits entre

386 Daniel Weinstock, « Compromise, pluralism, and deliberation » (2017) 20:5 Critical Review of International Social and Political Philosophy 636 à la p 641.

387 Jeremy Waldron, Law and Disagreement, supra note 8 aux pp 153 et 154. 388 Ibid, à la p 158.

389 Ibid, à la p 157. 390 Ibid, à la p 225. 391 Ibid, à la p 43.

392 Richard Bellamy, Liberalism and Pluralism : Towards a politics of compromise, New York, Routledge, 1999, à la p 93.

différentes conceptions, ce que John Gray nomme « la chimère du consensus raisonnable », serait vouée à l’échec.394 Il rappelle que le pluralisme des valeurs a pour objet de représenter fidèlement le monde axiologique, plutôt que de le courber en faveur d’une simple théorie.395 Le projet de Gray réfute la prétention d’une quelconque convergence des valeurs au profit d’une politique de tolérance.

La réconciliation du constitutionnalisme et du pluralisme passe par l’acceptation des conflits entre les différentes conceptions de la vie bonne au sein d’une même société, plutôt que par leur effacement. Il faut éviter de rapporter toute situation à une convergence et plutôt accepter la force normative des désaccords. Les nations ne reposent pas sur l’existence d’un accord commun, ou d’un consensus raisonnable, inscrit au sein de la Constitution, mais plutôt sur la nécessité pour chacun de continuer à vivre ensemble sous l’égide de principes aptes à régler les différends.396 L’adéquation du constitutionnalisme et de la nature conflictuelle de la société ne

peut se faire par l’évitement des conflits, mais doit au contraire faire place à l’ajustement nécessaire révélé par ces conflits.397 Il faut donc plutôt exploiter la force motrice des désaccords.

Le constitutionnalisme doit donc accepter et refléter la nature contentieuse propre aux sociétés contemporaines. Selon James Tully, les démocraties constitutionnelles doivent composer avec deux positions pluralistes : l’existence de désaccords irréductibles et la nature agonistique des sociétés démocratiques, soit l’impossibilité de s’affranchir des matières contentieuses.398 La réconciliation du constitutionnalisme avec le pluralisme des valeurs et des conceptions de la vie bonne passe par une acceptation des conflits profonds.399 Ainsi, la philosophie politique contemporaine doit accepter l’existence inévitable de dissidences sur différents principes.

Le caractère agonistique et les désaccords au sein des démocraties constitutionnelles ne sont pas des torts à corriger par l’imposition d’accords raisonnables. La possibilité de s’opposer au paradigme dominant constitue une force motrice apte à permettre l’évolution d’une démocratie

394 Ibid; Jeremy Waldron, Law and Disagreement, supra note 8 aux pp 34 et 43. 395 John Gray, ibid à la p 47.

396 Jeremy Webber, supra note 296 à la p 264. 397 Ibid, à la p 21.

398 James Tully, « The Unfreedom », supra note 302 à la p 207. 399 Ibid à la p 218.

constitutionnelle, mais également à éviter la négation des différentes manières de vivre au profit d’un certain universalisme.400 Il ne faut pas faire fît de la réalité axiologique conflictuelle, mais reconnaître au contraire la force de ces désaccords. Les désaccords peuvent révéler les erreurs ou les écarts entre le droit et la réalité, et permettre la réorientation des décisions vers la bonne direction. 401 Le constitutionnalisme doit donc s’ouvrir aux conflits et aux désaccords inévitables.

Afin d’accommoder le fait pluraliste, une constitution doit donc être une activité en progression, reposant sur un dialogue continuel capable de prendre en considération les demandes plurielles de la population.402 Plutôt que de tendre vers un accord final, le constitutionnalisme doit plutôt assurer l’insertion dans le discours des positions contentieuses et des intérêts sous-jacents.403 La reconnaissance de différentes positions et de leurs valeurs au sein du processus décisionnel permet de reconnaître l’importance des positions de chacun. La théorie agonistique reconnaît le rôle positif des désaccords au sein des sociétés démocratiques comme moyen d’assurer l’autonomie individuelle, mais également la solidarité au travers de la diversité.404 Une

constitution serait ainsi composée de provisions partielles, sujettes à changement et à développement au gré des échanges entre différentes conceptions.

À notre avis, le constitutionnalisme canadien se distingue notamment par sa capacité à œuvrer et à assurer la paix sociale au sein d’un climat conflictuel. Le Canada ne se démarque pas par une vision constitutionnelle unique entretenue par ses gens, mais plutôt par une capacité à œuvrer et à avancer malgré l’affrontement de différentes positions.405 Le professeur Jeremy Webber décrit ce phénomène sous le vocable de « constitutionnalisme agonistique », soit un constitutionnalisme reconnaissant l’importance d’une pluralité de positions, au détriment d’une théorie globalisante.406 Le constitutionnalisme agonistique reconnaît qu’il existe différentes positions

400 Ibid.

401 Cass R. Sunstein, « Incompletely Theorized Agreements in Constitutional Law » (2007) 74:1 Social Research 1, à la p 20.

402 James Tully, Strange Multiplicity, supra note 129 à la p 30. 403 James Tully, « The Unfreedom », supra note 302 à la p 218. 404 Ibid à la p 219.

405 Jeremy Webber, supra note 296 à la p 7. 406 Ibid, à la p 8.

incapables de s’entendre sur des fondements communs, ou un consensus raisonnable, mais qu’il demeure possible de collaborer pour maintenir le tissu social.407

Notons cependant que, tel que le souligne le professeur Mark D. Walters, le constitutionnalisme canadien ainsi proposé ne répond pas à la définition usuelle de la théorie agoniste. Le constitutionnalisme canadien serait en fait plus respectueux des divergences de chacun, laissant place à différentes conceptions sans accentuer leur propension à la confrontation, au profit plutôt d’une tension requérant une certaine mesure de dialogue.408 À la lumière de ces enseignements, nous préférons référer à un constitutionnalisme pluraliste, où il subsiste un espace pour le dialogue entre différents idéaux constitutionnels, sans besoin d’affirmer un besoin de fixité de l’idéal constitutionnel.409

L’un des exemples phares du constitutionnalisme agonistique est retrouvé dans la reconnaissance d’une procédure de sécession, par le biais de négociations. Dans le Renvoi relatif à la sécession

du Québec, la Cour suprême du Canada reconnaît l’importance du principe démocratique, mais

également des liens d’interdépendance entre les provinces.410 Le processus démocratique pris dans le contexte constitutionnel emporte l’obligation de s’engager dans une discussion afin de modifier l’ordre constitutionnel.411 La décision démocratique d’une province ne pourrait suffire à l’affranchir de l’ordre constitutionnel dans lequel elle s’inscrit, fruit d’engagements passés.

Les principes constitutionnels et leurs tensions donnent ainsi naissance à une obligation de négociation, où les demandes souverainistes issues d’un vote démocratique ne pourraient prendre

407 Ibid à la p 262.

408 Mark D. Walters, « Toward the Unity of Constitutional Value », supra note 225 aux pp 13 à 15 et 19. 409 À ce sujet, je suis redevable à mon superviseur, le professeur Mark D. Walters, et à sa critique du constitutionnalisme agonistique et à son appel à un idéal constitutionnel. Selon ce dernier, la présence de positions contentieuses ne devrait pas nous éloigner de l’atteinte d’une unité constitutionnelle, soit une harmonie fondée sur le respect de chacun d’être différent. La thèse avancée ne nous semble pas étrangère au constitutionnalisme pluraliste ici avancé, qui refuse de reconnaître la fixité d’une conception particulière du constitutionnalisme au profit d’une ouverture reconnaissant la force motrice des positions contentieuses.

410 Renvoi relatif à la sécession du Québec, supra note 335 aux para 149 à 151. 411 Ibid aux para 151 à 153.

le pas sur les intérêts des autres provinces et du Canada, fruits de l’adoption de la Constitution.412 Ainsi, la Cour encourage la conciliation des principes et des intérêts en tension plutôt que leur préférence.413 La reconnaissance de ces intérêts divergents relèverait de l’approche du constitutionnalisme agonistique, reconnaissant tant les intérêts constitutionnels de la nation canadienne que de l’autonomie provinciale par un processus de négociations.

En conclusion, le constitutionnalisme canadien ne présupposerait pas l’existence d’un consensus raisonnable, dénaturant l’expérience des conflits subsistant entre différentes conceptions de la vie bonne. Au contraire, le constitutionnalisme canadien est pluraliste, ou agonistique selon Webber, et accepte la force normative des conflits, sur lesquels le Canada s’est au contraire fondé.414 Le constitutionnalisme est donc une activité progressive, se développant en raison des conflits et accommodant les différentes parties par le biais de différents mécanismes permettant leur rencontre.