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À propos du rôle de la musique traditionnelle au sein de différentes tribus africaines, Paul Matharan, conservateur du musée d'Aquitaine, émet l'hypothèse selon laquelle cette-dernière peut être « source de cohésion »326 :

323 Émile Jacques-Dalcroze, op. cit., p.37. 324 Op. cit., p.6.

325 Bagwan Shree Rajneesh, Créativité, op. cit. [en ligne]

Le groupe prend conscience de lui-même, de son unité grâce à la musique et à la danse qui entraînent l’exaltation collective où chacun se fond dans le tout de la communauté. La raison de la fonction cohésive de la musique viendrait donc, selon lui, de ce que cette dernière permet le dépassement de la conscience individuelle au profit d'une conscience communautaire. Le groupe, à l'unisson, ferait ainsi corps, à l'image du chœur de citoyens des tragédies antiques. Pour Henry Torgue, la raison de ce phénomène tiendrait à la dimension ubiquitaire (« qui est partout »327) du sonore : la musique, en ce qu'elle se manifeste à l'intérieur d'un milieu, d'un paysage sonore, envelopperait métaphoriquement l'ensemble des individus évoluant au sein de ce milieu.

Beaucoup plus que la vue qui extériorise et distancie le décor, l’ouïe est vraiment le sens par lequel est ressentie la plongée corporelle dans le milieu ambiant. Les métaphores de l’eau abondent : le sonore nous submerge, nous porte ou nous noie, nous stresse ou nous apaise, réactivant toujours la conscience de notre échelle corporelle. Le corps producteur et récepteur de sons nous situe comme membres à part entière de l’environnement urbain : maîtres d’une situation par le contrôle acoustique ou, au contraire, exaspérés par des flux sonores subis. La sensation physique de la proximité environnementale et de certaines de ses qualités passe par les relations sons- corps. D’une part, parce que les oreilles n’ont pas de paupières pour interrompre l’écoute ; et d’autre part, parce que le son, de nature ubiquitaire, se diffuse comme un enveloppement, même si nous en localisons les sources.328

Procédons à présent à l'étude des implications de la nature ubiquitaire du sonore dans le cadre du travail de la compagnie Yoann Bourgeois. Précédemment, nous faisions état du constat suivant : les fragments chorégraphiques des Fugues ont tous comme origine un élément de rythmicité musicale. La pédagogie de la présence, entendue rappelons-le comme une archéologie des relations, semblera dès lors chercher à faire apparaître ce lien génétique à la conscience des jeunes interprètes. Ce premier travail de mise en relation s'effectue, semble-t-il, selon deux modalités. La première, dont Fonte fait état au cours de l'entretien mené par la revue Agôn, s'apparente en réalité à une forme de dramaturgie, une approche des logiques musicales sous-tendant la composition chorégraphique :

Marie Fonte : Ensuite, nous avons ajouté [à la transmission de l'écriture] un travail d’écoute musicale pour essayer de leur faire entendre ce que nous entendions, et qu’ils perçoivent à leur tour cette analogie que nous avions cherchée entre l’écriture

Disponible en ligne : < http://afiavi.free.fr/e_magazine/spip.php?article792 > 327 « Ubiquitaire » : CNRTL

Disponible en ligne : < http://www.cnrtl.fr/definition/ubiquitaire > 328 Henry Torgue, art. cit., pp. 165-166.

musicale et l’écriture physique.329

Il s'agissait finalement de rendre aux Fugues leurs origines musicales par le biais d'une pédagogie essentiellement attentionnelle : le travail consistait à faire apparaître à la conscience des jeunes interprètes les éléments musicaux déclencheurs du geste d'écriture chorégraphique. Ce travail se poursuivit bien sûr selon une modalité plus pratique au cours des répétitions. Ainsi, au cours des répétitions, les membres de la compagnie Yoann Bourgeois effectuaient fréquemment des réajustements rythmiques de plus en plus subtils tout au long de la tournée330 : le vingt-huit mars, au cours de la représentation, Béatrice Acuña inscrivit ainsi sur son carnet « rythme : 1sec en + ». En ce qui concerne la Fugue / Trampoline de Droin, il s'agissait le plus souvent d'un travail autour des suspensions séparant deux segments chorégraphiques. Ces suspensions correspondaient, généralement, aux conclusions de phrases mélodiques, et de leur justesse rythmique dépendait non seulement la justesse rythmique du fragment qui leur succédait, mais également la justesse du mouvement appréhendé dans sa globalité : « l'arythmie musicale »331 étant étroitement liée, pour Dalcroze, à « l'arythmie globale » La prégnance du primat rythmique sur la chorégraphie était néanmoins la plus saillante à l'occasion des ratés, des oublis, des chutes intervenant au cours des représentations. Si l'expression « the show must go on » était toujours de rigueur, Acuña soulignait néanmoins le vingt-sept mars l'importance pour les jeunes interprètes de se rattraper en

rythme332. Aussi, lorsqu'un jongleur manquait une figure, plusieurs segments chorégraphiques pouvaient ne pas être exécutés, selon le temps que mettait l'artiste à récupérer une nouvelle balle. À partir de telles situations, il nous est possible de comprendre plus finement l'importance de la notion de skill au sein du processus d'éducation de l'attention : si l'interprète n'avait intégré la chorégraphie qu'à l'image d'une représentation figée, il ne serait en mesure d'effectuer de telles adaptations, lesquelles sont justement rendues possibles par le travail de tissage que nous ne cessons d'évoquer333. Ainsi, la continuelle adéquation chorégraphie/rythmicité musicale serait

329 Marie Fonte, art. cit. [en ligne]

330 cf. Annexes n°4 : « Observations du 25 février 2014 à Engins »

cf. Annexes n°7 : « Observations du 29 mars 2014 à Saint-Laurent-du-Pont »

331 Émile Jacques-Dalcroze, op. cit., p.6.

332 cf. Annexes n°5 : « Observations du 27 mars 2014 à Voreppe »

333 « We have seen that the competent performer of cognitive science is bound to the mechanical execution of a predetermined plan. Once set upon a course of action, he cannot therefore alter it without interrupting the execution in order to reconfigure the plan in the light of new data. The

ainsi la première, et la plus évidente, manifestation de la fonction cohésive de cette- dernière au sein du processus de transmission des Fugues, suivant la logique suivante proposée par Dalcroze :

La représentation du rythme, image reflétée de l'acte rythmique, vit dans tous nos muscles. Inversement, le mouvement rythmique est la manifestation visible de la conscience rythmique.334

Intéressons-nous à présent à trois éléments contestant, ou du moins complexifiant, notre analyse. Le premier concerne les fragments chorégraphiés sans musique par les jeunes interprètes : dans quelle mesure peut-on encore considérer la musique comme génétiquement première lorsque la chorégraphie lui précède ? Afin de répondre à cette interrogation, référons-nous à un entretien informel réalisé avec Droin et Oren au sujet du déroulement de ces processus d'écriture335 : au jeune trampoliniste, Bourgeois demanda, en un peu plus d'une heure, de composer lui-même une courte chorégraphie en mêlant des figures qu'il connaissait à de nouvelles. Pour ce qui est de Oren, Fonte lui proposa quant à elle de lui montrer un numéro de son répertoire. Ces deux écritures extérieures à la compagnie, ensuite, furent l'objet d'une mise en musique. Bourgeois et Fonte, semble-t-il, les adaptèrent en quelque sorte à deux sarabandes composées par Bach, de manière à, finalement, tisser un nouveau réseau de relations entre ces deux entités auparavant disjointes. Il ne s'agissait donc pas de générer une rencontre hasardeuse, au sens noble du terme, entre musique et chorégraphie comme le firent le chorégraphe Merce Cunningham et le compositeur John Cage336, mais bien plutôt de saisir comment des écritures pouvaient, en en modifiant le rythme et la structure, servir à dessiner une musique. Dans le cadre de la Sarabande / Balles par exemple, si l'on se réfère à la version du court-métrage337, l'on peut remarquer les deux transformations

movement of the skilled practitioner, by contrast, is continually and fluently responsive to perturbations of the perceived environment (Ingold 1993a: 462). », Tim Ingold, « From the transmission of representations to the education of attention », art. cit. [en ligne].

334 Émile Jacques-Dalcroze, op. cit., pp.41-42.

335 cf. Annexes n°9 : « Entretien réalisé avec Damien Droin et Neta Oren le 30 mars 2014 »

336 « L’utilisation des processus de hasard mis au service de la composition chorégraphique (une idée que Cunningham a reprise de John Cage), comme plus tard le recours aux potentialités d’un logiciel informatique, Life Forms – devenu ensuite Dance Forms –, n’avaient d’autre objectif que d’aller chercher des mouvements non prémédités. Quitte à court-circuiter les réseaux habituels du "pouvoir" et du "vouloir" », ADOLPHE, Jean-Marc. « Merce Cunningham », FranceInter. [en ligne]

Disponible en ligne : < http://www.franceinter.fr/evenement-merce-cunningham > 337 Asi Oren et Neta Oren, Let them come. [en ligne]

suivantes : d'un point de vue structurel, certains mouvements ont pris la place de motifs musicaux et se voient donc répétés ; et sur le plan rythmique, le geste de demi-cercle partant de l'épaule gauche à l'épaule droite effectué par l'interprète, alors courbée en avant, s'est vu ralenti au cours des répétitions, afin de pouvoir exprimer la suspension de la fin d'une phrase mélodique. Ainsi, par un phénomène de renversement, la matière chorégraphique s'est déformée au contact du rythme, affirmant par la même la primauté hiérarchique de ce dernier sur les aspects spectaculaires des numéros.

Si les différents fragments des Fugues sont menés par différents rythmes musicaux, qu'en est-il des intermèdes, des interstices entre deux chorégraphies ? Au sein du spectacle, nous pourrions classer ces intermèdes en deux catégories : les musicaux et les non-musicaux. Les premiers, sans grande surprise, fonctionnent selon la même logique que les fragments chorégraphiques, à la différence suivante. Les actions exécutées par les interprètes au cours de ces intermèdes, – apporter la table au devant du dispositif, poser une chaise sur la demi-sphère –, ne sont pas écrites avec autant de précision que le reste du spectacle. Il s'agit plutôt, finalement, de courtes séquences légèrement improvisées. En témoigne l'épisode de mise en place de la Fugue / Table, au cours duquel les jeunes artistes font mine d'être particulièrement attentifs au positionnement des chaises par des mouvements vifs et précis de la tête de gauche à droite. Néanmoins, il ne s'agit bien sûr, métaphoriquement, que d'espaces de liberté conditionnelle, dans la mesure où la conclusion de leurs mouvements doit correspondre à la conclusion d'une phrase rythmique. Ainsi, quand le rythme musical ne conduit pas l'intégralité d'un segment du spectacle, il en définit néanmoins les bornes. Les intermèdes non-musicaux, quant à eux, sont moins nombreux. Intéressons-nous au suivant : à l'occasion des seconds « casses-gueules »338 de Droin, Oren doit mettre ses chaussettes et chaussures, mais elle ne peut agir que lorsque son partenaire est en mouvement. Ainsi, à chaque pause entre différents épisodes de la chute, la jongleuse s'arrête. Nous retrouvons ici un processus au sein duquel le bruit des « casse-gueules », une matière musicale comme une autre ?, devient un repère rythmique pour Oren.

En somme, le travail de la dimension cohésive de la rythmicité pourrait s'analyser à la manière d'un développement des capacités d'observation et de synthétisation des interprètes, dans la mesure où il engage ces-derniers à effectuer d'incessants ré- ajustements (moteurs, perceptifs, …). En cela, il serait sans doute à relier aux

Disponible en ligne : < http://www.youtube.com/watch?v=d77D2JroXQs > 338 cf. Annexes n°3 : « Structure des Fugues »

recherches menées par la compagnie Yoann Bourgeois autour des mécanismes d'adaptabilité attetionnelle (objet de l'attention) et de discernement/catégorisation (échelle de l'attention) des l'interprète, des mécanismes par ailleurs au cœur tant du travail de l'attentivité que du wu wei. Or, l'adaptabilité dont il est ici question a ceci de particulier que, à l'image des rythmes biologiques chez l'humain, l'interprète y est

astreint. Au sein du processus pédagogique présentiel de la compagnie Yoann

Bourgeois, le régime d'attention liant l'interprète à la musique serait, si l'on reprenait la terminologie de Boullier, celui de l'« immersion »339. D'une part, le sociologue définit ce dernier par sa forte « irréversibilité » : c'est-à-dire que l'attention se déploie dans le temps, « être attaché, dans ce cas, revient à "être pris" de façon durable »340. D'autre part, son « immunité »341, quant à elle, est extrêmement faible, du fait de la fusion à l’œuvre entre l'individu et son environnement : « en effet, les sociétés non modernes sont par définition des sociétés immersives, pourrait-on dire, puisque toute leur ontologie est basée sur cette appartenance au cosmos qui veut dire attachements de toutes parts avec les entités les plus variées »342. Notre prochain développement, partant de ce constat, tâchera d'en évaluer les conséquences. Car si Dalcroze se montre parfois virulent envers « la danse théâtrale telle qu'elle sévit […] sur les scènes lyriques »343 de son époque, sous couvert que « [les mouvements corporels] ne s'harmonisent que rarement avec la musique qui est censée les susciter et les animer », cet effort d'harmonisation, c'est-à-dire d'adaptation, voire de fusion, entre l'interprète et la rythmicité « censée » le porter n'est pas sans soulever un certain nombre de difficultés pour le circassien solitaire. Les jeunes interprètes, parfois, nourrissent un certain froid constrictif avec le milieu musical qui les entoure, et rechignent donc à s'y adapter.