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Pourrait-on considérer l'attentivité, finalement, comme l'habileté permettant de tisser les processus synergiques eux-mêmes ? Dans l'optique de fournir de premiers éléments de réponse à cette interrogation, nous allons à présent analyser son rôle au cœur du processus de répétition, tel qu'il est pensé par la compagnie Yoann Bourgeois. Pour ce faire, nous émettrons l'hypothèse de départ selon laquelle la répétition serait un acte de

tissage, pensé dans l'optique d'une représentation. Un acte de tissage qui serait le fruit

du mariage des deux versants de l'attentivité étudiés précédemment : la malléabilité du

sujet de l'attention (suspension des habitudes perceptives), et la malléabilité du niveau

d'attention (discernement/catégorisation). Cette troisième partie proposera, en outre, une étude de certains extraits des représentations, afin de mesurer les écarts présentiels entre le temps de l'étude et le temps du spectacle.

Dans la mesure où les objets du maillage à l’œuvre au cours des répétitions ne sont autres que les relations unissant la conscience des interprètes avec le monde sensible, il nous importera tout particulièrement d'étudier l'intérêt, et les modalités, du travail de réflexion somato-esthétique (un concept théorisé par Richard Shusterman) au cours du travail des interprètes. Explicitons la raison de ce choix.

125 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot »

126 « Autant que pour l'acrobate, cette notion « d'être avec » est essentielle pour le comédien. […] Parce que certains acteurs jouent avec leurs partenaires, avec l'espace, avec le décor, avec les lumières. Ils sont conscience des cercles imaginaires qui les relient aux êtres et aux choses. », Alexandre del Perugia, art. cit., p.138.

Intuitivement, comment pourrait-on définir, simplement, la répétition ? Il s'agit de faire et refaire un certain nombre d'actions (gestes, pensées, …). En cela, nous pourrions dire que ce processus s'apparente à un travail de création, de fabrication plutôt volontaire, d'habitudes : les actes, à force d'être répétés – à peu près – à l'identique, tendent naturellement à devenir des automatismes ; métaphoriquement les autoroutes se créent, et s'en suit donc de drastiques économies d'un point de vue attentionnel. Ces- mêmes économies s'avèrent, semble-t-il, être l'objectif même du processus de répétition, car ce sont elles qui permettent de tendre à une certaine efficacité des actions :

Merleau-Ponty lui aussi est un défenseur du corps en philosophie qui pourtant rejette la valeur de la réflexion soma-esthétique. Comme James, il soutient que la spontanéité et l'appréhension perceptuelle non réflexive nous rendront toujours les meilleurs services dans la vie quotidienne, tandis que la réflexion somatique et les images représentationnelles sont (pour les gens normaux) non-nécessaires et constituent mêmes des obstacles au bon fonctionnement. Le corps, dit-il, ne « nous guide parmi les choses qu'à condition que nous cessions de l'analyser » pour en faire usage. « A condition que je ne réfléchisse pas expressément sur lui, la conscience que j'ai de mon corps est immédiatement significative » et il est d'une merveilleuse efficacité dans l'action spontanée.127

Néanmoins, l'efficacité dont il est question doit être définie. Celle-ci est, avant tout, à entendre au niveau attentionnel : les actions sont plus efficaces car, à la manière des réflexes, elles peuvent être sollicitées extrêmement rapidement, et nécessitent un appui minimal, si ce n'est inexistant, de la conscience.

Entendons donc, en creux, la conclusion suivante : l'efficacité de l'action habituelle en elle-même n'est qu'attentionnelle. Sa qualité présentielle, son optimalité physique, sa justesse chorégraphique, etc, eux, dépendent uniquement des conditions à l’œuvre au cours de son intégration. Voilà qui explique pourquoi il est possible d'élaborer certaines habitudes absolument inefficaces, non-optimales, à de nombreux points de vue, comme manger en travaillant ou effectuer un geste inexact au cours d'une chorégraphie. Ce constat est à l'origine des nombreuses contestations formulées, entre autres par Shusterman, à l'encontre des éloges de la non-réflexivité somatique formulés par Merleau-Ponty :

Ce que nous appelons action spontanée est un produit de l'habitude, pas une volonté pure et libre, et il est dans la nature d'une habitude d'incorporer certains aspects des conditions de son acquisition. Comme ces conditions sont souvent loin d'être optimales […], nous sommes susceptibles d'acquérir sans y penser de mauvaises

127 Richard Shusterman, « Le corps en acte et en conscience », Bernard Andrieu (dir.), Alain Berthoz (dir.), Le corps en acte : centenaire Merleau-Ponty 1908-2008, p.211.

habitudes autant que de bonnes. Pour corriger nos mauvaises habitudes, nous ne pouvons pas simplement compter sur notre spontanéité, qui, étant le produit de l'habitude, constitue justement une partie du problème.128

Nous l'aurons compris, c'est ici que la réflexion somato-esthétique intervient. Ce concept, dans une certaine mesure, résume ce que nous pourrions appeler la conscience corporelle – la relation de la conscience au corps, voire même aux parties du corps. Shusterman propose de définir cette conscience selon quatre critères, formant une boussole, que nous définirons brièvement : le premier axe est ordonné par les pôles « explicite » et « non-explicite » qui indiquent le degré de présence à la conscience d'une sensation, et le deuxième axe est quant à lui polarisé par « réflexif » et « non- réflexif » qui indiquent si l'individu a conscience d'avoir conscience d'une sensation. Dans la mesure où les propos de Shusterman seront longuement débattus au cours de notre développement, il nous importe, exceptionnellement, d'en fournir une rapide biographie.

Philosophe, chercheur en philosophie somatique, praticien de la méthode Feldenkraïs, « une discipline éducative et thérapeutique cherchant à accroître la prise de conscience corporelle et les performances »129, Shusterman est notamment l'auteur de Conscience

du corps : pour une soma-esthéitque. Barbara Formis, maître de conférence à

l'université de Paris I, dira que « la visée explicite de [cet] ouvrage consiste à dépasser le cadre de l’analyse théorique pour proposer une méthode somatique permettant l’amélioration de notre expérience corporelle »130. Ce dépassement d'une forme trop théorique de la pensée du corps s'effectue à travers l'élaboration du concept de soma-

esthétique, dont voici une esquisse de définition proposée par Formis :

La soma-esthétique n’est donc pas une banale amélioration du corps centrée sur la représentation, mais plutôt une expérience du corps permettant le façonnement de soi, tant au niveau somatique qu’au point de vue de la conscience subjective. Ainsi, l’expérience directe d’une discipline corporelle centrée sur la compréhension somatique des actes moteurs et des postures, et l’étude d’une approche théorique foncièrement ancrée dans l’expérience sont donc des outils centraux pour la soma- esthétique. À partir de cette vision du corps, on ne s’étonnera pas que la

128 Art. cit, p.212.

129 « Richard Shusterman - Biography », Florida Atlantic University [en ligne]. Citation traduite de l'anglais par Martin Givors.

Disponible en ligne : < http://www.fau.edu/humanitieschair/bio.php >

130 FORMIS, Barbara. « Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma- esthétique », Mouvements, 2009, n° 57, pp.155-157. [en ligne]

« conscience », dont ce corps fait l’objet, ne puisse plus être considérée comme un état subjectif purement abstrait et intellectuel, mais au contraire comme un état de « prise de conscience » (awareness), comme une dimension du vécu qui peut à la fois être ressentie physiquement et analysée rationnellement.131

C'est cette « prise de conscience », cette « amélioration de notre expérience corporelle », ardemment défendue par l'auteur au sein d'un article paru dans l'ouvrage collectif Le corps en acte, co-dirigé par Bernard Andrieu et Berthoz et réalisé à l'occasion du centenaire de Merleau-Monty, qui fera en partie l'objet d'une mise en débat. Conjointement à Shusterman, nous serons amenés à travailler l'interrogation suivante : « dans quelle mesure la perception et la réflexion soma-esthétiques sont-elles véritablement utiles pour l'amélioration de notre usage de soi et de notre pratique ? »132 Les conclusions du philosophe, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir, défendront une conception forte des pratiques somatiques, animée par une volonté de maîtrise consciente et précise perpétuelle du corps.

Ces repères établis, procédons à présent à la description du parcours de recherche que nous nous apprêtons à mener. Nous initierons ce développement en étudiant les grandes caractéristiques des répétitions de la compagnie Yoann Bourgeois. Nous verrons ainsi comment ces dernières procèdent à un travail de tissage par le biais d'un régime attentionnel de l'étude, caractérisé par un niveau de détail extrêmement élevé, par une conscience « explicite »133 et « réflexive », pour reprendre les termes de Shusterman. Nous constaterons ensuite combien les indications de répétition semblent sous-tendre, finalement, un processus de transition du niveau d'attention entre le temps de l'étude et le temps de la représentation. S'il est commun de commencer l'étude d'un mouvement de manière macroscopique, pour ensuite procéder à son exploration microscopique, ainsi que nous l'avons d'ores et déjà démontré en 1.2, il semble que Bourgeois et Fonte, par leurs indications, proposent comme ultime étape du travail un retour à l'échelle macroscopique, un retour à une conscience a priori « non-réflexive ». Cet écart fera l'objet d'une mise en débat de plusieurs points de vue, et principalement ceux de Shusterman, prônant le maintien d'une attention détaillée, et de Lachaux, invitant, au contraire, à opter pour une attention globale. Nous en viendrons finalement à l'étude du déroulement des représentations, et ce à la lumière du travail de tissage mis en évidence. Nous nous demanderons dans quelle mesure le présent est, ou ne peut être, qu'une

131 Idem.

132 Richard Shusterman, art. cit., p.209.

succession de catastrophes (au sens deleuzien de « mode d'existence de la différence »134).