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L’expatriation : être un peu moins étranger à soi-même

Fréquemment, les entreprises souhaitent que leurs hauts potentiels aient une expé-rience à l’étranger. L’expatriation permet de tester leur capacité d’adaptation, leur autonomie et leur ouverture d’esprit. Les expatriés sont confrontés à des méthodes et des rythmes de travail, des façons de penser et de vivre, des comportements et des valeurs différents. Même si l’anglais est aujourd’hui la langue des affaires, il n’est pas pratiqué par toutes les personnes avec lesquelles ils sont amenés à entrer

© Groupe Eyrolles

en relation. Ils perçoivent de façon aiguë la difficulté de comprendre et de se faire comprendre. Ils quittent un univers familier pour un monde plus étranger qu’ils l’imaginaient.

Pour ceux qui acceptent de mettre en suspens leurs points de vue, leurs habitudes et s’autorisent à rencontrer l’altérité et à traverser les épreuves, l’expatriation est une véritable opportunité de découverte de soi et de maturation. Elle leur donne l’occasion de vivre la séparation d’avec le milieu d’origine, l’apprentissage de nou-veaux comportements, l’acquisition de nouvelles connaissances et compétences et, enfin, l’intégration dans une nouvelle communauté. Ces trois étapes caractéristi-ques de tout rituel de passage font écho aux trois phases de l’adaptation identifiées par les spécialistes de l’expatriation : la lune de miel, la désillusion et l’adaptation.

Le principal détachement qui s’effectue lors d’un séjour à l’étranger est celui des liens familiaux. Le film Tanguy montre avec humour, mais un réalisme certain, combien la dépendance aux parents peut se prolonger fort tardivement. Si cette dépendance est souvent économique, il s’y ajoute parfois une dépendance psychi-que inconsciente. Nombre de jeunes adultes ne se rendent pas compte à psychi-quel point ils sont encore pris dans la reproduction ou l’opposition aux injonctions paren-tales, souvent elles-mêmes inconscientes. Ils ont du mal à inventer leur propre histoire. Reproduisant parfois cette dépendance psychique avec leur hiérarchie, ils se plaignent d’un manque d’autonomie et de reconnaissance. Ce qui est en jeu dans la dynamique de l’expatriation, c’est la capacité de ces personnes à prendre leur distance par rapport à leurs repères habituels (famille, amis, entreprise, modes de vie…), de voler de leurs propres ailes.

Généralement, les futurs expatriés se posent peu de questions à propos de leur désir de partir tant il leur semble évident que cette étape est incontournable dans une carrière de futur dirigeant. La plupart ne voient dans les préparatifs de départ que la dimension administrative. Pour quelques-uns, elle prend véritablement la forme de l’étape préliminaire d’un rituel de passage. C’est l’occasion d’un ques-tionnement sur ses attachements, sur son projet de vie professionnelle, personnelle et familiale, sur ses représentations de soi, de l’étranger et de la différence.

Dans un premier temps, la confrontation avec l’étranger est vécue comme la possibilité de se libérer des contraintes familiales ou organisationnelles. Certains

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expatriés évoquent cette période comme la possibilité de laisser tomber les masques, d’être enfin eux-mêmes. La tristesse de la séparation est souvent vite effa-cée par ces découvertes. C’est la « lune de miel » de la découverte. Mais, plus ou moins vite, la plupart des expatriés finissent par se désillusionner et se confrontent à la différence dans ce qu’elle peut avoir d’irréductible et d’inaccessible. L’ennui commence à les guetter. Simultanément, leur famille, leur pays d’origine leur man-quent. Cette prise de conscience s’accompagne souvent de sentiments de solitude.

C’est le moment que certains choisissent pour s’interroger à nouveau sur eux-mêmes, sur leurs relations aux autres, pour remettre en question des choix existen-tiels fondamentaux. Ils font le deuil des imagos parentales, renonçant à les voir à travers leur regard d’enfant pris dans des problématiques œdipiennes surmoïques et idéalisantes. L’expatriation leur a permis, par un travail d’introspection, de trou-ver leur juste place d’adulte mature, dans les différents environnements familiaux, professionnels, sociaux et culturels qui sont les leurs. Ils acceptent plus volontiers leurs limites. Ils partent à la découverte de ce qui leur reste accessible et non pas de ce qu’il convient de faire ou de ce qu’on les autorise à faire. Ils ont renoncé à certai-nes illusions. Ils ont aussi découvert le prix à payer pour « grandir ». Certaicertai-nes prennent conscience, a posteriori, de la fuite en avant que représentait le départ à l’étranger. Ils sont heureux de découvrir que cette étape les a, en fait, rapprochés de ce qu’ils cherchaient à fuir.

Au retour, lors de la confrontation avec ce qu’ils ambitionnent de devenir alors qu’ils se sentent riches de cette expérience, certains vivent un fort sentiment de doute, voire de manque, qu’ils ont parfois du mal à reconnaître et à admettre. Cer-tains se précipitent dans un programme de formation, cherchant à combler un vide douloureux par de nouvelles connaissances. D’autres poursuivent leur travail d’introspection et de découverte d’eux-mêmes. Ils finissent par accepter que cer-tains manques ne soient jamais comblés, mais qu’ils constituent, au contraire, une dynamique existentielle fondamentale qui les pousse sans cesse vers de nouvelles découvertes. Alors qu’au moment du départ, ils se plaignaient d’un manque de reconnaissance, au retour, ils se reconnaissent un manque de connaissance. La quête narcissique s’est véritablement transformée en un processus de construction identitaire dans lequel la dimension professionnelle trouve toute sa place.

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Il peut être utile de préciser, que, fréquemment, l’expatrié se fait accompagner dans cette reconquête de soi. Ce compagnon de route peut revêtir différentes identités et statuts. Ce peut être un expatrié de longue date qui va partager son expérience et éclairer le chemin à parcourir ; ce peut-être une personne du pays qui fait com-prendre et initie aux différences locales. Il s’agit parfois d’un personnage qui resur-git du passé, un membre de la famille proche ou éloignée, un ami généralement plus âgé. Tous jouent sensiblement le même rôle. Ils cadrent, rassurent, autorisent, soutiennent, stimulent, donnent de l’information et parfois des conseils. Tous, d’une certaine façon, remplissent le rôle de « passeur », de Charon, personnage mythique qui, après s’être assuré que le passager de la barque remplit bien les conditions nécessaires, l’aide à passer d’une rive à l’autre, d’un état à un autre, de la vie à la mort. Une fois élaborée, l’expérience de l’expatriation peut prendre la valeur d’une véritable (re)naissance. Elle permet souvent de (re)faire l’expérience ontologique et l’apprentissage de la solitude qui est assurément l’une des caracté-ristiques du dirigeant.

Ceux qui refusent les épreuves se condamnent aux limbes