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Chaque sensation peut se décomposer en sensations plus élémentaires, jusqu'à atteindre une limite qui est fixée par la résolution des récepteurs sensoriels les plus élémentaires.87

Pour les neurosciences, et Lachaux plus spécifiquement, toute sensation pourrait s'entendre comme une composition, comme la résultante d'une construction. Par conséquent, toute sensation serait également décomposable en sous-sensations, ou plutôt en briques de sensation. La trajectoire ainsi décrite par le discernement sera justement celle d'un enfoncement dans la matière, et fera écho au chemin reliant tout objet aux atomes qui le constituent88.

85 Le vécu renvoie à la notion phénoménologique de « lebenswelt », de corps vécu, opposée à la notion de corps objectif, dont fait état Francisco Varela dans on ouvrage L'inscription corporelle de l'esprit. 86 DEL PERUGIA, Alexandre. « Les règles du jeu », MÜLLER, Carol (éd.). Le training de l'acteur.

Arles / Paris : Actes Sud-Papiers / Conservatoire national supérieur d'art dramatique, 2000, p.138. 87 Jean-Philippe Lachaux, op. cit., p.321-322.

88 Si le neuroscientifique prend soin d'exposer la limite du processus de segmentation des sensations, nous n'en ferons peu cas. Nous partirons effectivement du principe qu'il serait illusoire de penser ces

À l'image de nombreux mécanismes physiologiques (et relationnels), le discernement agit de pair avec une fonctionnalité dynamique opposée : la catégorisation. Cette- dernière, que l'on pourrait classer dans l'ensemble des mécanismes inhibiteurs, avec le concours du discernement, hiérarchise la perception du monde. Ensemble, elles donnent une forme au monde, et ajustent le niveau de détail de chaque ensemble de stimuli en fonction du régime de vie de chacun. L'action inhibitrice de la catégorisation est donc, entre autres, « à l'origine de mécanismes perceptifs de filtrage et de sélection »89.

Finalement, retenons que les activités conjointes du discernement et de la catégorisation travaillent « à chaque embranchement »90 du processus de perception d'une sensation : l'image serait alors celle d'un promeneur arpentant un chemin, et à chaque division du chemin, ce dernier pourrait choisir d'affiner sa perception en continuant, ou de s'arrêter à l'embranchement en catégorisant tout le trajet déjà effectué.

À présent, qu'ajouterait à notre compréhension du discernement l'éclairage médiologique ? Au sein de ce cadre de pensée, nous pourrions peut-être rapprocher l'activité de discernement de celle de la reconnaissance des media. Les media, s'il est nécessaire de les re-définir, sont pour les médiologues ces « invisible[s] support[s »91 par lesquels transitent les messages. Reconnaître un media revient en quelque sorte à faire le travail de distanciation, un travail d'identification des intermédiaires par lesquels circulent les informations que, d'ordinaire, nous percevons comme immédiates. En nous appuyant sur la trilogie phare des frères Wachowski, Matrix, le discernement correspondrait à l'extraction du personnage de Neo de la Matrice. À cet instant, il lui est permis de considérer le « tout fait »92, le monde de la Matrice, comme un « se-faisant », un ensemble de lignes de codes à l'écran, sur lequel il est possible d'agir.

En somme, nous pourrions peut-être proposer de penser l'effort de discernement, parce qu'il sera bel et bien question d'une amplification des capacités de discernement, comme l'effort du novice en passe de devenir expert, au sens d'Ingold :

Ainsi, dans une perspective gibsonienne, si le savoir de l'expert est supérieur à celui d'un novice, c'est […] parce que son système perceptif est conditionné à (attuned to,

mêmes limites au cours de notre recherche, dans la mesure où il paraît presque impossible d'en faire l'expérience empiriquement.

89 Alain Berthoz, Le sens du mouvement, op. cit., p.210.

90 Alain Berthoz, « Regard, Attention et Intention », art. cit, p.397.

91 DEBRAY, Régis. « Histoire des 4 M », Les cahiers de la médiologie : une anthologie. Paris : CNRS éd., 2009, p.13.

ndt) capter les caractéristiques critiques de son environnement que le novice ne parvient simplement pas à remarquer.93

Autrement dit : le discernement pourrait se penser comme un sur-déploiement des capacités d'attention, dont l'objectif serait de réformer/infléchir les patrons attentionnels d'un individu de manière à les ouvrir à de nouvelles sensations. Cet effort requerrait alors, de manière conjointe à la maximalisation de l'investissement, ce que Jean-Marie Scheffer nomme justement « le retard de catégorisation »94, à propos du régime attentionnel esthétique des lecteurs de poésie. Gardons toutefois bien en tête qu'il s'agit là d'un effort travaillant le novice en passe de devenir expert. Ultérieurement, ainsi que nous le constaterons, l'expert fondera également sa pratique sur un principe d'économie attentionnelle, ceci car il saura voyager plus librement entre différents points d'attention et différents niveaux de focal.

Concluons ces premières considérations pour le moins généralistes en les ramenant à une anecdote survenue au cours du travail avec les jeunes interprètes le vingt-cinq février à Engins. Alors que la session de répétition touchait à sa fin, Dausse et Diot manifestaient tous deux un certain mécontentement vis-à-vis de ce qu'ils avaient produit au cours de l'après-midi95. À leur surprise, Fonte leur signala qu'il n'y avait rien d'alarmant dans cette colère. Au contraire, elle signait certainement le développement de leur propre acuité. Parce qu'ils discernaient à présent la complexité chorégraphique, les deux jeunes interprètes étaient à présent en mesure de mesurer les écarts entre la grossièreté (dans le sens de : « caractère de ce qui manque de finesse »96) de leur performance vis-à-vis de la subtilité de l'écriture.