• Aucun résultat trouvé

Fondée sur l’hypothèse de rationalité des acteurs, la théorie des jeux cherche à anticiper les comportements dans des situations ou chacun doit agir en tenant compte des choix effectués par les autres.

Les situations analysées par la théorie des jeux sont du type :

sachant que nos concurrents savent que nous connaissons leurs intentions (lan-cer un nouveau produit, investir sur un nouveau marché, changer une tarifica-tion, etc.), que devons-nous faire ?

individuellement, nous pouvons avoir intérêt à faire les mêmes choix (par exem-ple, lancer une campagne publicitaire ou baisser les prix pour gagner des parts de marché), mais si nous faisons tous la même chose, nous risquons tous de per-dre. Comment alors éviter une escalade collectivement néfaste ?

réciproquement, nous pouvons avoir intérêt à prendre certaines décisions uni-quement si la plupart des concurrents feront de même. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on doit adopter un standard technique (logiciel, fréquence, etc.). Com-ment alors anticiper quel sera le choix des concurrents, afin de faire le même ? Afin de décrypter ces différentes situations, la théorie des jeux s’appuie sur des cal-culs de gains et de probabilités, en distinguant les jeux à somme nulle (ce que gagne l’un des acteurs est perdu par les autres) et les jeux à somme non nulle (tout le monde peut gagner ou tout le monde peut perdre), les jeux séquentiels (les

© Groupe Eyrolles

acteurs font leurs choix l’un après l’autre) et les jeux simultanés (les choix sont effectués au même moment). Suivant le type de situation, les méthodes de résolu-tions sont différentes. Dans certains cas, on peut notamment identifier des équili-bres, c’est-à-dire des configurations dans lesquelles aucun acteur n’a intérêt à changer sa stratégie de choix.

Si la théorie des jeux permet d’éclairer de manière particulièrement convaincante certaines situations complexes, notamment lors de négociations politiques ou com-merciales ou lorsqu’il s’agit d’anticiper le comportement des usagers d’un service public, sa principale limitation réside dans l’hypothèse de rationalité des joueurs. Si jamais les acteurs en présence laissent leurs passions ou leur instinct l’emporter sur le calcul méticuleux de leurs gains, s’ils n’utilisent pas eux-mêmes la théorie des jeux pour anticiper le comportement des autres joueurs ou s’ils ne sont tout simplement pas capables d’évaluer précisément leur intérêt, l’édifice rationnel de la théorie des jeux s’effondre. Or, il faut bien admettre que dans certaines situations concurren-tielles, l’évaluation froide et méthodique des options en présence n’est pas nécessai-rement la démarche suivie par tous les acteurs. L’inertie, l’orgueil ou la précipitation sont la cause de bien des décisions stratégiques. Par ailleurs, la théorie des jeux implique généralement de connaître tous les acteurs en présence, leurs ambitions et leurs ressources. Or, dans certains environnements particulièrement perturbés et ouverts, le nombre de concurrents oscille entre l’infini et l’indéfini.

G

ÉRER L

INCERTITUDE

Comme nous l’avons vu, refuser l’incertitude peut se révéler extrêmement risqué alors que chercher à la décrypter peut devenir rapidement trop complexe. C’est pourquoi on peut envisager une troisième posture face à un environnement turbulent : l’accepter tel qu’il est et définir une stratégie en conséquence. Cette ges-tion de l’incertitude peut revêtir deux formes différentes, qui sont l’imitages-tion et l’agilité.

L’imitation

La première et la plus simple – mais aussi vraisemblablement la plus répandue – des approches permettant de gérer l’incertitude est l’imitation. Face à un

environ-© Groupe Eyrolles

nement fortement imprévisible, il s’agit pour tous les concurrents, d’imiter systé-matiquement chacun des mouvements stratégiques initié par l’un d’entre eux. À chaque fois qu’un concurrent modifie une caractéristique de son offre, investit un nouveau marché ou fait évoluer son modèle économique, tous les autres ont inté-rêt à faire de même. En effet, deux options peuvent alors se présenter :

soit ce qu’a fait le concurrent se révèle pertinent ; il était alors judicieux de faire de même et l’on ne pourra pas se voir reprocher de ne pas l’avoir fait ;

soit ce qu’a fait le concurrent se révèle néfaste, mais si tout le monde l’a imité, personne ne pourra être tenu pour responsable de l’échec.

Cette approche peut sembler quelque peu triviale, mais elle permet d’expliquer le comportement de nombreuses firmes face à une prise de risque importante dans un environnement peu prévisible. On peut notamment interpréter de cette manière la surenchère sur les achats de licences 3G par les opérateurs de téléphonie mobile en 2000, l’inflation des débits ADSL proposés par les fournisseurs d’accès à Internet ou encore la plupart des phénomènes de bulle spéculative, y compris celle qui a conduit à l’effondrement des marchés boursiers en 2000. La bourse est d’ailleurs un environnement qui se prête particulièrement bien aux stratégies d’imitation, puisque l’objectif des gestionnaires de fonds n’y est pas de repérer les meilleures entreprises dans l’absolu, mais de miser sur celles que les autres investis-seurs considèreront comme les plus prometteuses. Pour un gestionnaire de fonds professionnel, qui tient à préserver sa réputation sur le marché, la meilleure straté-gie consiste donc à imiter méthodiquement ses confrères. Les meilleurs sont ceux qui ont développé cette capacité rare qu’est l’imitation par anticipation.

L’imitation est une technique dérivée de la théorie des jeux, dans laquelle elle est connue sous le nom de « modèle des marchands de glaces » : sur une plage, deux marchands de glace ont intérêt à se positionner côte à côte et à proposer stricte-ment la même offre, car cela leur garantit 50 % du marché pour un coût minimal (mais certainement pas au bénéfice de leurs clients).

Ce type de comportement appelle un commentaire essentiel. En stratégie, il n’existe pas de solution bonne ou mauvaise dans l’absolu. Toute stratégie ne se juge que par rapport à celle des concurrents. L’imitation constitue donc un aspect dyna-mique fondamental de l’interaction concurrentielle. Si une stratégie est aisément

© Groupe Eyrolles

imitable par les concurrents, elle est généralement sans intérêt. Si vous avez la même stratégie que vos concurrents, vous n’avez pas de stratégie.

Pour échapper à cette spirale de l’imitation, il convient de concevoir des stratégies robustes, ce qui non seulement n’a rien d’évident (il faut pour cela disposer de res-sources, de processus et de valeurs sans équivalent), mais qui de plus accroît signifi-cativement le risque d’erreur. Pour un dirigeant qui joue constamment sa crédibilité et souvent sa carrière auprès de ses actionnaires, mieux vaut se tromper avec tout le monde que courir le risque de se tromper tout seul. Heureusement, ce constat quelque peu désolant se limite avant tout aux entreprises cotées.

Robustesse

Une stratégie est dite « robuste » lorsqu’elle est difficilement imitable par les concurrents. Pour cela, elle doit nécessairement s’appuyer sur des compéten-ces distinctives.

Quoiqu’il en soit, si l’imitation permet de gérer simplement la turbulence, elle ne saurait – par définition – constituer une source d’avantage concurrentiel, ni même une véritable stratégie. Il est donc nécessaire d’envisager une approche plus constructive.

L’agilité

La deuxième attitude envisageable lorsqu’il s’agit de gérer l’incertitude est la construction d’une organisation agile.

Agilité

L’agilité est la capacité à maintenir durablement la compétitivité des entre-prises alors que la turbulence de leur environnement dépasse leur vitesse d’adaptation. Par-delà d’épisodiques mutations, elle requiert une perma-nente adaptabilité, qui ne doit pas être obtenue aux dépens de l’efficience.

© Groupe Eyrolles

L’agilité est un concept qui a été élaboré aux États-Unis au début des années 1990, lorsque la désindustrialisation est devenue une préoccupation majeure des respon-sables politiques et économiques. Plusieurs centres universitaires et organisations professionnelles ont été mobilisés afin de proposer un remède à l’effritement de la capacité industrielle américaine, concurrencée par un nombre croissant de pays émergents. Il s’en est suivi un recensement des meilleures pratiques, la mise en place de forums d’échanges et la publication de plusieurs ouvrages et revues. À partir de la seconde moitié des années 1990, la réflexion sur l’agilité a peu à peu gagné l’Europe.

Pour être capable de s’adapter continûment aux aléas de son environnement, une organisation agile doit présenter plusieurs qualités ou adopter, selon la nature de la turbulence à laquelle elle est confrontée, plusieurs tactiques.

Elle peut adopter une structure d’entreprise virtuelle, c’est-à-dire externaliser auprès de prestataires spécialisés tout ou partie de sa chaîne de valeur. Cette sous-traitance à outrance présente plusieurs avantages : une plus grande flexibilité, une meilleure lisibilité des coûts ou encore la capacité à cumuler des compétences opti-misées. Si l’on externalise l’essentiel de l’activité, on remplace des frais fixes (les investissements) par des frais variables (le tarif payé aux prestataires externes), ce qui permet d’abaisser radicalement le seuil de rentabilité et donc de dégager un profit, même lorsque la conjoncture est défavorable. L’inconvénient majeur de cette approche est la capacité à contrôler des actifs dont on n’est plus propriétaire : comment se prémunir contre le risque de défection – voire de trahison – des sous-traitants ? Comme nous l’avons vu dans le cas introductif de ce chapitre, le recours à une structure virtuelle a été quasi-unanimement choisi par les fabricants de télé-phonie mobile après 2000, qui ont jugé plus pertinent d’externaliser la fabrication de leurs terminaux auprès de sous-traitants spécialisés.

L’entreprise agile se caractérise également par une capacité à fortement différencier son offre de produits ou de services, de manière à s’adapter à la moindre demande du marché. Poussée à sa limite, cette approche débouche sur le surmesure de masse, c’est-à-dire la capacité à proposer un produit ou un service surmesure pour un coût comparable à celui d’une offre standardisée et produite en masse. Cette capacité s’appuie sur diverses techniques, comme la différenciation retardée de l’offre (les produits ou services reposent sur une plate-forme standardisée, sur

© Groupe Eyrolles

laquelle viennent se greffer le plus tard possible des adaptations multiples) ou l’implication du client (plutôt que de concevoir a priori un grand nombre de réfé-rences, on laisse le client définir lui-même, par un choix arborescent, les caractéris-tiques de l’offre qu’il souhaite acquérir). Parmi les entreprises qui ont connu le succès grâce au surmesure de masse, on peut citer le constructeur informatique Dell : grâce à son site Internet, Dell permet à ses clients de configurer dans le détail leur ordinateur, qui est ensuite assemblé en fonction de leurs choix de composants et de caractéristiques (une quarantaine de paramètres sont modifiables). L’avan-tage considérable de cette approche est qu’elle dispense d’avoir à mener de coûteu-ses études de marché censées identifier les préférences fluctuantes des clients. Ici, ce sont les clients eux-mêmes qui conçoivent l’offre. Cela impose cependant que les produits ou services proposés soient modulaires, c’est-à-dire composés d’éléments interchangeables. La capacité à modulariser l’offre est vraisemblablement la clé du sur mesure de masse.

La troisième qualité principale d’une entreprise agile est la capacité à réduire consi-dérablement les délais de conception, de réalisation et surtout de commercialisation des produits ou services. Comme l’a montré l’exemple du développement photo en une heure, de nombreux clients sont en effet disposés à payer un prix significative-ment supérieur pour une offre identique, mais obtenue plus rapidesignificative-ment. Réduire les délais peut également permettre de s’adapter plus vite à de nouvelles conditions environnementales (dans une posture de stratégie déduite), voire de susciter ces conditions (dans une posture de stratégie construite). Si de nombreuses entreprises ont appris à réduire leurs délais de mise sur le marché de nouveaux produits (time to market), par exemple dans l’électronique grand public ou l’informatique, l’enjeu consiste également à imposer le plus rapidement possible une nouvelle offre comme standard dans une industrie donnée (time to volume), ce qui permet de démoder les offres concurrentes, voire de les expulser littéralement du marché. La guerre entre les formats de vidéo haute définition (HD-DVD de Toshiba contre Blu-ray de Sony) a constitué un bon exemple de cette démarche : Sony a équipé sa PlayStation 3 d’un lecteur Blu-ray afin d’assurer d’emblée un marché de masse à ce format. Toshiba, ne disposant pas d’un tel effet de levier, a été contraint d’aban-donner son HD-DVD début 2008.

© Groupe Eyrolles

Le cas qui clos le présent chapitre présente une entreprise qui a su mettre en place un modèle économique particulièrement agile, fondé à la fois sur une externalisa-tion poussée, sur une personnalisaexternalisa-tion de l’offre, sur une forte maîtrise de la chaîne logistique et sur une organisation par projets. Cependant, comme le montre cet exemple, même une entreprise agile ne peut durablement éviter les maux qui guet-tent ceux dont le succès est trop rapide et trop éclatant : difficulté structurelle à maintenir un taux de croissance constant, nécessité opérationnelle de rigidifier cer-tains processus au détriment de la flexibilité, inévitable imitation par les concur-rents, etc.