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Comme énoncé précédemment, nous considérerons le temps de la répétition, majoritairement, comme un temps d'étude, suivant la définition proposée par Shusterman :

Bien que l'action spontanée non-réflexive soit généralement la plus efficace, même ses défenseurs admettent généralement que pendant les étapes d'apprentissage d'une compétence sensorimotrice (jouer d'un instrument, droper une balle d'un coup de batte, faire du vélo, apprendre un pas de danse) nous avons souvent besoin de porter une attention critique soutenue à ce que nous faisons avec les parties de notre corps impliquées dans cette action.135

Synthétiquement, il s'agit de requérir à l’usage d'une attention extrêmement micro (discernement important), et ce de manière soutenue (temps de la répétition). La conscience des interprètes sera alors alimentée par des indications de nature extrêmement précise, suivant le principe que nous évoquions précédemment :

Pour un enfant, comme pour un adulte, la consigne de simplement « faire attention » est extrêmement imprécise.136

Procédons alors à trois études de cas, afin de confronter ces premiers points théoriques à la réalité pratique de la compagnie Yoann Bourgeois.

La première situation est celle d'une répétition au cours de laquelle Oren travaille le segment suivant137 : à l'issue de la Sarabande / Balles, la jeune interprète s’assoit sur sa chaise, enfile ses chaussettes, puis ses chaussures, une après l'autre, toujours dans le même ordre. Ce travail, en apparence anodin, fait néanmoins partie intégrante des notes de la répétitrice « travailler mise chaussettes » et traduit un enjeu évoqué par Diot : « les intentions de jeu qui paraissaient bénignes ont été celles qui nous ont donné le plus de fil à retordre »138.

Il est effectivement dommageable, pour la qualité de précision du spectacle, qu'une séquence de jonglage se conclue par une laborieuse et incertaine mise de chaussettes,

134 Dominique Boullier, art. cit.., p.49. 135 Art. cit., p.215.

136 Jean-Philippe Lachaux, op. cit., p.321.

137 cf. Annexes n°5 : « Observations du 27 mars à Voreppe »

c'est pourquoi même, et peut-être surtout ?, différentes séquences ordinaires des Fugues ont dû faire l'objet d'un court, mais récurrent, travail de répétition. Ce travail de répétition, en quoi consistait-il ? En la mise répétée des chaussettes et des chaussures, certes, mais avant tout peut-être en un traçage dans la conscience de l'interprète des chemins à emprunter pour que l'action se déroule de manière « fluide et sans grumeaux »139, pour reprendre une expression de Lachaux. De plus, dans la mesure où cet exemple traite d'une action ordinaire, les propos de Shusterman à propos de l'infléchissement, par la réflexion critique, des habitudes font d'autant plus écho à la pratique de la compagnie Yoann Bourgeois. Néanmoins, nous ne percevons à travers ce premier cas qu'un exemple de recherche avant tout formelle de tissage de relations. Oren, bien sûr, trace le parcours attentionnel de son action, et la répétition participe en cela d'une pédagogie de la présence pour elle. Néanmoins, le travail de l'attention au cours du processus n'est pas clairement explicité, le traçage du parcours semble se faire

à partir de la forme du geste lui-même.

Il est des situations relevant d'une autre logique140. Revenons-en à l'étude de cette séquence concluant la Fugue / Table au cours de laquelle Diot, après avoir scindé la table en deux, a pour consigne de chercher où déposer le fragment d'objet qu'il tient entre les mains. À l'occasion du travail de répétition le vingt-cinq février, l'interprète faisait état de la difficulté suivante : il ne parvenait pas à jouer la recherche du lieu où entreposer le fragment de table. Lors de l'exécution de la séquence, son regard errait dans l'espace, sans but. Bien sûr, face à un tel type de difficulté, il n'était pas possible aux répétiteurs de résoudre le problème de Diot de manière chorégraphique, et l'indication « ouvrir le regard » n'avait aucune signification pour lui. Fonte eut alors la réaction suivante : elle endossa le rôle de l'interprète depuis la fracture de la table en deux, et expliqua quelque chose comme « tu cherches en une ou deux/trois attentions ». Dans le cadre de l'étude d'une pédagogie de la présence, cette indication apparaît véritablement comme le dessin d'un parcours attentionnel. L'action était alors entrevue sous un angle génétique attentionnel, et la justesse de mise en relation de l'interprète avec l'espace allait donner la précision du jeu.

Il s'agit là d'une occasion pour nous d'insister sur le terme de « précision ». Si Fonte et Bourgeois semblent ouverts à une légère malléabilité chorégraphique, il est en revanche primordial, au vue des retours, qu'aucune action ne soit « floue », « entre deux ». Les

139 Jean-Philippe Lachaux, op. cit., p.327.

intentions (et attentions) doivent être claires. Et l'on retrouve fréquemment le champ sémantique suivant : ce qui est incorrect est « mou », « flou », « bave »141 (au sens pictural bien sûr), et le correct est « incisif », « tranchant », « net ». Il s'agit là bien sûr d'un élément d'esthétique, mais essentiel à relever tant il travaille le processus de pédagogie de la présence, dans la mesure où la netteté chorégraphique doit passer par la précision relationnelle des interprètes.

Aussi, le principe central du processus de répétition, tel qu'il est envisagé par cette compagnie, nous apparaît comme étant le « marquage », pour reprendre une expression de Acuña couramment utilisée dans le milieu du spectacle vivant142. La mention de ce terme survint à la fin d'une répétition de la Fugue / Table dont l'objectif était de retravailler l'aspect technique suivant : comment Oren, au moment où elle est soulevée par Droin, peut éjecter correctement sa chaise afin qu'elle ne perturbe pas l'exécution de la séquence. Ainsi observons le processus suivant : une fois la difficulté technique résolue par un premier travail d'exploration, les interprètes sont invités à marquer, enregistrer, inscrire, en eux, le nouveau chemin qu'il leur faudra maintenant emprunter. Cette inscription, entendons-le, relève précisément de ce que nous nommerons l'acte de tissage : il s'agit d'une démarche de mise en relation d'un mouvement avec certaines

sensations, la mise en relation de l'acte d'éjecter la chaise avec la conscience corporelle d'une section précise du mollet, dans le cas présent.

Relevons toutefois qu'au regard des conditions de répétition, de telles pratiques ont bien sûr rencontré un certain nombre d'obstacles, à commencer par le facteur temporel.

Jean-Baptiste Diot : Le temps de travail a été dur aussi nous avons eu très peu de temps avec Yoann et Marie. Donc la plupart du temps il faillait travailler seul en essayant de se rappeler au maximum des corrections faites lors de la dernière répétition avec Yoann et Marie. 143

Nous pourrions à présent en revenir à Shusterman en constatant l'élément suivant : la brièveté des épisodes de répétition a nécessairement été un frein à l'optimalité des conditions de répétitions, d'intégration des mouvements, dans la mesure où les jeunes interprètes ne pouvaient toujours bénéficier de la précision d'un regard extérieur expérimenté. De la même manière, d'un point de vue très technique, les efforts de dé- spécialisation/re-spécialisation des interprètes n'auront pu être qu'ébauchés en raison des

141 À l'exception des autres termes utilisés par Yoann Bourgeois, Marie Fonte et Marie-Lise Naud le 25 février 2014, ce terme est issu de l'Annexe n°5 : « Observations du 27 mars 2014 à Voreppe »

142 cf. Annexes n°7 : « Observations du 29 mars 2014 à Saint-Laurent-du-Pont » 143 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot »

délais nécessaires à de tels processus :

Marie Fonte : On pourrait dire qu’il y a une technique singulière qui appartient à chaque auteur de cirque ou à chaque individu qui pratique le cirque. Elle est difficilement transmissible de ce fait, parce qu’elle demande une pratique très approfondie. Or dans le cadre d’une reprise il est difficile de se spécialiser à ce point- là. 144

Ceci-dit, nous terminerons ce développement en soumettant à la réflexion une dernière situation145. Le vingt-neuf mars, Oren répétait la Fugue / Balles, lorsque, tout à coup, elle dit à Acuña : « je n'arrive plus à faire une figure ». Pour reprendre une métaphore usuelle : le mouvement ne passait plus. Tout se déroulait donc comme si le chemin, suite à un éboulement, un glissement, ou quoique ce soit d'autre, était devenu impraticable. Or, l'heure de la représentation approchant, il était nécessaire de résoudre prestement la situation. Avec l'aide d'Acuña, Oren parvint à trouver un mouvement très similaire, engageant une balle de moins, qui lui était possible d'exécuter sans difficulté. En peu de temps, l'interprète a travaillé à tisser ce nouveau mouvement, et l'a par la suite accompli sans difficulté lors de la représentation146. Cette anecdote pour souligner la pertinence d'envisager l'attentivité comme un skill147, au sens d'Ingold, accordant à l'expert les capacités de malléabilité et d'adaptation, et lui permettant ainsi de venir lui- même travailler à l'entretien et aux transformations de ses propres chemins, de ses propres réseaux :

Le mouvement de l'expert (the skilled practicioner, ndt), par contraste, est continuellement et fluidement sensible aux perturbations de l'environnement perçu (Ingold 1993a : 462). Cela est rendu possible par le fait que le mouvement corporel du praticien est, dans un même temps, un mouvement de l'attention.148