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Au cours des répétitions du vingt-cinq février, Fonte fit fréquemment remarquer aux interprètes qu'elle trouvait le filage « globalement un peu mou », parfois même « flou » dans certains fragments361. Les mouvements, si l'on reprenait la terminologie qualitative de Laban, étaient globalement « flexibles »362, c'est-à-dire qu'ils n'allaient pas droit au but, mais également plus « soutenus »363 dans le temps qu'à la normale. Les deux problématiques relevées par Fonte furent donc les suivantes : d'une part, trop indirects, les mouvements ne marquaient pas assez puissamment les accents rythmiques, et d'autre part, trop soutenus, ils perdaient légèrement en justesse rythmique (retard sur le temps). Il serait à présent intéressant de comparer ces indications de répétitions avec les retours que fit Acuña à Oren et Droin à la suite de leur première représentation364. Pour la répétitrice, le spectacle était trop « serré », en raison du stress occasionné par cette première rencontre avec le public. Les problématiques qualitatives du mouvement étaient alors inversées : les actions étaient peut-être trop « directes »365, mais également trop « soudaines »366. En résultait à nouveau un léger décalage rythmique (avance sur le temps), et les accents rythmiques souffraient presque d'anticipation. Par conséquent, si l'on considère avec Walter Peretti, professeur de qì gōng, que « la tension appelle la mollesse et la mollesse appelle la tension »367, ces deux états se manifestent tous deux, ou sont tous deux causés, par décalage rythmique, une inadéquation du temps de l'interprète avec le temps de la musique.

Pour parvenir à résoudre ces problématiques, le principe pédagogique reposait sur la

Schafer, p.205.

361 cf. Annexes n°4 : « Observations du 25 février 2014 à Engins »

362 « L'élément d'effort "flexible" consiste en une ligne de direction onduleuse et en une sensation motrice de développement souple dans l'espace, une impression d'immensité », Rudolf Laban, op.

cit., p.108.

363 « L'élément d'effort "soutenu" consiste en une vitesse lente et en une sensation motrice de longue période de temps, une impression d'éternité », Idem.

364 cf. Annexes n°6 : « Observations du 28 février 2014 à La-Tour-du-Pin »

365 « L'élément d'effort "direct" consiste en une ligne de direction droite et en une sensation motrice de développement effilé dans l'espace, une impression d'exiguïté », Rudolf Laban, op. cit., p.108. 366 « L'élément d'effort "soudain" consiste en une vitesse rapide et en une sensation motrice de brève

période de temps, une impression d'éphémère», Idem.

367 PERETTI, Walter. « Qì et tonicité musculaire », QiGongReims [en ligne]. Disponible en ligne : < http://qigongreims.com/qigongarticle/article4.html >

logique suivante : en restaurant sa présence au rythme, l'interprète sera en mesure de ré- ajuster la qualité de ses mouvements, de réajuster, pour reprendre la terminologie de Laban, les « efforts »368. C'est ainsi que les jeunes interprètes furent amenés, selon les fragments chorégraphiques, à mieux « tracer », « dessiner musicalement », « ciseler », « découper » leurs gestes, « comme une flèche », pour gagner en tonicité et précision, mais également à « ralentir intérieurement », à « se détendre », lorsque leur interprétation était trop pressée369. Ces consignes pouvaient également parfois se résumer par ces mots de Fonte : « laissez vous traverser par la musique ». Autrement dit : « le tonus appelle la détente et la détente appelle le tonus »370. Finalement, pour comprendre ce processus pédagogique, nous pourrions émettre l'hypothèse selon laquelle la présence à la musique, au cosmos musical, permettrait d'y trouver les impulsions nécessaires à l'exécution qualitativement juste371 des Fugues. En réalité, plus que d'impulsions, le rythme musical pourrait peut-être se percevoir comme une source de points d'appui, dont les impulsions seraient le fruit. Qu'est-ce qu'un point d'appui ? Une base solide, un ancrage, permettant l'exécution de certains mouvements avec tonicité. Toutefois, en plus de pouvoir garantir du tonus, considérons que le cosmos musical intervient également, de manière peut-être consubstantielle, au niveau de la qualité des mouvements. Autrement dit, postulons que les points d'appui contiennent en eux-mêmes certains schémas qualitatifs d'évolution du mouvement, certaines prédispositions d'« efforts ». En médecine chinoise, il existe un proverbe prétendant que celui qui vit en accord avec les saisons, vivra longtemps et en bonne santé. Cela signifie d'une part, que le cosmos pourrait s'entendre comme une source d'énergie à laquelle il est intéressant de se raccorder, par souci d'économie de soi. Mais le proverbe, par la mention des saisons, nous conduit d'autre part à considérer qu'à chaque saison

368 « Pour pouvoir discerner les mécanismes moteurs dans le mouvement vivant où fonctionne le contrôle intentionnel des événements physiques, il est utile de nommer la fonction intérieure créant un tel mouvement. Le mot utilisé, ici, dans ce sens est l'effort. Chaque mouvement humain indissolublement lié à un effort qui en constitue assurément l'origine et l'aspect intérieur. », Rudolf Laban, op. cit., p.49.

369 Florilège de citations issues des répétitions menées tant par Yoann Bourgeois, Marie Fonte et Marie- Lise Naud que par Beatriz Acuña.

cf. Annexes n°4, 5, 6 et 7.

370 Walter Peretti, art. cit. [en ligne]

371 justesse = une question de ressenti, tant des interprètes que de Yoann Bourgeois et Marie Fonte. En général, il y a accord quand ça réussit et accord quand ça marche pas.

correspond une qualité d'énergie différente. Dans le cadre de la transmission des

Fugues, si l'on file le parallèle entre musique et cosmos, cela signifierait qu'à chaque

rythme, qu'à chaque musique, correspondraient des qualités chorégraphiques particulières, selon le principe suivant établi par Dalcroze :

La Rythmique a pour but la représentation corporelle des valeurs musicales […] Celle- ci n'est que l'extériorisation spontanée d'attitudes intérieures dictées par les sentiments mêmes qui animent la musique.372

Au cours de l'entretien, Diot nous indiqua effectivement que les répétitions avaient « vraiment séparé le travail de la fugue de celui du métronome »373. De manière caractéristique, rapprochons deux métaphores témoignant de ces différences qualitatives. La première, proposée par Bourgeois à propos des séquences au métronome, est celle de l'automate : les gestes sont tranchants, sans jamais, toutefois, être trop caricaturaux374. La deuxième métaphore, plus surprenante nous en conviendrons, est issue d'un travail de collecte d'impressions auprès du public des

Fugues, lorsque ces dernières étaient exécutées par Yoann Bourgeois et Fonte sur le

campus universitaire de Grenoble, dans le cadre du festival Kaléidoscope. Suite à la

Fugue / Balles, un homme compara le jongleur à « un bonhomme de neige qui se

mettrait à bouger »375, tandis que sa voisine de table avait pour sa part été sensible à la « fluidité » de l'interprétation. De l'automate au bonhomme de neige, du tic-tac mécanique et répétitif aux variations baroques du piano et des violons, c'est à peine masqué que se dessine le rôle du cosmos musical dans la transmission chorégraphique. Il semble donc que nous puissions aisément saisir combien la relation de l'interprète à la rythmicité musicale, à son énergie et à ses qualités, est une voie fondamentale dans le processus de pédagogie de la présence de la compagnie Yoann Bourgeois. Cette- dernière, en effet, permet d'une part de complexifier la toile relationnelle de la représentation, et d'autre part de réduire l'investissement psycho-physique de l'interprète au profit d'une relation plus équilibrée avec le cosmos musical. En somme, cette logique pédagogique se révèle peu à peu de plus en plus proche des logiques pédagogiques pour danseurs/« rythmiciens » développées par Dalcroze :

372 Étienne Jacques-Dalcroze, op. cit., p.133.

373 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot »

374 « Faut que ça dessine sans être caricatural », propos tenus par Marie Fonte lors des répétitions.

cf. Annexes n°4 : « Observations du 25 février 2014 à Engins »

L'éducation pour par et pour le rythme cherche avant tout à provoquer chez les élèves une sensibilité psycho-physique telle, qu'elle éveille en eux le besoin et crée le pouvoir spontané d'extérioriser les rythmes musicaux ressentis, de les interpréter n'importe comment, à l'aide de moyens quelconques, mais tous inspirés par une connaissance parfaite des rapports de l'espace, du temps et de la pesanteur. Le danseur conventionnel adapte la musique à sa technique particulière et à un nombre, en vérité très restreint, d'automatismes ; le rythmicien vit cette musique, la fait sienne, et ses mouvements la traduisent tout naturellement.376

Nous en reviendrions presque à Citton, Straub, Huillet, Krishnamurti et Shree Rajneesh : la pédagogie de la présence wu wei de l'interprète au cosmos musical est une invitation à briser la frontière séparant l'individu du rythme, voire même, à considérer sa propre conscience comme un agrégat formé par nos diverses relations au monde (dont notre relation à la musique). Aussi, laisser le rythme s'exprimer à travers soi reviendrait quelque part, à s'exprimer soi-même377.

Néanmoins, une dernière problématique demeure irrésolue par notre analyse. Pourquoi les jeunes interprètes craignent-ils davantage le métronome que Bach ? Autrement dit, pourquoi Diot écrit : « j’ai toujours eu plus d’appréhensions sur le métronome que sur la fugue car la musique emporte plus facilement qu’un « tic- tac »378 ? La réponse que nous proposerons sera la suivante : le cadre musical instauré par le métronome est plus pauvre en terme de points d'appui que les compositions de Bach, en ceci que le métronome n'offre qu'un tempo, c'est-à-dire une pulsation mesurée en battements par minute, tandis que la musique de Bach est animée par un rythme, lequel correspond à la structuration dans le temps des notes. Les séquences menées par le métronome, quelque part, pourraient s'analyser comme des champs d'explorations chorégraphiques : le cadre rythmique, en ce qu'il est seulement constitué du battement régulier du tempo, simple et répétitif, ne constitue finalement qu'un territoire de jeu imposant ses qualités. Les logiques d'enchaînement des figures, quant à elles, sont purement chorégraphiques. Dans le cadre des fugues et sarabandes, à l'inverse, le territoire de jeu est balisé. Les mutations chorégraphiques dépendent des mutations musicales, des mutations rythmiques, lesquelles sont autant d'appuis facilitant la tâche de l'interprète. Ainsi, ne nous étonnons pas de constater que Diot dit préférer la fugue au

376 Étienne Jacques-Dalcroze, op. cit., p.133. 377 Ce qui n'évacue, finalement, aucune difficulté.

métronome parce qu'elle lui « dict[e] »379 ce qu'il faut faire. L'interprète est dès lors porté par la musique, dans un esprit d'économie identique à celui du wu wei.

Si nous n'avons eu cesse, au cours de ce développement, de parler de musique, accordons-nous à présent un court espace pour penser les relations liant la présence wu

wei au silence. Les répétitions des Fugues nous offrirent-elles l'occasion d'observer un

travail spécifique autour de ce dernier ? Non. Nécessairement, dans la mesure où le spectacle n'est que très occasionnellement, et pour de très courtes durées, silencieux. Cela pourrait donc signifier que, dans notre contexte d'étude, il ne serait peut-être pas pertinent de réfléchir le silence en opposition avec la musique. Dès lors pourrait-on imaginer que, dans la mesure où elle est vouée à « dicter » à l'interprète quoi faire, la musique tend à instaurer, finalement, un silence au cœur de la conscience des interprètes ? Un silence de la pensée ? Si nous laisserons aux lecteurs le soin d'examiner la curiosité de cette proposition, il nous revient d'en partager l'origine, laquelle vient de la pratique méditative suivante : les yeux ouverts, essayer d'ouvrir totalement sa conscience visuelle de manière à percevoir tant l'extrême gauche que l'extrême droite du champ de vision. En raison de l'immensité du champ sensoriel à recouvrir par l'attention, celle-ci est presque invariablement amenée à se détourner totalement du flux de pensées. La même pratique peut être effectuée avec les oreilles : la conscience auditive grande ouverte, à la manière du wu wei décrit par Lachaux, noyer son attention au sein du paysage sonore sans jamais focaliser son écoute sur un son particulier. Il s'agit là, entre autres, d'une technique de relaxation agissant par l'apaisement du mental.