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2.1.1 – Théorie d'une éducation de l'attention des interprètes Penser, c'est faire des sélections […] Je choisis donc je suis

Ces propos du professeur Berthoz, issus d'un article concernant la physiologie de la perception et de l'action, nous permettent à présent de résumer un certain nombre d'hypothèses formulées depuis notre introduction jusqu'aux développements concernant l'attentivité. Des sélections effectuées par l'individu, de ses choix de mise en relation, naîtront une créativité toute singulière. Utilisons désormais ce postulat comme porte d'entrée pour analyser les enjeux et les rouages d'une théorie de l'éducation de l'attention.

L'article d'Ingold « From the transmission of representations to the education of attention », en son titre même, indique clairement son intention de repenser les logiques du processus même de transmission du savoir, de la « connaissance »215. De manière peut-être un peu péremptoire, l'anthropologue britannique s'emploie à contester les théories de son confrère, l’anthropologue Dan Sperber, selon lesquelles l'acte pédagogique est un acte de transmission des représentations. Une représentation équivalant, si l'on se réfère à nouveau à la médiologie, à un « tout fait »216, une forme plutôt définitive. L'éducation de l'attention élabore un autre système de pensée dont nous allons développer et analyser les fondements théoriques : « pour le dire crûment, les novices de Gibson sont accordés, ceux de Sperber sont informés. »217. Il y aurait ainsi d'une part la connaissance dynamique, issue d'une mise au point du novice pour capter certains stimuli, et d'autre part une connaissance perçue comme l’emmagasinement d'un certain nombre de représentations L'approche défendue par Gibson, reprise par Ingold, propose donc pour sa part d'envisager l'acte pédagogique comme la transmission d'un « se faisant », c'est-à-dire d'un parcours d'écriture, ponctué de points d'attention, dont l'analyse des informations sensorielles qu'ils transmettent permet d'élaborer une forme.

214 Alain Berthoz, « Regard, Intention et Attention », art. cit., p.392.

215 Tim Ingold, « From the transmission of representations to the education of attention », art. cit. [en ligne]

216 Régis Debray, art. cit., p.13, pour cette citation et la suivante.

Les hypothèses de Sperber sont, spécifiquement, que la connaissance est information, et que les êtres humains sont des machines à traiter l'information. Je soutiendrai, au contraire, que notre connaissance consiste, avant tout, en compétences (skills, ndt), et que chaque être humain est un centre de conscience et d'agentivité au sein d'un champ de pratiques.218

La connaissance, pour Ingold, ne serait pas réductible à une somme d'informations. Il s'agirait plutôt de capacités, d'habiletés à discerner consciemment certaines informations sensorielles et à agir en conséquence. Dans une certaine mesure, nous pourrions supposer que l'anthropologue britannique propose d'opter pour une conception

dynamique du savoir. Une conception selon laquelle la transmission, d'un mouvement

par exemple, ne serait pas la transmission d'un savoir figé, mais une redécouverte,

guidée par un expert, le pédagogue.

Cuisiner, d'après les théories de Sperber, n'est pas copier, mais l'expression de copies déjà inscrites dans l'esprit du cuisiner […] Le processus de copie, ainsi que je l'ai montré auparavant, n'est pas une transmission d'informations mais une redécouverte guidée.219

Il semble toutefois, au regard de nos expériences pédagogiques peut-être, que ces deux formes de transmission existent, voire même parfois, coexistent. Notre étude ne cherchera donc nullement à accréditer l'une en défaveur de l'autre, mais utilisera seulement la plus adaptée aux modalités pédagogiques étudiées. Si l'on se réfère un instant à l'histoire de l'enseignement du Qì Gōng, la distinction entre transmission des représentations et éducation de l'attention a longtemps été lourde d'enjeux, dans la mesure où de nombreux maîtres/experts (Ingold) cherchaient, et parfois cherchent encore, à contrôler, souvent pour limiter, le processus de transmission. À titre d'exemple, si l'on serait parfois tenté de considérer les larges pantalons traditionnels comme d'exotiques pièces de décorum, leur utilisation permet également de masquer la

direction des pieds de l'expert effectuant le mouvement220. Dans un même ordre d'idée, la transmission des arts martiaux a également été tributaire de nombreuses omissions. Ainsi de nombreux adeptes ne seront jamais arrivés à déployer la puissance caractéristique de leurs enseignants dans un impact. La raison, semble-t-il, est extrêmement simple : leur pratique était limitée par leur ignorance d'un point

d'attention, un maillon de la genèse du mouvement. Un point d'attention équivalant

218 Idem. 219 Idem.

220 Ces informations sont tirées des cours de Qì Gōng données par l'Institut de Recherche en Ethnopratiques de Grenoble : < http://lirethno.free.fr/ >

alors, dans le jargon folklorique, à un secret.

Au novice, à l'inverse, l'expert cherche à transmettre l'intégralité du parcours relationnel constituant une connaissance :

Le processus d'apprentissage par redécouverte guidée transparaît plus clairement à travers la notion de monstration. Montrer quelque chose à quelqu'un revient à le rendre présent pour cette personne, afin que lui ou elle puisse l'appréhender directement, que ce soit en le regardant, en l'écoutant ou le touchant. Ici, le rôle du tuteur consiste à disposer des situations au sein desquelles il est permis au novice de vivre des expériences sans médiation. Placé dans une situation d'un tel genre, le novice est préparé à être attentif à tel ou tel aspect de ce qui peut être vu, touché, ou entendu, afin qu'il puisse obtenir la « sensation » de celui-ci pour lui – ou elle-même.221

Si l'on se réfère aux éléments développés dans notre première partie, nous pourrions appréhender le processus d'éducation de l'attention comme l'élaboration consciente d'un certain nombre de patrons attentionnels, mobilisant tant l'effet bottom up, – le novice apprend où porter son attention –, que l'effet top down, – le novice apprenant également

quoi attendre de ses observations. Métaphoriquement, nous rejoignons à présent l'idée

selon laquelle un processus de transmission pourrait s'envisager à la manière de la transmission de l'itinéraire d'une traversée, de sa genèse.

La démarche de la compagnie Yoann Bourgeois, bien sûr, et ce sera l'objet de nos prochains développements, est avant tout celle d'une éducation de l'attention. Pourtant, il est tout de même intéressant de relever l'usage qu'elle fait de la transmission des représentations, que seraient les captations vidéos :

Aurélie Coulon : Comment utilisez-vous la vidéo ? Est-ce que vous travaillez avec dès le début des répétitions ?

Marie Fonte : Nous l’utilisons rarement, et seulement comme mémoire de l’écriture. À la fin de la dernière période de répétition nous leur avons donné une vidéo mais nous ne commençons jamais par là.222

L'utilisation de l'expression « mémoire de l'écriture », sans invalider la cohérence de la démarche de la compagnie, renvoie indubitablement aux questions concernant la

définition même de l'écriture chorégraphique : est-ce seulement l'inscription de certains

gestes, de certaines trajectoires dans l'espace ou le temps, ou est-ce également la présence qui lui est associée ? Le fait est, néanmoins, que nous pourrions sans grand risque analyser l'utilisation de la vidéo comme un soutien à la seule mémoire formelle des interprètes. Aussi, il n'est pas surprenant que cette dernière soit peu utilisée, voire

221 Tim Ingold, art. cit.. [en ligne] Citation traduite de l'anglais par Martin Givors. 222 Marie Fonte, art. cit. [en ligne]

même, ne puisse pas constituer un commencement, dans la mesure où le processus de transmission de la compagnie porte avant tout des ambitions qualitatives. À ce sujet, mentionnons également que chaque interprète dispose parallèlement d'une mémoire extrêmement différente du travail de la compagnie : Dausse et Diot, par exemple, n'ont jamais vu d'autres spectacles de Fonte et Bourgeois, à l'inverse de Droin et Oren.

Jean-Baptiste Diot : Avant d’attaquer le travail de la pièce à proprement parler, nous avons fait tout un travail sur les fondements de la recherche qui ont mené à cette forme. Rythme, explication du point de suspension, qualité de mouvement… Ça a donné une dimension au travail qui m’était étrangère auparavant. Dans le même sens on a beaucoup discuté des sources d’inspiration et du fondement même de la compagnie : le jeu. Notion de construction de spectacle que j’ai retrouvé dans d’autres créations, d’autres compagnies par la suite mais que j’ai découvert à ce moment là. Et tout un travail vraiment différent de l’idée que je me faisais de la création où j’avais tout à y apprendre.223

Pour quelles raisons la considération des fondements d'une écriture, des différentes logiques la sous-tendant, a-t-elle transformé l'idée que se faisait Diot de l'acte créatif ? L'hypothèse que nous avancerions proposerait de penser le travail de transmission comme une découverte empirique que la création est, initialement, une affaire de croisements, d'entrées en relation. Nous sommes peut-être plus à même désormais de comprendre pourquoi la démarche de transmission opérée par la compagnie Yoann Bourgeois est venue alimenter un certain nombre d'interrogations concernant la nature même de l'écriture, et comment la pédagogie présentielle s'est présentée, peut-être, comme une voie permettant de cheminer vers l'élaboration d'un spectacle « qui tient par l'écriture seule »224 (pourrait-on parler de dramaturgie présentielle ?) :

Marie Fonte : Là encore se pose la question de savoir jusqu’où va l’écriture, ou peut- être de la frontière de l’écriture au sens où pour moi elle est ce qui permet de faire « tenir » une œuvre sans les interprètes. Je trouve que May B est une pièce intéressante à suivre de ce point de vue225, elle a été jouée et reprise par tellement d’interprètes

différents, et j’ai la sensation que malgré ces changements, l’essence de la pièce ne se perdra pas, que quelque chose tient par l’écriture seule. J’ai l’impression que c’est cet endroit d’acuité qui nous intéresse : préciser l’écriture pour que l’œuvre tienne debout toute seule.

Dès à présent, étudions les techniques employées dans cette quête d'une transmission génétique des Fugues, faisons état des principales difficultés et des problématiques soulevées par la démarche. Pour ce faire, en accord avec les théories avancées par

223 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot » 224 Marie Fonte, art. cit. [en ligne]

Ingold, nous tâcherons d'étudier la transmission chorégraphique comme une mise en présence des interprètes à certains points d'attention, lesquels pourraient constituer les clefs permettant l'exécution qualitativement escomptée, pour ne pas dire juste, d'un mouvement.