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Ne nous y trompons pas, nous restons ici dans le cadre d'un travail de transmission. Aussi établissons que Naud ne travaille pas uniquement l'adaptabilité attentionnelle de ses deux interprètes dans l'optique de co-participer à leur formation artistique (peut-être devrait-on d'ailleurs parler de déformation artistique ?). La malléabilité attentionnelle, au sein du travail de la compagnie Yoann Bourgeois, est en réalité un mécanisme de la conscience sollicité pour favoriser l'entrée en relation des interprètes avec le monde sensible propre aux Fugues. À propos des exercices de « prise de conscience », Diot dira d'ailleurs : « avec Yoann et Marie le travail était plus concret parce qu’on avait une finalité qui était la fugue. Quel que soit l’exercice il était toujours concret pour nous parce qu’on savait où ça devait nous mener »78.

Ce monde sensible, ce nexus relationnel tel que nous le définissions en introduction, nous renvoie aux origines mêmes des Fugues. Comme précisé en introduction, en raison du parti-pris phénoménologique dans le lit duquel s'inscrit cette recherche, nous postulerons que le spectacle est issu de la rencontre entre deux artistes et certaines propriétés ténues des objets (balles, trampoline, table), des corps (le leur, celui de leur partenaire), de l'environnement, et plus particulièrement de la musique. Ces propriétés ténues du sensible, auxquelles le novice ne prêtera sans doute pas attention dans la mesure où ses capteurs, ses schémas perceptifs, seront inadaptés, vont relever de ce que nous nommerons, en référence à Perec, l'infra-ordinaire.

Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie.

77 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot » 78 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot »

Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

Comment parler de ces " choses communes ", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.79

Arracher à la gangue les fluctuations mélodiques et rythmiques toutes particulières d'une fugue de Bach, la densité du point de suspension80, la puissance de la gravité. Pour les jeunes interprètes, parvenir à la captation de cet infra-ordinaire propre aux Fugues va faire appel à un nouveau versant de l'attentivité, un principe à l'honneur au sein de la

Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (1975) de Perec : le « discernement »81 (François Laplantine), ou encore la « complexification de la perception »82 (Berthoz). Ce processus, s'il est intimement lié, il est vrai, à la suspension des habitudes étudiée dans une première partie, doit néanmoins faire l'objet d'une analyse à part entière. Effectivement, le discernement de « l'infra-ordinaire » des Fugues exige une forme de suspension des habitudes perceptives, mais la suspension des habitudes perceptives ne conduit pas nécessairement à percevoir « infra-ordinaire » des Fugues dans toute sa subtilité. Elle y donne accès. Le discernement, quant à lui, permet d'y pénétrer.

Discerner est un verbe dont le sens semble être à la jonction entre « séparer »83 et « percevoir ». Il s'agit donc d'une action d'affinement de la perception par

différenciation, dont voici la définition qu'en fournirait l'anthropologue François

Laplantine :

Le jade (yu), dont le pictogramme évoque ce qui est rare, précieux et travaillé par le temps, est d'autant plus apprécié en Chine qu'il est non seulement légèrement brouillé, mais encore patiné, altéré et parfois presque bourbeux. C'est la pierre par excellence qui suscite l'observation minutieuse de l’œil et la concentration de l'esprit. Elle a l'aptitude d'engendrer ce que les textes attribués à Confucius appellent le discernement : l'acte qui consiste à discerner des lignes, des nervures, des flexions.84

79 Georges Perec, « Interroger l'habituel », L'infra-ordinaire. [en ligne] Disponible en ligne : < http://escarbille.free.fr/vme/?txt=ih >

80 « À l’origine c’est une notion de jongleur qui désigne le sommet de la parabole, l’instant avant que la balle ne retombe. », Marie Fonte, art. cit. [en ligne]

81 LAPLANTINE, François. Une autre Chine : gens de Pékin, observateurs et passeurs de temps. Le Havre : De l'incidence éditeur, 2012, p.13.

82 Alain Berthoz, art. cit., p.393. 83 « Discerner » : CNRTL [en ligne].

Disponible en ligne : < http://www.cnrtl.fr/definition/discerner > 84 François Laplantine, op. cit., pp.12-13.

S'il l'enjeu du discernement dans un processus de transmission est à présent évident – possibilité à l'interprète d'aller à la rencontre, dans les profondeurs du monde sensible, de nouveaux partenaires de jeu –, demandons-nous plutôt si, et comment, la compagnie Yoann Bourgeois procède à une pédagogie de la présence à l'infra-ordinaire ?

Pour ce faire, notre développement commencera en proposant une brève analyse du regard que portent les neurosciences et la médiologie sur le principe même de discernement, lequel devra se penser finalement en complémentarité avec le mouvement inverse de catégorisation. Nous procéderons par la suite à l'analyse de quatre séquences de répétition pour montrer comment le principe de discernement est d'une part un outil de travail qualitatif de la présence agissant par dilatation du vécu85 de l'interprète, mais également un processus absolument évolutif au terme indéfini, tant son utilisation dans les retours se fait de plus en plus subtile. Enfin, nous étudierons comment l'entrée en relation des interprètes avec l'infra-ordinaire des Fugues se fait au service du processus archéologique de transmission. Nous procéderons pour ce faire à une analyse du travail de la modalité visuelle en tentant d'éclairer les propos suivants d'Alexandre del Perugia, acteur, circassien et formateur important dans la carrière de Bourgeois : « aïn en hébreu et en arabe signifie à la fois l’œil et la source »86.