• Aucun résultat trouvé

Une exubérance irrationnelle

Au tout début de l’année 2000, le marché mondial de la téléphonie mobile connut une euphorie sans précédent. Portés par l’effervescence du marché grand public, par la mode des nouvelles technologies et par l’optimisme débridé des opérateurs, les grands équipementiers affichaient des progres-sions de chiffre d’affaires jamais vues : +87 % pour Nokia, +53 % pour Ericsson ou +37 % pour Alcatel. Même si le taux d’équipement en téléphones mobiles montrait déjà des signes de saturation, avec 244 millions d’abonnés en Europe, les concurrents tablaient sur le relais de croissance permis par la technologie WAP, puis sur le développement rapide des téléphones de troi-sième génération (3G). Alcatel prévoyait ainsi que le marché de la 3G serait d’un milliard d’euros dès 2001, de 5 à 6 milliards en 2002 et de 12 à 13 milliards en 2003. D’ailleurs, les opérateurs se battaient à coups de dizaines de milliards d’euros pour acquérir des licences 3G auprès des gouvernements. Tout cela se traduisait par d’ambitieuses campagnes d’inves-tissements et de recrutements et par une valorisation boursière exubérante : le 31 mars 2000, le titre Nokia s’échangeait à 108 fois son bénéfice.

L’effondrement

C’est pourtant en mars 2000 que la bulle Internet finit par éclater, plongeant subitement l’industrie des télécoms dans la tourmente. Tous les constructeurs, les uns après les autres, annoncèrent une chute de leurs bénéfices, ce qui se traduisit par un effondrement de leur cours de Bourse. Fin 2000, on estimait que les stocks d’invendus dépassaient les 40 millions de téléphones mobiles.

Ericsson décida en janvier 2001 de supprimer 20 000 postes et de transfé-rer la fabrication de ses terminaux au spécialiste singapourien de la sous-traitance Flextronics. En juillet 2001, Alcatel fit de même en lançant son pro-jet de « firme sans usine ». Devant le fiasco de son propro-jet Iridium, Motorola dut se résoudre à détruire les 66 satellites qui le composaient, tandis que Sagem, Philips et Sony annonçaient également de sévères restructurations.

© Groupe Eyrolles

Même Nokia, pourtant détenteur de plus de 34 % du marché mondial, ne put empêcher sa valorisation boursière de chuter de plus de 14 milliards d’euros en une seule séance, suite à l’annonce de résultats inférieurs aux prévisions.

En quelques mois, dans toute l’Europe, des dizaines de milliers d’emplois furent supprimés alors que de nombreuses usines – dont certaines très récen-tes – étaient fermées ou délocalisées. Au cours de l’année 2001, le nombre d’abonnés au téléphone mobile en Europe augmenta tout de même de 47 millions, passant de 244 à 291 millions, avant d’atteindre la saturation : la progression ne fut plus que de 4 millions en 2002. Les constructeurs tablaient à présent sur le marché de remplacement, mais ceux qui avaient parié sur la technologie WAP – comme Alcatel – le regrettaient amèrement : surévaluée, mal acceptée par les utilisateurs, cette technologie ne prit jamais l’essor prévu.

Un redécollage progressif

À partir de 2003, les constructeurs de téléphones mobiles reprirent progressi-vement confiance, en proposant aux clients déjà équipés des modèles plus perfectionnés (écran couleur, lecteur MP3, appareil photo, etc.). Si Nokia avait maintenu sa part de marché, de nouveaux concurrents avaient émergé, comme les Coréens Samsung et LG, bientôt suivis par l’Américain Apple.

Sagem avait réussi temporairement à devenir leader sur le marché français en misant sur le rapport qualité / prix de ses terminaux tandis que Ericsson et Sony, fusionnés, regagnaient rapidement du terrain. Motorola, encore leader aux États-Unis, voyait ses ventes s’effondrer, alors qu’Alcatel était quasiment sorti du marché. Quant à la 3G, elle fut finalement lancée – timidement – en 2004, avec quatre ans de retard par rapport aux premières estimations. Au total, en moins de trois ans, le marché des mobiles avait connu des boulever-sements sans précédent : positions concurrentielles ébranlées, technologies prometteuses repoussées, milliards d’euros évaporés et dizaines de milliers d’emplois perdus.

© Groupe Eyrolles

D

E LA CONCURRENCE À L

HYPERCOMPÉTITION

Le cas qui ouvre le présent chapitre est caractéristique d’un environnement concurrentiel extrêmement incertain. En 2000, le marché des mobiles semblait promis à un avenir radieux : le WAP devait assurer un relais de croissance jusqu’au lancement imminent de la 3G, le commerce électronique allait se substituer au commerce classique (on parlait alors de « nouvelle économie ») et les opérateurs de téléphonie mobile comme les fabricants de terminaux et d’infrastructures engran-geaient de plantureux profits. Supposons à présent que nous sommes à la tête de Alcatel, Nokia, Ericsson ou Samsung début 2001 : en quelques mois, tous les indi-cateurs sont devenus négatifs, toutes les certitudes se sont effondrées, l’environne-ment semble avoir basculé. Coml’environne-ment, dans une situation aussi perturbée, réussir à concevoir une stratégie pertinente ? Entre Alcatel, qui a préféré externaliser toute son activité industrielle, Nokia, qui a fortement investi dans les logiciels ou Sagem, qui a tout misé sur le rapport qualité / prix, qui a effectué les choix stratégiques les plus judicieux ?

Par essence, la stratégie d’entreprise consiste à s’engager de manière pérenne sur des choix d’allocation de ressources. Faire de la stratégie, c’est décider sur quelles activités, marchés et projets on investit ses ressources financières, on déploie ses ressources technologiques et l’on affecte ses ressources humaines, afin d’obtenir un avantage concurrentiel durable. Cette démarche d’allocation de ressources doit nécessairement reposer sur une capacité à anticiper les évolutions du contexte concurrentiel, sans quoi elle se ramène à un simple pari. Faire de la stratégie lors-que l’environnement est très turbulent revient à miser des jetons sur une table de roulette au casino : un exercice purement aléatoire. Dans le fracas et la fureur de la bataille, l’anticipation cède souvent la place à l’instinct, la réflexion s’efface devant l’action et la tactique l’emporte sur la stratégie. Dans un contexte imprévisible, la notion même de stratégie n’a pas de sens.

Or, dans un grand nombre d’industries, du fait de la prolifération des technologies (ou de leur faillite), de l’évolution des réglementations (ou de leur inertie) et de la globalisation de la concurrence (non seulement sur un plan géographique, mais aussi par convergence entre des industries jusqu’alors disjointes), il est difficile de

© Groupe Eyrolles

maintenir durablement un avantage concurrentiel. Ces industries, à l’image de celle de la téléphonie mobile, relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler

« l’hypercompétition ».

L’hypercompétition

L’hypercompétition caractérise un environnement dans lequel les avantages se créent et se détériorent rapidement. Dans un environnement hyper-concurrentiel, la fréquence, l’agressivité et l’amplitude des turbulences engendrent une situation de déséquilibre permanent.

Le début des années 2000 a été particulièrement riche en hypercompétition.

D’Enron à Vivendi Universal, de General Motors à Compaq, de Palm à EADS et d’Arthur Andersen à Marks & Spencer, de très nombreuses entreprises, pour des raisons fort diverses, ont été victimes d’une érosion subite de leur avantage concur-rentiel, alors que celui-ci reposait parfois sur des ressources considérables. Dans le même temps, le MP3 s’est substitué au CD, le DVD au VHS, les écrans plats aux tubes cathodiques, les téléphones mobiles aux téléphones fixes, mais la bulle Inter-net a éclaté. L’Union européenne a adopté l’euro et s’est élargie, la Chine a rejoint l’OMC, mais a souffert du SRAS, tandis que le terrorisme a provoqué un durcisse-ment des relations internationales et que le prix de la plupart des matières premières a connu une brutale inflation.

Face à un environnement hyperconcurrentiel de ce type, les outils classiques de la stratégie d’entreprise se révèlent peu pertinents :

le modèle des cinq forces de la concurrence, qui consiste à hiérarchiser les facteurs déterminant la capacité des firmes à générer un profit au sein d’une industrie, se prête fort mal à une situation turbulente, où la hiérarchie des forces fluctue sans cesse. Identifier des facteurs clés de succès lorsque les conditions concurrentielles sont instables relève de la gageure ;

les matrices d’allocation de ressources, qui situent les activités d’une firme en fonction de leur coût (ou de leur attrait) et de leur rentabilité (ou de leurs

© Groupe Eyrolles

atouts), perdent toute signification lorsque les forces, les faiblesses, les menaces et les opportunités peuvent être brutalement remises en cause ;

de même, la courbe d’expérience, qui mesure l’avantage de coût obtenu par les stratégies de volume, l’accumulation de l’expertise et les améliorations conti-nues, devient subitement inutile lorsque des innovations de rupture réduisent à néant les acquis.

Dès lors, quelle posture stratégique adopter lorsqu’on fait face à l’hyper-compétition ? Quels outils d’analyse utiliser lorsque le contexte est imprévisible ? Comment prospérer dans l’imprévu ? Trois réponses sont envisageables :

on peut tout d’abord refuser l’incertitude et tenter de recréer une zone de stabi-lité, soit en maintenant ses engagements passés, soit en essayant de remodeler les conditions environnementales à partir de ses propres capacités distinctives ;

on peut également décrypter l’incertitude, soit en anticipant les évolutions pos-sibles de l’environnement grâce à la construction de scénarios, soit en modéli-sant les mouvements des concurrents grâce à la théorie des jeux ;

enfin, on peut gérer l’incertitude, soit en se contentant d’imiter systématique-ment le comportesystématique-ment des concurrents, soit en réussissant à construire une structure agile, capable de s’adapter continûment aux turbulences.

Nous allons à présent détailler ces trois attitudes.

R

EFUSER L

INCERTITUDE

La première attitude envisageable face à l’incertitude environnementale consiste à refuser d’être emporté par le torrent de l’hypercompétition. Pour cela, il est néces-saire de recréer une zone de stabilité, dans laquelle il sera possible d’utiliser de nou-veau les outils classiques de la stratégie. Ce refus de l’incertitude peut prendre deux formes : l’engagement et la stratégie construite.

L’engagement

On peut considérer qu’une décision est stratégique à partir du moment où elle est difficilement réversible. C’est ce degré d’irréversibilité – ou d’engagement – qui déter-mine la nature stratégique ou simplement tactique d’une allocation de ressources.

© Groupe Eyrolles

Engagement

L’engagement caractérise les décisions qui influencent l’entreprise sur le long terme. Plus une allocation de ressources est marquée par un fort degré d’engagement – c’est-à-dire d’irréversibilité – plus elle peut être considérée comme stratégique.

Face à une situation hyperconcurrentielle, on peut être tenté d’ancrer solidement la stratégie de l’entreprise sur certains choix fondamentaux, qui ne seront pas remis en question. Cette approche présente l’avantage de permettre le maintien des ressources, des processus et des valeurs qui caractérisent la firme et sa stratégie. S’il s’agit d’une entreprise de grande taille, l’engagement peut provoquer, par un effet de domino sur les fournisseurs, les clients et même les concurrents, une forme de stabilité dans l’environnement concurrentiel immédiat. Un certain nombre de grandes entreprises publiques françaises, d’EDF à la SNCF, utilisent ainsi leur considérable force d’inertie pour orienter l’évolution de leur secteur.

Cependant, l’engagement est une approche particulièrement risquée lorsque l’entreprise surestime sa capacité à influer sur le cours des événements. Elle peut alors s’engager dans une dérive stratégique qui l’écarte progressivement des trajec-toires de réussite. On peut citer le cas de DEC, champion incontesté des mini-ordi-nateurs, qui n’a pas su remettre en question certains de ses engagements alors que son industrie migrait vers les micro-ordinateurs. Il en a été de même pour Disney, qui a trop tardé à passer de l’animation classique – qui avait fondé son succès pen-dant des décennies – aux images de synthèse obtenues par ordinateur, favorisant ainsi l’émergence de dangereux concurrents.

La nuance est subtile entre l’engagement, signe d’une affirmation stratégique volontaire, et l’entêtement, qui peut aveugler les meilleurs jusqu’à les conduire à leur perte.