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L’interprétation légale pragmatique et proportionnaliste 52

Chapitre 1. L’univers normatif pluraliste 12

B. Le droit informé par la perspective pluraliste 32

4. L’interprétation légale pragmatique et proportionnaliste 52

L’herméneutique juridique défend une connaissance du droit fondée sur l’interprétation constructiviste, soit une interprétation en trois étapes imposant un but à son objet, et ce, de manière à en faire la meilleure représentation possible dudit objet.235 L’étape préinterprétative permet d’identifier les standards de la pratique juridique. L’étape interprétative produit une

233 Luc B. Tremblay, «L’émergence d’un constitutionnalisme pluraliste», supra note 18 à la p 31. 234 Julen Etxabe, « Tragic Incommensurability and Legal Judgment » (2011) 24 Can JL & Juris 55 à la p 78.

justification de la pratique juridique. Enfin, l’étape post-interprétative ajuste le sens réel de la pratique légale conformément à la justification trouvée lors de l’étape interprétative. 236 Le projet interprétatif de Dworkin est donc constructiviste, car il tente d’exposer le droit sous son meilleur jour, soit eu égard à la pratique légale, mais également à la meilleure justification de cette pratique.237 Le droit sous l’herméneutique dworkinienne s’entend en fait d’une interprétation constructiviste dirigée par le principe de l’intégrité.

Le principe adjudicatif de l’intégrité défendu par Dworkin impose une contrainte de cohérence dans l’interprétation du droit. Les juges doivent trouver la meilleure solution possible à un cas donné, mais cette dernière doit s’entendre des droits et obligations reconnus par la communauté dans une conception cohérente de la justice et de l’équité.238 Le juge doit construire une interprétation cohérente des liens entre différents principes de manière à refléter la vision de ladite communauté.239 L’herméneutique dworkinienne requiert donc que les décisions des juges

soient justifiées, mais qu’elles concordent (ou « fit ») également avec la pratique légale.240 Le

juge doit donc trouver les standards établis précédemment pour enfin les mettre en relation avec la meilleure justification possible à la résolution d’une problématique légale.

L’herméneutique juridique ne conçoit donc pas le sens et le poids des principes et des standards juridiques en silo, mais plutôt en fonction d’une vue d’ensemble empreinte d’une certaine cohérence.241 L’exemple classique donné par Dworkin est celui d’un roman à la chaîne, où chaque auteur poursuit l’œuvre, ou le droit dans notre cas, au gré de sa propre interprétation, mais ce de manière cohérente avec les précédentes interprétations.242 Les interprétations du droit doivent concorder les unes avec les autres afin de justifier les choix pratiques à effectuer, et ce, de manière consistante avec la moralité politique.

236 Ibid à la p 66. 237 Ibid à la p 90. 238 Ibid à la p 225. 239 Ibid à la p 273. 240 Ibid à la p 228.

241 Luc B. Tremblay, « Le positivisme versus l’herméneutique », supra note 21 à la p 270. 242 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 229.

L’interprétation légale doit donc être orientée par le principe adjudicatif de l’intégrité. Selon Dworkin, il faut interpréter le droit de manière à fournir la meilleure interprétation possible et ensuite s’engager dans une opération de réinterprétation en respect des principes de justice et d’équité, et ce, de manière cohérente.243 Il nous faut cependant considérer cet engagement envers l’intégrité et la cohérence des interprétations légales face à l’expérience morale caractérisée par le pluralisme des valeurs.

L’engagement envers la cohérence est une précondition que la théorie dworkinienne impose au raisonnement légal, afin d’éviter l’existence de conflits profonds. Dès lors qu’il définit le droit comme un objet d’interprétation, Dworkin prétend que les différentes interprétations doivent s’accorder de manière cohérente vers un but commun propre à la pratique.244 Il introduit ainsi le projet de l’intégrité du droit et le devoir des juges de faire en sorte que le droit révèle une certaine cohérence. À notre avis, l’auteur fait ainsi montre d’un engagement envers une interprétation cohérente du droit, au détriment de la détermination des principes en jeu. Selon Joseph Raz, une telle approche repose sur un simple désir de voir émerger une logique légale interne, mais séparée des considérations ordinaires de la morale et de la politique. 245 La précondition d’une vision unifiée du droit néglige ainsi le rôle du processus justificatif.

La reconstruction des principes en faveur d’une théorie unifiée ne peut se faire à contre-courant de notre expérience de certaines valeurs. L’auteur Jonathan Allen souligne qu’une théorie ne peut s’opposer à l’expérience vécue par les intervenants du système légal.246 Afin de faire preuve d’une certaine utilité, les interprétations doivent être contraintes par l’expérience vécue et il ne suffit donc pas de continuellement reconstruire et redéfinir certaines valeurs. Il faut éviter de nous écarter des convictions historiques propres à certains principes ou valeurs au profit d’une construction théorique.247 Effectivement, l’interprétation ne peut permettre de continuellement

243 Ibid à la p 47.

244 Ronald Dworkin, Law’s Empire, supra note 138 à la p 52.

245 Joseph Raz, « Speaking with One Voice : On Dworkinian Integrity and Coherence » dans Justine Burley, supra note 155, 285 à la p 289.

246 Jonathan Allen, « What’s the matter with monism » (2009) 12:3 Critical Review of International Social and Political Philosophy 469 à la p 481.

reformer les principes du système légal sous la seule impulsion de l’intégrité et il faut donc accepter que certains conflits se perpétuent.

L’auteur Michel Rosenfeld avance que la reconstruction peut même se révéler contre-factuelle, ignorant certains pans de la pratique légale et constitutionnelle en faveur d’une approche unitaire.248 Certains cas sont porteurs de conflits nécessitant un choix et il serait contre-factuel de reconstruire la décision de telle manière à effacer ce choix au profit d’une unité interprétative. Les juges doivent certes interpréter le droit à la meilleure lumière des principes, mais également tel qu’ils les perçoivent, et ce, même au risque de ne pas parvenir à une vision unitaire.

De plus, les conflits de conceptions auxquels il nous faut référer lors de l’interprétation légale d’un cas difficile ne sauraient être effacés par le seul principe de l’intégrité. Effectivement, selon Rosenfeld le principe politique de l’intégrité ne peut se prévaloir d’un contenu positif substantif capable de réconcilier les demandes contradictoires.249 Le principe adjudicatif de l’intégrité

demande aux juges de répondre aux cas difficiles par la référence à des principes justes et équitables, et ce de manière diligente. Une telle méthode n’est pas suffisante pour régler un conflit et assurer l’existence d’une seule bonne réponse, car il ne suppose aucun moyen de gérer ces conflits.250 La réconciliation de ces principes nécessiterait l’application de critères capables de résoudre des différends substantifs entre les principes invoqués et établir une mise en balance raisonnable.

La procédure décisionnelle reposant sur une intégrité imposée par la théorie interprétative négligerait à notre avis la sévérité et la profondeur des conflits de valeurs. L’interprétation légale ne peut échapper à cette constatation sous le couvert d’une unité fictive, sous peine de négliger la réalité axiologique telle que vécue par les agents moraux. 251 Cependant, il demeure qu’une réponse peut être révélée par l’argumentation et la justification de ces conceptions

248 Michel Rosenfeld, supra note 214 à la p 380. 249 Ibid à la p 388.

250 Ibid.

concurrentes.252 Ainsi, l’interprétation légale doit composer avec un univers moral pluriel et incommensurable, plutôt que d’en effacer l’existence.

L’interprétation légale informée du pluralisme ne célèbre pas l’apparition des conflits et la divergence des réponses en découlant. Au contraire, l’interprétation légale doit tenter de concilier les différentes conceptions au sein de la pratique légale afin de résoudre les conflits en découlant. La conciliation s’entend d’un effort particulier afin de déterminer dans quelle mesure les valeurs et principes entrent en conflit afin de déterminer une solution.253 Il en découle que l’effort de reconstruction retrouvée au sein de l’herméneutique dworkinienne ne doit pas disparaître totalement, mais se présenter sous une forme plus transparente, reconnaissant les conflits au lieu de les effacer.

Selon les auteurs Minow et Singer, l’interprétation légale se doit d’être cohérente, mais une telle cohérence ne s’opère pas par la négation de la réalité morale. 254 Il ne s’agit pas de construire une

unicité fictive des valeurs et d’en nier les conflits afin de trouver une bonne réponse à un choix particulier, mais bien de justifier un tel choix par un raisonnement fondé. L’interprétation légale doit établir une mise en balance des valeurs en conflits et des intérêts en présence afin d’offrir une justification adéquate à la conciliation ou à la victoire d’une valeur sur l’autre.255 Le droit doit reconnaître l’existence du pluralisme des valeurs, sous peine de s’écarter du domaine axiologique qui nourrit pourtant son interprétation.

De plus, l’effort de justification devient d’autant plus important compte tenu de l’impossibilité d’observer le droit de l’externe et cette mixtion entre l’interprète et l’objet d’interprétation au travers du discours argumentatif. L’interprétation légale doit bénéficier d’une certaine transparence, rapprochant les juges de la réalité humaine par l’effort justificatif nécessaire plutôt que de les enfermer dans leur statut de royauté du droit.256 L’interprétation légale ne doit pas

252 Jean-Yves Chérot, supra note 147 à la p 1993. 253 Jonathan Allen, supra note 246 à la p 479.

254 Martha Minow et Hiseog William Singer, « In Favor of Foxes : Pluralism as Fact and Aid to the Pursuit of Justice » (2010) 90 BUL Rev 903 à la p 908.

255 Ibid.

servir à dissimuler les conflits de valeur sous le couvert de la vision prétendument objective de son interprète.

En fait, l’interprétation légale reposant sur un schème unifié de valeurs interconnectées semble ignorer le véritable processus d’évaluation entrepris par les juges.257 L’interprétation légale doit au contraire mettre de l’avant le caractère difficile d’un cas, les valeurs et intérêts en conflit, et offrir une justification adéquate aux choix pratiques effectués.258 Le pluralisme des valeurs reconnaît la possibilité de faire des choix raisonnés, mais encore faut-il qu’ils soient effectués de manière appropriée.

À ce propos, Berlin critiquait le réflexe de justifier les décisions par une référence à un tout cohérent ou un modèle globalisant. L’existence d’une réponse objective aux questions normatives lui paraissait en fait une absurdité théorique, lorsque comparée à notre expérience morale.259 Le processus décisionnel doit consister en une mise en balance des différentes

considérations dont sont porteurs les cas difficiles. Le processus décisionnel repose donc sur l’importance à accorder à chacune des considérations dans une situation donnée, soit d’une balance à établir entre ces différentes valeurs.260 Effectivement, bien qu’il ne puisse exister de poids prédéterminé aux valeurs, les conflits pratiques nous obligent à faire un choix, mais ce dans un contexte donné.

Le pluralisme des valeurs rend impraticable la résolution de conflits dans l’abstrait, mais ne pose pas de problème lorsque considéré dans un contexte particulier. Effectivement, l’incommensurabilité des valeurs réfute l’existence d’une solution préétablie ou d’une règle générale, mais ne nie pas que les valeurs guident le choix de nos actions. L’incommensurabilité des valeurs implique une approche particulariste de l’éthique, soit la prise de décisions en considération des différentes circonstances et particularités entourant un conflit moral, et non

257 Julen Etxabe, supra note 234 à la p 2.

258 Martha Minow et Hiseog William Singer, supra note 254 à la p 916. 259 Isaiah Berlin, « Introduction » supra note 52 à la p 47.

dans l’abstrait.261 Le contraire impliquerait qu’il existe un ordre préétabli de valeurs, ce qui légitimerait l’existence d’une conception suprême.

La résolution de conflits de valeurs dans un contexte particulier permet d’exercer un choix sans établir une unité fictive, mais bien en tenant compte d’une multiplicité de considérations. La prise de décision doit ainsi être proportionnaliste, de manière à représenter les différentes valeurs et leurs dimensions dans un conflit particulier afin de déterminer quelle est la meilleure manière de balancer ces éléments.262 L’action décisionnelle ne peut échapper à la tâche délibérative et doit comparer et accorder un poids distinct aux différentes considérations.

Effectivement, l’ouverture à différentes valeurs et conceptions incommensurables modifie la tâche décisionnelle en créant l’obligation de considérer les différents intérêts en présence. Il ne suffit pas de promulguer un intérêt au profit d’un autre, il faut être capable de représenter leur multitude et leur poids dans le contexte donné sous la coupe d’une méthode proportionnaliste. La mise en balance permet ainsi de représenter les différents intérêts en présence par sa reconnaissance de la multiplicité des facteurs et de leurs incommensurabilités.263 Le juge fait ainsi montre de respect face aux différentes valeurs et conceptions évoquées et forme sa décision à leur lumière.

En conclusion, le processus décisionnel se concerne donc de différentes conceptions et valeurs sincères et plausibles qui ne peuvent être simplement écartées sous la prémisse d’une homogénéité interprétative. Au contraire, l’interprétation doit établir la balance appropriée pour accommoder et combiner ces différentes valeurs afin de ne pas prescrire une seule conception du bien. Le processus décisionnel s’opère donc par la mise en balance de valeurs et considérations hétérogènes dans un contexte donné.

261 George Crowder, supra note 15 à la p 52. 262 William A. Galston, supra note 42 à la p 6 263 Iddo Porat, supra note 224 à la p 12.