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Bertrand ou la redécouverte de soi *

Bertrand occupe depuis 10 ans, un poste d’expert dans une grande entre-prise du secteur public où, selon lui, les polytechniciens règnent en maîtres et où les capacités de stratège et la prise de risques sont particulièrement valori-sées. N’étant issu « que » d’une très grande école d’ingénieur et non de la plus prestigieuse, il est convaincu qu’il n’a aucune chance d’accéder aux pos-tes de cadre dirigeant. Cette conviction a été renforcée lorsqu’il a demandé à partir à l’international et que cela lui a été refusé. Cette réponse le blesse.

Mais, simultanément, elle réveille une nouvelle combativité, il pose alors sa candidature pour un Executive MBA dans une grande école de gestion. Bien qu’ayant été accepté, sans réellement se l’avouer, il continue de douter de lui.

Il lui faut un certain temps pour admettre que ce ne sont pas seulement les autres qui sont brillants et intelligents. Progressivement, les différents membres du groupe deviennent un miroir à multiples facettes renvoyant une image qui reconstitue son narcissisme blessé. Il reconnaît chez les autres des aspects de lui-même qu’il avait négligés car ils n’étaient pas valorisés dans son environ-nement. Ce miroir l’oblige aussi à réfléchir sur lui-même et ne plus se contenter d’exister à travers l’image qu’il pense donner. La diversité des personnalités et des trajectoires professionnelles lui permet d’imaginer qu’il existe de nombreu-ses façons d’avoir une vie professionnelle intéressante.

Enfin, il se sent suffisamment sûr de lui pour prendre l’initiative du projet de promotion. Mettant en application les connaissances qu’il a acquises en cours, il construit son projet sans consulter qui que ce soit. Basculant dans un excès de confiance en soi, il est convaincu que l’ensemble de la promotion se ralliera à son idée. C’est un échec retentissant. Il ne comprend pas le peu de réactivité des autres membres du groupe… Il traverse alors plusieurs semai-nes de rage, de véritable désespoir, puis d’incompréhension, enfin, de ques-tionnement. Ses sentiments et émotions sont exacerbés. Cependant, il se sent suffisamment en sécurité pour les exprimer et pour en parler, en particulier lors de séances de coaching collectifs. Lorsque l’un des principaux détracteurs de son projet lui explique que son projet était intéressant, mais qu’il avait d’autres

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priorités, il peut enfin donner du sens à son expérience et à sa souffrance. Il a eu besoin de plusieurs semaines pour comprendre que tout le monde ne fonc-tionne pas sur le même modèle que lui et que travailler seul n’est pas la meilleure façon de mobiliser les équipes, il comprend que la réussite peut aussi passer par le collectif, la complémentarité et la différence et qu’on peut s’opposer à lui sans pour autant vouloir le détruire. Prêt à accepter le monde tel qu’il est et non plus tel qu’il l’imagine, il relance son projet en déléguant à une partie du groupe ce qu’il y a à faire, renonçant à convaincre la totalité.

Bertrand a eu besoin de se sentir en sécurité dans l’espace transitionnel de l’EMBA pour renoncer à son conformisme et ses illusions pour faire l’épreuve de sa différence et redécouvrir son désir. Il a pu faire l’épreuve de sa créati-vité, c’est-à-dire sa capacité à prendre en compte les autres, la réalité et cons-truire quelque chose à partir de cela. Cette découverte s’accompagne d’un retour du refoulé, c’est-à-dire qu’un passé « oublié » ou, plus précisément, un passé qu’il ne voulait (pouvait) pas mobiliser dans l’environnement de l’entre-prise rejaillit. Ce ne sont plus les autres ou l’entrel’entre-prise qui sont responsables de ce qu’il est ou n’est pas, ou de ce qu’il doit être. Bref, il a gagné en maturité.

Aussi, quand l’entreprise, qui a perçu son évolution, lui propose la responsabi-lité d’un projet international, il fait une contre-proposition… que l’entreprise accepte. Après un long et douloureux travail de déconstruction de lui-même, il est en mesure de construire son avenir professionnel. Souvent, cette formation fonctionne comme un laboratoire où il peut faire, à moindres risques, l’appren-tissage de la différence et du leadership. C’est un difficile travail d’élaboration et de mise en sens qui lui a permis de sortir de sa position de victime (plus ou moins consciente) du bon plaisir des autres pour devenir non seulement acteur, mais sujet de son histoire.

*Ce cas a été élaboré suite à des entretiens avec Bertrand.

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A VOIE ROYALE ET LES RISQUES DU CONFORMISME

Aujourd’hui, pratiquement tout le monde s’accorde pour dire que, si l’on ne naît pas dirigeant, on le devient, même si certaines caractéristiques de cette posture sont repérables très tôt. Ce serait donc essentiellement une affaire de formation et d’éducation.

Les professeurs étrangers qui interviennent dans les grandes écoles de gestion, s’ils se réjouissent de l’intelligence et du brio de certains de leurs étudiants, se désespè-rent, dans le même temps, du manque d’autonomie de la plupart d’entre eux. Quoi d’étonnant à cela finalement ? Pour arriver là où ces professeurs les trouvent, il leur a suffi d’être de bons, voire de très bons élèves, de préférence dans les sciences exac-tes. Cela signifie que, pendant toute leur scolarité, ils ont su donner « la » bonne réponse. Au cours de ces années d’études, ils ont également acquis une impression-nante capacité de travail, ils ont exercé leur mémoire, ils ont su résister au stress des concours et de la sélection. La contrepartie étant que tout ceci limite très sérieuse-ment l’imagination et les capacités créatives. Ceux qui ont intégré les écoles les plus prestigieuses ont également su se doter du bagage culturel indispensable qui fait les différences entre les très bons et les excellents élèves. Tout cela est souvent le fruit de l’attention soutenue des parents qui, tout au long de leur scolarité, ont veillé à ce que leurs enfants soient dans les meilleures sections des meilleurs lycées, pour finir dans les grandes écoles les plus prestigieuses. Car les bons élèves ont aussi été, la plupart du temps, de bons enfants qui rendaient leurs parents heureux et fiers de leurs résultats. Ils étaient de ces enfants à propos desquels on ne se pose jamais d’angoissantes questions concernant leur avenir, tant tout semble aller tellement bien pour eux ! À tel point qu’on ne sait pas toujours à qui les bonnes notes font le plus plaisir : aux parents ou aux enfants ? En fait, le plus souvent, l’enfant se réjouit de ses bonnes notes parce que, contrairement aux mauvaises notes, elles lui procu-rent tous les signes de l’amour que ses paprocu-rents lui portent et dont il a tant besoin.

Ainsi, certains enfants adoptent inconsciemment, une bonne fois pour toutes, une norme de comportement qu’ils pensent désirable aux yeux de ceux dont ils dépen-dent. Ils savent que cela leur attirera leur amour et quelques autres récompenses.

Ils se construisent ainsi un « faux-self » qui les pousse vers la conformité au désir de l’autre. Le faux-self est un mécanisme de défense inconscient que certains indi-vidus érigent pour se protéger contre un environnement qu’ils jugent menaçant

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pour eux. Ils perçoivent des risques à montrer leur vraie personnalité, à dévoiler leurs vrais désirs. Le faux-self se fonde sur la soumission et la dépendance à un environnement non maîtrisable, au-delà de ce qui est nécessaire pour une bonne socialisation. Satisfaire l’autre, lui faire plaisir leur procure le sentiment de sécurité dont ils ont besoin pour vivre. Ce faisant, ils renoncent à explorer les comporte-ments et les univers qui ne sont pas prescrits, limitant ainsi considérablement le champ de leurs possibilités. Comment percevoir que leur vrai-self se fait de plus en plus inaccessible, quand l’école, les parents, puis l’entreprise multiplient les signes de reconnaissance ? Le prix à payer, la rançon de ce succès est le renoncement à leur intériorité et leur désir. Comment percevoir qu’il peut y avoir une détresse incons-ciente derrière tant de réussite apparente ? Des difficultés ou des échecs scolaires auraient peut-être permis à ces enfants qu’on s’interroge sur leur destinée alors qu’on se contentait de les voir réussir et s’engager sur la voir royale qui mène aux grandes écoles et leur assure un brillant avenir professionnel.

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ES COMPÉTENCES DU DIRIGEANT

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DE NOUVELLES NORMES DE CONFORMITÉ

Force est de constater que nombre de dirigeants actuels ont suivi cette voie royale.

Au milieu des années 1990, 73 % des dirigeants des 200 plus grandes entreprises françaises étaient issus du système grande école et 50 % avaient fait l’ENA après Polytechnique. Ainsi, ces très bons élèves se retrouvent dans les grandes entreprises où se poursuit l’apprentissage de l’excellence et de la compétition. Chaque entre-prise, selon son métier, son histoire, sa culture et sa situation concurrentielle, déploie pléthore de moyens et de dispositifs pour faire acquérir à ces jeunes recrues les compétences qu’elles attendent de leurs dirigeants. Parmi les caractéristiques et compétences attendues des dirigeants, on retrouve régulièrement :

avoir une vision globale et stratégique des marchés et de l’environnement ;

être en mesure de partager cette vision et de mobiliser les équipes autour de celle-ci ;

savoir prendre des risques… mesurés et acceptables ;

gérer la complexité, voire les paradoxes, et prendre des décisions dans un envi-ronnement incertain avec une information insatisfaisante ;

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être capable de travailler en équipe transversale et de déléguer ;

savoir négocier ;

être créatif et capable de transformer cette créativité en innovation rentable pour l’entreprise.

De plus en plus de voix se font entendre pour que les managers développent leur intelligence émotionnelle. Celle-ci concerne des éléments du registre du psycholo-gique et du relationnel tels que :

la conscience de soi qui permet de reconnaître ses émotions, d’avoir confiance en soi parce que la personne connaît à la fois ses forces et ses faiblesses ;

la maîtrise de soi, grâce à laquelle une personne acquiert le contrôle de ses émo-tions et qui lui assure le professionnalisme et l’ouverture d’esprit.

On retrouve plus classiquement :

l’empathie qui se caractérise par le souci de l’autre, de le comprendre, de pren-dre en compte ses points de vue et ses émotions, de l’aider à se développer au sein de l’entreprise ;

les aptitudes sociales en général qui incluent les capacités à communiquer, à motiver, à résoudre les conflits et à établir des relations entre les personnes.

Une fois de plus, il y a une norme à la laquelle le haut potentiel doit se conformer s’il veut être en droit de poursuivre le parcours qui mène aux postes de dirigeants.

Ceci est d’autant plus contraignant que ces normes sont floues et difficilement mesurables. Elles renvoient à la subjectivité de celui qui les apprécie et renforce les liens de dépendance à celui-ci. En permanence, ils doivent convaincre de leurs talents et compétences. D’entretiens en comités de sélection, chaque candidat est jugé, évalué et comparé. La carrière du haut potentiel n’est-elle pas basée sur le principe de base de l’effet Pygmalion : la performance d’une personne est avant tout le reflet des attentes de ses supérieurs ? Ainsi, la plupart des dispositifs mis en œuvre par les entreprises pour gérer les hauts potentiels ont souvent comme effet paradoxal de renforcer leur faux-self, leur tendance à la conformité et leur dépen-dance. La préparation des dirigeants apparaît, dans bien des cas, comme une occa-sion de plus de reproduire des élites, d’harmoniser et d’homogénéiser la diversité plutôt que de contribuer au développement de talents et de compétences originales

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favorisant la prise de risque et l’innovation. N’étant souvent que le fruit de son conformisme, de sa capacité à devenir ce qu’on attend de lui, comment un mana-ger peut-il se transformer en cet individu d’exception qu’est un dirigeant capable de trouver des réponses inédites à des problèmes jamais rencontrés ? Ceux qui deviennent dirigeants ne sont-ils pas ceux qui, précisément, parviennent à échap-per à ces diverses tentatives et sortent du moule ?

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OMMENT TRANSFORMER UNE TRAJECTOIRE PROFESSIONNELLE EN UN PARCOURS INITIATIQUE