• Aucun résultat trouvé

Le maître taoïste prétend être si uni en lui-même et avec la nature qu'il ne remarque pas par quels organes sensoriels il perçoit quelque chose et si c'est son corps ou la nature qui dirige son activité. « Je ne sais si je l'ai perçu grâce aux sept orifices de ma tête et à mes quatre membres ou si j'en ai pris connaissance par mon cœur, mon ventre et mes organes internes. C'est simplement la connaissance de soi » (L., p.77). « J'ai dérivé au gré du vent vers l'Est ou l'Ouest comme une feuille […] et je n'ai jamais su si c'était le vent qui me guidait ou si je guidais le vent »254

Au cours du développement précédent, nous avons montré comment la relation liant l'interprète au mouvement ne relevait pas uniquement d'une démarche volontaire d'adaptation, mais témoignait parfois d'un processus plus subtil, plus souterrain, involontaire, avec lequel Bourgeois et Fonte avaient, semble-t-il, choisi de composer. Ce-faisant, ils passaient d'une acception rigide de l'écriture à une acception rigoureuse. Il s'agissait donc d'une forme de non-agir s'exerçant au niveau même de la transmission chorégraphique. Désormais, progressons, presque chronologiquement du point de vue des interprètes, et étendons notre étude de la transmission d'une présence wu wei aux relations liant l'interprète à l'environnement, et ce à trois échelles : interprète / objet, interprète / interprète et interprète / espace.

L'un des grands principes du wu wei défini en introduction consistait en l'idée d'exécuter une « action sans force », pour reprendre les termes de Lachaux. Pour reprendre notre métaphore, il s'agit de naviguer avec les vents plutôt qu'à leur encontre. Si nous tâchions de synthétiser brièvement ce principe, nous pourrions dire qu'il s'agit d'une perception écologique des rapports liant l'individu à son environnement. Concrètement, la distinction entre une action sans force et une action avec force, pour reprendre les propos de Droin, serait celle entre les équilibres gymniques et les équilibres circassiens. Dans les deux cas, la figure, communément appelée le poirier, est la suivante : l'interprète se tient droit, la tête en direction du sol et les pieds au ciel, en s'appuyant sur ses mains, bras tendus255. La différence tient au fait que l'équilibre gymnique s'effectue par la force musculaire, contrairement à l'équilibre circassien qui recherche un agencement particulier du corps permettant à la structure de tenir par elle-

254 Richard Shutserman, art. cit., p.214. 255 illustration nécessaire ou pas ?

même256. Ainsi, l'un relève d'un passage en force et l'autre d'une co-construction. L'intérêt de l'équilibre circassien ne tient pas seulement à l'économie qu'elle génère, il est également d'ordre qualitatif, dans la mesure où l'engagement musculaire infléchit grandement le caractère d'un mouvement (sa légèreté et sa fluidité, principalement).

L'engagement écologique de l'interprète, outre l'économie et les transformations qualitatives qu'il génère, vient nécessairement reconfigurer la répartition de l'agentivité entre l'interprète et ses différents partenaires environnementaux. Dans cet esprit, Barba écrit :

On dit « être décidé », « essere deciso », « to be decided ». Et l'on n'entend pas signifier par là que quelque chose ou quelqu'un nous décide, que nous subissons une décision ou bien que nous en sommes l'objet. Mais par ailleurs on n'entend pas non plus signifier que nous sommes en train de décider, que c'est nous qui menons l'action de décider. Entre ces deux conditions opposées, un souffle de vie passe, que la langue ne semble pas pouvoir saisir et sur lequel elle voltige avec des images.257

Ainsi, être décidé, selon la terminologie de Barba, pourrait se définir comme un état à la conjonction de l'actif et du passif, un brouillage digne de celui décrit par le maître taoïste et rapporté par Shusterman : « j'ai dérivé au gré du vent vers l'Est ou l'Ouest comme une feuille […] et je n'ai jamais su si c'était le vent qui me guidait ou si je guidais le vent »258. Il semble qu'il s'agisse, finalement, du « rapport équilibré » dont Fonte fait état au cours de son entretien avec la doctorante Aurélie Coulon.

L'étude que nous allons à présent mener travaillera deux questionnements : comment l'interprète peut-il établir une équilibre relationnel avec son environnement ? Et n'est-il pas nécessaire de complexifier, de nuancer notre perception de cet équilibre des jeux de force liant l'interprète à l'environnement ? Pour reprendre les termes de Barba : la balle de jonglage décide-t-elle autant l'interprète que l'interprète décide la balle ? L'interprète décide-t-il autant la gravité que la gravité décide l'interprète ? Etc. Pour mener cette étude, nous nous référerons en partie au travail relationnel tel qu'il est pratiqué en qì

gōng et dans certains arts martiaux. Nous nous servirons de trois modèles de relation,

inspirés de schémas de répartition du poids du corps entre les deux jambes : 70/30, 51/49 et 30/70. Les différents équilibres nous intéresseront en ceci qu'ils déterminent la relation du praticien avec son environnement (prêt à se déplacer, stabilité), la qualité dynamique de ses relations (déplacements lents et puissants, ré-équilibrages rapides et

256 cf. Annexes n°6 : « Observations du 28 mars 2014 à La-Tour-du-Pin » 257 Eugenio Barba, Nicola Savarese, L'énergie qui danse, p.24.

perpétuels), ainsi que son agentivité (action, réception).

Illustration n°3 – Zhan zhuang gōng et Chevaucher le tigre (Élise Allirand)

Le premier modèle, 70/30, correspond au travail de la posture « Chevaucher le tigre », issue du da cheng quan. Il s'agit, globalement, d'une position asymétrique où le praticien, en appui sur jambe arrière, se prépare à l'attaque. Le second modèle, 51/49, renvoie quant à lui à la posture de l'arbre, issue du zhan zhuang gōng. Le corps, cette- fois ci, est disposé symétriquement, et ne prépare aucun déplacement. L'immobilité qui la caractérise, pour reprendre une métaphore usuelle, est celle de la surface d'un lac. Autrement dit, une immobilité constituée de micro-mouvements.

À partir de ces outils, nous étudierons les relations entretenues par l'interprète avec les différents éléments de son environnement en tâchant de comprendre, et peut-être de dépasser, le seul concept de « rapport équilibré » proposé par Fonte. Il s'agira finalement pour nous d'analyser dans quelle mesure l'interprète potentialise son environnement et l'environnement potentialise l'interprète, et ceci en recourant à différents concepts selon la nature des partenaires : la théorie gibsonienne des affordances259 pour la relation aux objets, le principe empathique avec les autres interprètes, et l'impact de la gravité dans le rapport liant le circassien à l'espace.

259 Le terme d'affordances est un néologisme anglais proposé par Gibson. Il est issu du verbe to afford, qui signifie en français « permettre ».

2.2.1 – Relation aux objets : de la théorie des affordances à la non-