• Aucun résultat trouvé

Le contrôle judiciaire comme moyen de représentation supplémentaire 75

Chapitre 2. L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste 59

B. Le constitutionnalisme et l’accommodement de la diversité 66

2. Le contrôle judiciaire comme moyen de représentation supplémentaire 75

Le constitutionnalisme assure donc la considération des intérêts des minorités et le respect de la diversité face à la tyrannie de la majorité. La question demeure cependant à déterminer si le processus du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois demeure le meilleur moyen de considérer ladite diversité. Selon Waldron, la procédure majoritaire propre aux législatures serait le moyen approprié de prendre des décisions légitimes dans un contexte marqué par les désaccords persistants.345 Il faudrait en fait donner foi aux décisions législatives, car le processus

341 Ibid au para 97. 342 Ibid au para 99. 343 Ibid au para 148.

344 Ayelet Shachar, « Interpretation Sections (27 and 28) of the Canadian Charter » dans Errol Mendes et Stéphane Beaulac, supra note 17, 147 aux pp 153 à 155.

majoritaire ne négligerait pas le fait du pluralisme et ne tente pas de passer sous silence les désaccords persistants. Effectivement, les assemblées législatives auraient pour fonction première de rassembler la pluralité des intérêts en présence pour arriver à une décision.346 Ainsi, la légitimité du droit émergerait de cette procédure apte à considérer la pluralité des valeurs et des intérêts en présence.

De plus, Waldron soutient que les réponses législatives aux désaccords persistants sont légitimes sur la foi de deux principes, soit l’élection de représentants et l’équité du processus. La procédure majoritaire serait neutre et assurerait l’égale participation en son sein.347 Le vote démocratique serait donc le choix résultant d’une procédure respectueuse de la pluralité d’idées et des opinions des citoyens. L’auteur défend ainsi ce qu’il qualifie de dignité de la législation, reconnaissant que l’adoption d’une loi résulte d’un effort de concertation et de coordination de l’action collective, et ce, dans les circonstances de la vie moderne.348 Ainsi, le pluralisme des

valeurs serait mieux desservi par le processus législatif.

Cependant, il faut reconnaître que le processus législatif comporte ses lacunes. Il nous faut tout d’abord souligner que le processus délibératif menant à l’adoption de la loi se fait en amont, avant l’application de loi à des situations particulières. Ainsi, l’adoption de la loi est prise dans l’abstrait et n’est pas nécessairement en mesure de prendre en considération l’impact de la législation sur les différents droits.349 Malgré la considération des intérêts et des valeurs pluriels, il demeure que le processus délibératif ne peut prévoir toutes les collisions susceptibles de survenir.350 Il demeure des conflits de valeurs à être révélés dans des cas particuliers, qui sauront certainement éclairer les impacts d’une législation particulière.351 Le processus judiciaire se voit ainsi tout indiqué pour pallier à cette lacune du processus législatif.

346 Jeremy Waldron, « The Core of the Case against Judicial Review », supra note note 11 à la p 1395. 347 Ibid à la p 1387.

348 Jeremy Waldron, Law and Disagreement, supra note 8 aux pp 100 et 101. 349 Cristina Lafont, supra note 300 à la p 275.

350 Ibid.

351 Il est à noter que Jeremy Waldron reconnaît cette considération, mais l’associe seulement à une défense du contrôle judiciaire faible : Jeremy Waldon, « The Core of the Case against Judicial Review »,

De plus, le forum politique demeure sujet à la procédure majoritaire, écrasant parfois les plus petites voix au profit d’intérêts communs, mais incommensurables. Les voix de membres aux intérêts sous-représentés peuvent voir leur conception de la vie bonne être écartée au profit d’un modèle plus commun, dicté par un ensemble plus important.352 La considération de la pluralité d’intérêts au sein d’une société hétérogène ne peut être laissée à la seule discrétion du processus politique, sous peine de perdre de leur efficacité.

À cet effet, il nous faut mentionner la thèse du renforcement démocratique de John Hart Ely qui reconnaît que le processus démocratique ne peut offrir une considération adéquate aux intérêts minoritaires en raison de l’oppression potentielle de la majorité.353 Ainsi, il y aurait des déficits créés par le processus démocratique à compenser par des mécanismes de contrôle, soit la protection de certains intérêts minoritaires au sein de la Constitution.354 La voie politique devrait ainsi être compensée par le contrôle judiciaire afin d’assurer la prévalence de la primauté du droit, mais également de la représentation adéquate de l’ensemble de la population.355

L’enchâssement de certains principes au sein de la Constitution aurait ainsi pour objet d’assurer une meilleure représentation du peuple, et de la multitude d’intérêts s’y déclinant.

Plus encore, le constitutionnalisme permet de donner place à différentes visions. Les différents intérêts sont en compétition perpétuelle pour l’attention de la majorité.356 La sous-représentation constante de certains intérêts peut amener une frustration importante, notamment lorsqu’un élément charnière d’une identité est réprimé.357 La société pluraliste bénéficierait en fait de la promotion de la diversité par le biais de la représentation plurielle, de manière à augmenter le nombre de possibilités offertes aux choix de l’individu.358 Le contrôle judiciaire offre une avenue

352 Cristina Lafont, supra note 300 à la p 282.

353 John Hart Ely, Democracy and Distrust : a Theory of Judicial Review, Cambridge, Harvard University Press, 1980 à la p 103.

354 Ibid à la p 69. 355 Ibid aux pp 77 à 80.

356 William N. Eskridge, Jr., « Pluralism and Distrust: How Courts Can Support Democracy by Lowering the Stakes of Politics » 114 Yale Law Journal 1279 à la p 1293.

357 Ibid, à la p 1295. 358 Ibid, à la p 1296.

supplémentaire afin de susciter la discussion et la présentation de certaines valeurs par des individus et des groupes d’intérêts.359

Enfin, il nous faut souligner que le contrôle judiciaire constitue également une avenue supplémentaire de contestation et d’expression pour les citoyens. Le contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois est un mécanisme de contestation de l’action étatique l’affectant personnellement. Les citoyens sont en fait les instigateurs du processus et font part de leur propre désaccord sur la situation, et ce, en considération des conséquences pratiques.360 Ainsi, le recours judiciaire comporte une force expressive. Bien que Jeremy Waldron reconnaisse que l’existence d’un tel canal supplémentaire de communication ouvert aux citoyens est positive dans un environnement pluraliste, il souligne qu’il peut en résulter un avantage inéquitable. 361 Pourtant, ledit recours n’est qu’une opportunité offerte pour exprimer leurs intérêts afin d’ouvrir la conversation et d’influer sur le débat public, sans être garant d’une quelconque victoire.362 La

société pluraliste bénéficie donc du constitutionnalisme comme mesure d’opposition à la dominance majoritaire.

À ce titre, l’arrêt Vriend c Alberta363 constitue un exemple flagrant de la portée pluraliste du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois. Dans cette affaire, les appelants contestaient la validité de certains articles d’une loi provinciale de protection des droits et libertés, en raison de son omission de protéger les personnes victimes de discrimination sur le fondement de leur orientation sexuelle.364 Les intimées faisaient valoir comme argument préliminaire qu’il n’était pas souhaitable que la Cour s’immisce dans le choix du législateur d’omettre l’inclusion de l’orientation comme motif de discrimination.365 Par la suite, lors de la détermination de la sanction, les intimées ont fait valoir que l’interprétation large afin d’inclure le motif de l’orientation sexuelle allait à l’encontre du choix express de la législature de l’Alberta d’exclure

359A. Wayne Mackay, « The Legislature, The Executive and the Courts: the Delicate Balance of Power or Who is Running this Country Anyway » (2001) 24:37 Dalhousie LJ 37 aux pp 20-21.

360 Cristina Lafont, supra note 300 à la p 271.

361 Jeremy Waldron, «The Core of the Case against Judicial Review», supra note 11 à la p 1395. 362 Cristina Lafont, supra note 300 à la p 274.

363 [1998] 1 RCS 493 [Vriend]. 364 Ibid au para 42.

ce motif.366 La décision abordait donc en toile de fond une question longuement discutée en théorie constitutionnelle, soit l’argument contre-majoritaire de Bickel.

Il est pertinent de nous référer au jugement d’instance inférieure, sur lequel les intimées fondent leur argument. Le juge McClung de la Cour d’appel de l’Alberta faisait grand cas du choix du législateur de ne pas inclure l’orientation sexuelle comme un motif reconnu de discrimination. Le jugement affirme que les législatures n’ont pas à se prononcer sur toutes les controverses morales et peuvent laisser leur résolution à l’apanage public.367 Selon les propos du juge de la Cour d’appel, il ne relèverait pas de la Cour d’intervenir dans pareille instance.368 Il nous faut souligner qu’une telle attitude révèle une certaine inertie des débats publics, empêchant la considération des intérêts minoritaires, ignorés par la législature et les tribunaux.

En réponse à cet argument, le juge Iacobucci souligne l’apport démocratique de la révision judiciaire. En effet, la Cour suprême rappelle que le principe démocratique « transcende la règle de la majorité »369 et que la démocratie doit considérer tant les intérêts de la majorité que de la

minorité. À cet effet, la Cour suprême affirme que lorsque le législateur néglige de prendre en considération les intérêts minoritaires, il revient à la Cour « d’intervenir et de rectifier le processus démocratique faussé »370. Les intérêts des minorités ne peuvent être ainsi occultés du processus décisionnel, afin de maintenir un statu quo et éviter de se prononcer sur une décision controversée pour ensuite refuser que les tribunaux se penchent également sur la question. La Cour suprême est d’avis qu’un tel processus est contraire aux principes démocratiques.371

De plus, la preuve de faits législatifs démontrait qu’un comité chargé d’examiner ladite loi avait recommandé d’inclure ce motif dans les motifs de discrimination illicites, chose que le gouvernement avait préféré laisser à la discrétion des tribunaux.372 Il en découle donc que les débats publics faisaient déjà montre d’une certaine considération pour les intérêts des

366 Ibid au para 166.

367 Vriend c Alberta, 1996 ABCA 87 au para 23. 368 Ibid aux para 24 et 25.

369 Vriend, supra note 363 au para 140. 370 Ibid au para 176.

371 Ibid au para 175.

homosexuels, qui ne pouvaient être plus longtemps ignorés. Effectivement, selon la Cour suprême, une décision devait être prise afin de considérer les intérêts de la minorité. La Cour suprême est ainsi arrivée à la conclusion que la loi provinciale portait atteinte au droit à l’égalité de l’appelant et que la sanction appropriée était l’inclusion de l’orientation sexuelle comme motif de discrétion par le biais de l’interprétation large.

Le contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois s’inscrit donc dans le projet pluraliste, permettant aux différents intérêts minoritaires d’être proposés dans le processus décisionnel. Le caractère représentatif ne peut se résumer aux prétentions majoritaires. La démocratie serait en fait un élément crucial de la société canadienne, mais insuffisante dans son expression simplement majoritaire pour rendre compte de la complexité du tissu canadien composé de nombreuses communautés et conceptions diverses.373 Plutôt que d’associer la Charte à l’imposition de limites au pouvoir souverain, nous pouvons y voir une répartition de l’autorité entre plusieurs institutions afin d’endiguer la concentration du pouvoir.374La force expressive du

contrôle judiciaire favorise ainsi la reconnaissance d’intérêts divers et tout aussi importants que ceux exprimés par le Parlement.