• Aucun résultat trouvé

Comme on le croit trop souvent la mondialisation n’est pas un phénomène nou-veau datant de la fin du XXe siècle. Retour aux sources.

© Groupe Eyrolles

Si la période noire entre 1914 et la fin des années 1940 a conduit à une quasi-désintégration de l’économie mondiale, il n’en allait pas de même auparavant. Sans remonter plusieurs siècles en arrière, entre 1850 et 1914 l’intégration économique de la planète n’a cessé de s’accélérer, pour atteindre des niveaux largement compa-rables à ceux d’aujourd’hui. La part des échanges internationaux entre les grands pays industriels était à peu près la même en 1890 et… en 1990 ! Vers la fin du

XIXe siècle, l’ouverture internationale (commerce, mouvements de capitaux, immi-gration) a entraîné une convergence remarquable des économies du Vieux et du Nouveau monde. Avant la Première Guerre mondiale, la liberté des capitaux était largement la règle, reliant les centres financiers de l’Europe, de l’Hémisphère Ouest, de l’Océanie, de l’Afrique et de l’Est lointain. Les flux financiers internatio-naux étaient plus élevés, en proportion de la richesse produite, entre 1870 et 1914 qu’entre… 1970 et 1996. Quant à la France, nous atteignions à peine en l’an 2000 les niveaux des années 1930. Ainsi, en ce début de troisième millénaire, on n’est grosso modo qu’au niveau de la guerre de 1914.

Que s’est-il passé depuis ? Entre les deux guerres, les barrières aux échanges, les contrôles migratoires draconiens, les interdictions ou surveillances strictes des investissements étrangers et de farouches contrôles des monnaies firent florès. Ce n’est qu’à partir des années 1950, avec l’abaissement progressif des barrières entre les pays, que l’intégration des économies a pu reprendre.

Alors, nouvelle la mondialisation ? Les faits montrent que non. Mise entre paren-thèses pendant plusieurs décennies, c’est tout. Mais la perception qu’on en a aujourd’hui est fort différente. La montée en puissance des grands médias, la diffu-sion du téléphone, du fax, de l’Internet et des ordinateurs à potentiel qui paraissent sans limite donnent l’impression d’un tremblement de terre permanent.

À dire vrai, la globalisation de ce début de XXIe siècle est plus « dense » et ses consé-quences sur nos sociétés plus répandues et plus profondes que sa variante d’antan.

La clientèle chinoise ou américaine a davantage les moyens aujourd’hui qu’hier d’imposer ses desiderata à l’entreprise française ou allemande qui cherche à vendre ses produits. Les actionnaires étrangers influent par leurs placements en bourse et, à des milliers de kilomètres, via notamment les fonds de pension, sur la gestion de nos entreprises, chose impensable au temps de la lenteur des bateaux à vapeurs.

Comment comparer l’impact d’un simple bouton de clavier pouvant influencer

© Groupe Eyrolles

notre mode de vie et notre culture avec celui de nos antiques télégraphes ? Et les délocalisations actuelles de certaines productions des pays du Nord vers ceux du Sud à celles d’antan ? Et l’attention portée aujourd’hui aux différences de revenus entre pays et catégories sociales comparée à l’indifférence relative d’il y a un siècle ? Nous sommes passés de la « globalisation basse fréquence » à la « globalisation haute fréquence ». Sauf catastrophe, l’intégration économique de notre planète est loin d’être terminée. Avec ses avantages et ses inconvénients.

D

ES AVANTAGES ET DES INCONVÉNIENTS

Après la crise mexicaine du début des années 1990, la crise asiatique de la seconde moitié de la même décennie a jeté une lumière crue sur les risques de la mondiali-sation. Peu de pays de la côte Pacifique sont passés au travers des soubresauts monétaires, boursiers et bancaires et de leurs conséquences sur le niveau de vie et l’emploi. Depuis, ces pays se sont fort heureusement remis de ce douloureux choc, et leur croissance est de nouveau exemplaire. Leçon essentielle de cette expérience : ces crises touchent surtout les nations aux structures financières et économiques mal adaptées aux conditions de la globalisation. Ce n’est pas en cherchant à blo-quer cette dernière que l’on résoudra le problème, mais en modifiant les structures en question.

Pourquoi ? Parce que l’analyse économique et les faits qui vont avec montrent que globalement, et sur la durée, les avantages de l’intégration des marchés sont supé-rieurs à ses inconvénients (même si, pour les marchés de l’argent, quelques bémols peuvent être introduits en ce qui concerne les pays du Sud, on va le voir), du moins en matière de niveau de vie global. S’il y a un domaine où les économistes sont en règle générale d’accord, c’est sur les avantages de l’échange international et de l’ouverture des marchés qu’il implique. En tout cas, de la supériorité du libre-échange sur le protectionnisme.

Les raisons de cette position : le principe de l’avantage comparatif. Pour en illustrer la logique, qu’on me pardonne la citation extraite de mon livre L’Économie expli-quée à ma fille (éd. du Seuil, 2006) :

© Groupe Eyrolles

« Je connais un professeur, véritable prodige du clavier, qui tape plus rapidement et aussi bien que sa secrétaire. Est-ce à dire qu’il devrait se débarrasser de sa charmante collaboratrice et frapper lui-même tous ses travaux et lettres ? Surtout pas, il a intérêt à consacrer son temps et son énergie à ses réflexions et recherches et laisser son amour de secrétaire … en charge de la frappe. La raison ? L’activité de dactylo, fût-elle sur l’ordinateur le plus performant, a pour notre professeur un coût d’opportunité : tous ses brillants et fondamentaux articles et livres qu’il ne pourrait écrire à cause du temps passé à dactylographier ses manuscrits qu’il ne sait au premier abord gribouiller qu’à la plume… Même s’il est meilleur dans cette tâche que sa collaboratrice favorite (il possède un avantage absolu sur elle), il a intérêt à se spécialiser dans les activités pro-prement dites de professeur (enseignement et recherche) où il a un avantage absolu encore plus important sur elle.

Ce principe s’applique aux échanges entre nations et justifie l’essentiel du commerce international. Deux pays gagnent à se spécialiser et à échanger entre eux, même si l’un est meilleur que l’autre… dans la production de tous les biens et services. Ainsi, une nation a avantage à importer un produit, même si celui-ci pourrait être fabriqué à l’intérieur de ses frontières de façon plus efficace que par l’autre nation, et cela afin de pouvoir se spécialiser dans la fabrication de ceux où elle est encore plus efficace… » Un exemple pour concrétiser : si l’on achète 40 euros des chaussures importées plutôt que de les payer 90 euros à un fabricant national, celui-ci sera contraint à réduire sa production et à débaucher, peut-être à faire faillite (sauf s’il innove, ce que certains savent faire fort heureusement). Mais attention à ne pas se laisser obnubiler par les apparences (les destructions d’emplois dans la chaussure) au point de ne plus voir les effets cachés mais non moins réels. Les 50 euros économi-sés dans l’achat de chaussures vous permettront de vous offrir un beau livre ou un restaurant supplémentaire. Vous stimulerez ainsi l’activité des libraires et de la res-tauration. Ce n’est pas tout : les 40 euros reçus par le fabricant exotique de chaus-sures reviendront, d’une façon ou d’une autre, peut-être après diverses tribulations dans l’économie mondiale, dans l’économie française sous forme d’achats d’autres biens et services. En économie, « ce qu’on voit » est souvent moins important que

« ce qu’on ne voit pas. »

© Groupe Eyrolles

Donc, oui, la liberté des échanges est source de gains considérables pour

« l’économie-monde ». Ce qui ne veut pas dire qu’elle va sans inconvénient. Qu’elle est l’institution humaine qui n’en a pas ?

Pour certains, la vision habituelle de l’économiste sous-estime l’impact de la mon-dialisation sur la relation de pouvoir entre les employeurs et les employés, au détri-ment de ces derniers, surtout des plus faibles. Les délocalisations engendrées par l’ouverture internationale menaceraient l’emploi national ou entraîneraient une baise des salaires, notamment des moins qualifiés. Ces arguments ne doivent pas être pris à la légère, même si on leur donne souvent une importance exagérée. Par exemple, les recherches suggèrent que ce sont plus les changements technologiques que la mondialisation elle-même qui expliquent les pertes d’emploi des moins qualifiés. De même, les délocalisations ont aussi des effets induits favorables sur la production et l’emploi global en augmentant la productivité et en permettant de se rapprocher des nouveaux marchés.

Autre question sensible : la globalisation mettrait en péril notre système social, éro-derait la protection des salariés et menacerait l’Etat Providence. Pas tout à fait faux, mais exagéré, comme on le verra plus loin. Je dirai simplement ici que, si la mon-dialisation implique et impliquera des ajustements parfois profonds dans les pro-cédures de protection sociale et dans la gestion de nos États, elle n’implique pas non plus une révolution copernicienne de nos types de société.

L’ouverture et l’intégration internationales n’ont donc pas que des avantages, mais pas que des inconvénients non plus, comme certains voudraient nous le faire accroire. Un équilibre de jugement est nécessaire, notamment dans l’évaluation du rôle des grandes entreprises souvent présentées comme le méchant loup prêt à tout dévorer.

L

A SAGA DES MULTINATIONALES

Les multinationales sont-elles devenues les « nouveaux maîtres du monde » ? D’après l’ONU, les cent plus grands groupes, emmenés par des mastodontes comme General Electric, Ford, Shell ou autres IBM, Microsoft et Nestlé, détenaient en 2003 presque 4 000 milliards de dollars d’actifs hors de leur pays d’origine, employaient 7 millions de personnes à l’étranger (15 millions dans le monde) et réalisaient des ventes de plus

© Groupe Eyrolles

de 3 000 milliards de dollars, toujours hors de leur pays d’origine (5 550 milliards sur l’ensemble de la planète). De quoi donner le tournis.

Mais ce n’est pas tout. Au-delà de ces grands groupes, il existait, en 2004, 70 000 socié-tés transnationales avec plus de 690 000 filiales étrangères. Quant aux investissements directs à l’étranger, ils ont augmenté de façon spectaculaire depuis le milieu des années 1980. La valse des fusions-acquisitions depuis plusieurs années ne fait que renforcer cette impression de domination économique, voire politique, des multinationales.

D’autant que les entreprises des pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Russie) entrent maintenant dans la danse. La mondialisation va revêtir chaque jour davantage des habits non occidentaux et refléter notamment la montée de l’Asie.

Mais il convient de relativiser ces données. Si l’importance des multinationales a crû rapidement dans certains secteurs, la majeure partie des activités économiques dépend toujours de petites entités : coiffeur, chauffeur de taxi, teinturier, médecin ou autre café favori. La plupart des entreprises opèrent au niveau d’une région, d’un dépar-tement, d’une commune ou d’un quartier.

De plus, les mammouths multinationaux restent davantage localisés sur leur terri-toire qu’on ne veut bien le dire. Rares sont ceux véritablement globaux. Les deux tiers de la production et des emplois de l’entreprise multinationale type sont dans son pays d’origine.

Autre considération : les multinationales peuvent intensifier la concurrence en ébré-chant le pouvoir de certains sur les marchés nationaux. Et la taille des marchés internationaux a aussi d’autres avantages. Elle incite les firmes à investir davantage dans la recherche, donc dans l’innovation. Les multinationales disséminent ces innovations aux quatre coins de la planète, contribuant ainsi au développement des pays en retard. L’échange international, ce réacteur de la mondialisation, n’est pas un jeu à somme nulle où les gains d’un pays seraient obligatoirement compensés par les pertes d’un autre. L’économie ouverte n’est pas une grande partie de poker où les uns s’enrichissent en appauvrissant les autres. Le gain est partagé sous la forme d’emplois, de salaires et de prix plus avantageux, d’innovations et d’avancées technologiques. Ce qui ne veut pas dire que les ajustements se font toujours dans la joie et sans grincements de dents. À court terme, pour certains secteurs et certains

© Groupe Eyrolles

types de qualifications, la transition peut être douloureuse et difficile. L’intervention de l’État, bien pensée et bien appliquée peut alors s’avérer nécessaire pour faciliter les adaptations et la formation.

Il faut aussi être conscient que les risques de concentrations abusives et de posi-tions dominantes, voire de monopoles, existent. C’est aux pouvoirs publics de prendre des mesures à cet égard. Mais chaque pays est-il en mesure de faire appli-quer seul les règles d’une saine concurrence ? Pas évident. Si l’Europe et les États-Unis sont plutôt bien armées en la matière, il conviendrait de démultiplier ce genre d’action au niveau mondial. Même s’il n’existe pas de structure pour ce faire, pour-quoi ne pas l’inventer ? L’OMC, par exemple, ne pourrait-elle pas aussi participer à la lutte contre les concentrations excessives au plan mondial ? Au moins, une bonne coopération et des échanges fructueux entre les États sur ces questions ne seraient pas les malvenus. Ni des principes communs et transparents pour favoriser la concurrence, au Nord comme au Sud.

L

E DÉVELOPPEMENT ET LA PAUVRETÉ

Les pays du Sud, justement, quel rôle la mondialisation joue-t-elle dans leur développement ? D’abord quelques faits.

La pauvreté a davantage reculé dans le monde durant les cinquante dernières années qu’au cours des 500 années précédentes. D’après l’ONU, si le nombre de pauvres était estimé entre 1 et 2 milliards à l’aube du troisième millénaire (en gros, un cinquième de la population mondiale), le chiffre était de 2 à 3 milliards, il y a une trentaine d’années. Plus des trois quarts des habitants des pays en développe-ment peuvent maintenant espérer atteindre l’âge de 40 ans, ce qui était loin d’être le cas auparavant. L’analphabétisme des adultes a été réduit de près de la moitié. La mortalité infantile a considérablement régressé.

Contrairement à une idée largement répandue et tellement ressassée qu’elle en est devenue politiquement correcte, la mondialisation n’est pas associée à une aggra-vation des inégalités entre les hommes sur l’ensemble de la planète. Les études éco-nomiques les plus sérieuses sur cette question (Banque mondiale, universités, centres de recherches) indiquent que, depuis 1975, les inégalités entre les pays ont reculé. Elles ont en revanche quelque peu augmenté à l’intérieur des pays. Résultat

© Groupe Eyrolles

des deux effets combinés, les inégalités entre les hommes ont diminué, le premier impact l’emportant sur le second. Bien sûr, ceci ne signifie pas que les inégalités entre tous les pays ont décru. Certains pays, surtout en Afrique sub-saharienne, se sont appauvris et ont même atteint des niveaux de pauvreté honteux. Mais les zones à forte population, comme la Chine et l’Inde, ont vu leur développement s’accélérer et leur pauvreté diminuer. Une explication fondamentale à ce rattra-page : la croissance économique. Sans elle point de salut.

L’observation des décennies passées montre que les pauvres bénéficient en général de l’augmentation globale du niveau de vie due à la croissance. Le prix Nobel Robert Lucas a récemment publié une simulation des évolutions séculaires de l’économie mondiale. L’idée, fondée sur la diffusion de la croissance entre les pays à des rythmes différents, colle bien avec la réalité des deux siècles passés. Durant les premières décennies de décollage, les inégalités augmentent, pour diminuer ensuite. Le pic inégalitaire aurait justement été atteint dans les années 1950-1970.

Puis, durant les récentes décennies, on a constaté que les pays les plus ouverts à l’échange international se sont développés plus rapidement que les autres. Entre 1990 et 2000, la croissance moyenne des pays en développement ouverts à l’inter-national a été de quelque 5 % l’an, celle des pays moins ouverts de un peu plus de 1 % (les pays riches, eux, tournent autour de 2 %). Les salaires ont augmenté deux fois plus vite dans les pays du Sud ouverts que dans les autres, et une fois et demie plus vite que dans les pays du Nord. Mais il y a plus. Sait-on quelle est la part du commerce international effectuée par les 50 pays les plus pauvres ? 0,5 %. Oui, 0,5 %. Ne pourrait-on pas dire, toutes choses égales d’ailleurs, que c’est parce qu’ils ne participent pas à la mondialisation que ces pays ne sortent pas de leur misère plutôt que l’inverse ? Donc qu’il n’y a pas assez de mondialisation plutôt que trop, du moins pour ce qui les concerne ?

Face à ces données, comment affirmer, avec les alter-mondialistes, que la mondiali-sation et l’augmentation des échanges qui l’accompagne sont nuisibles au développement ?

Certes, il n’est pas question de prétendre que l’échange international est une condi-tion suffisante à la croissance et à l’augmentacondi-tion du niveau de vie. Mais il en est une condition nécessaire, en tout cas un grand « facilitateur ». Il est évident qu’il

© Groupe Eyrolles

doit être accompagné d’un minimum de stabilité politique, d’institutions et de sys-tème juridique suffisamment performants, de politiques économiques cohérentes, d’un niveau d’éducation et de santé adéquats (avec près d’un tiers de sa population atteint de sida, ou de malaria, ou de fièvre jaune, sans oublier la tuberculose, com-ment envisager un développecom-ment harmonieux ?), d’une corruption contenue et de paix civile, car les guerres détruisent nombre de ces pays.

Par ailleurs, comment oublier le rôle de la diffusion des nouvelles technologies qui va de pair avec la globalisation ? Certains y voient l’alpha et l’oméga du développe-ment. D’autres, au contraire, craignent que les plus démunis ne profitent guère de cette révolution de l’Internet, des télécommunications ou des biotechnologies. La vérité se trouve certainement dans une position médiane. L’avantage comparatif des pays en retard ne se trouve pas dans l’innovation technologique. Une fois celle-ci élaborée par les pays riches, les pays pauvres peuvent l’adopter avec relativement peu de difficultés. L’Inde réalise des logiciels, les Caraïbes se spécialisent dans le traitement des données. Ces technologies sont alors une source incontestable de croissance. Et l’Internet ? Nul doute qu’il a aussi le potentiel d’aider à combler le fossé des connaissances entre le Nord et le Sud.

Certains profitent mieux de la mondialisation que d’autres, c’est indiscutable. Mais il n’y a pas de fatalité pour que les seconds ne puissent imiter les premiers. Même si c’est plus facile à dire qu’à faire tant de lourdes situations géographiques, culturel-les, historiques et médicales pèsent parfois sur les nécessaires changements, surtout en Afrique. Aux riches de les aider dans cette tâche.