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Qu'est-ce qu'un point d'attention ? Dans le cadre de l'éducation de l'attention, il s'agit, ni plus ni moins, que d'un canal d'informations sensorielles auquel le novice se connecte. Ou encore, si l'on se réfère aux propos de Berthoz « je choisis donc je suis »226, nous pourrions comparer un point d'attention à un filtre perceptif particulier.

La proposition d'Ingold, selon laquelle le tissage de points d'attention permettrait l'élaboration de skills, pourrait s'analyser à la lumière des propos suivants de Diot : « tout le travail d’écoute musicale avec Marie m’a ouvert un champ artistique immense aussi. Pouvoir entendre chaque note et y mettre une intention physique »227. Entrer en relation avec un point d'attention, en ce qu'il s'agit d'un processus de dilatation de la perception (cf. 1.2.2), ouvre – et la métaphore spatiale n'est pas anodine – le champ des possibles de l'interprète. Cela signifie en réalité qu'un point d'attention détiendrait quelque chose comme un potentiel d'actions, que la conscience, en s'y raccordant, serait à même de déployer. Aussi proposerons-nous de nommer les points d'attention des points d'encapacitation (qui donnent la capacité de), « encapacitation » étant un récent néologisme faisant écho au terme anglais empowerment.

Passons désormais à l'étude des différentes utilisations des points d'attention au sein du processus de transmission mené par la compagnie Yoann Bourgeois. Le premier objet de notre analyse est une pratique proposée à Diot par Bourgeois dans le cadre de son apprentissage chorégraphique de la Fugue / Balles : il s'agit d'un éducatif228. Il nous sera malheureusement impossible de retranscrire avec précision l'éducatif lui-même, mais établissons schématiquement qu'il s'agit d'une figure de jonglage contenant un certain nombre d'enjeux : ici, un travail sur les diagonales et l'accentuation. Dans le domaine musical, un éducatif correspondrait, à peu près, à une étude : « morceau de musique, composé dans un dessein didactique »229. Au sein d'une pédagogie de la

226 Alain Berthoz, art. cit., p.392.

227 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot » 228 cf. Annexes n°4 : « Observations du 25 février 2014 à Engins » 229 « Étude » : Larousse [en ligne]

présence, la transmission d'un éducatif pourrait être analysée comme une étape préliminaire à l'exploitation d'un point d'attention. Il s'agit plutôt, en quelque sorte, d'un procédé d'inscription du point dans le champ de conscience de l'interprète. En ceci que la forme proposée contient, du fait de sa chorégraphie, un certain nombre d'enjeux bien déterminés, elle pourrait être considérée à la manière d'un espace de rencontre

privilégié entre l'interprète et un certain nombre de points d'attention, ou encore comme

un microscope sensible.

L'éducation de l'attention, cependant, se déploie bien au-delà du temps de l'étude précédant la représentation. Pour les acrobates trampolinistes (Dausse, Droin et Bourgeois), l'identification des points d'attention semble être une étape inhérente à la réalisation même de tout mouvement. Pour comprendre cet aspect là, il faut en revenir, une dernière fois, à la citation suivante de del Perugia :

Aïn en hébreu et en arabe signifie à la fois l’œil et la source. En acrobatie, l’œil est le

moteur du mouvement. De l'envol à l'atterrissage, l’acrobate suit un rail imaginaire, qu'il trace dans l'espace avec son regard, et qui l'emporte.230

Cette-fois ci, comprenons ces propos de manière extrêmement concrète. La direction du regard de l'acrobate, au cours de son vol, détermine en grande partie sa trajectoire dans l'espace. Bien sûr, ce phénomène est observable dans de nombreuses activités impliquant un déplacement : la marche, la course, la conduite d'un véhicule, etc. Activités au sein desquelles, néanmoins, l'on apprend/tente fréquemment de dissocier le regard de la direction globale du corps. Ceci dit, dans le cadre de pratique du trampoline, il n'est pas envisageable de ré-orienter constamment son déplacement au cours d'un vol, comme ce peut être le cas au cours de la marche. En conséquence, la précision du regard apparaît comme un élément capital dans le tracé même de la trajectoire d'un rebond. Le travail d'observation a permis de mettre en évidence de procédé au cours de la situation suivante : Dausse, au cours des répétitions de la Fugue /

Trampoline, éprouvait certaines difficultés à effectuer un rebond à la technicité, si l'on

en croit également Droin, toute particulière231. Ce rebond s'exécute en réalité dans l'angle droit (au lointain et à cour) du trampoline et permet à l'acrobate, par un changement directionnel, de monter sur les premières marches. Sa difficulté tient à la faible amplitude du rebond : l'espace du trampoline aux premières marches étant court,

Disponible en ligne : < http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9tude/31591 > 230 Alexandre del Perugia, art. cit., p.138.

il est nécessaire aux interprètes d'aborder le rebond de manière extrêmement précise afin de pouvoir se remonter sans accroc et proprement sur les marches. Dans cette optique, Fonte suggéra à Dausse d'opter pour certaines orientations de regard qui l'aidèrent, elle, à appréhender le mouvement232. Avec une pareille indication, il nous est plus aisé de comprendre pourquoi Merleau-Ponty, au sein de sa phénoménologie de la perception, écrivait : « la vision est palpation par le regard »233. Elle est tant un outil de repérage qu'une possibilité d'action.

Jusqu'à présent, nous avons évoqué le travail de transmission des points d'attention au sein du temps de l'étude, avec les éducatifs, au cours de l'apprentissage même d'un mouvement, avec le travail du regard de l'acrobate. Étudions désormais leur rôle dans la transmission qualitative d'un segment chorégraphique. Pour ce faire, il nous sera nécessaire d’appréhender les points d'attention sous leur aspect de déclencheurs du mouvement, et ce à travers le travail de la séquence des « casse-gueules », précédemment évoqués en 1.3.2234. La dégringolade de l'acrobate, de la position assise en haut des escaliers du dispositif à la position à plat ventre sur l'avant-scène, n'est bien évidemment pas monochromatique. Si le mécanisme physique global entraînant la chute est toujours le même, un déséquilibre de l'interprète provoquant un effondrement, ses déclencheurs sont extrêmement variés : le poids du coude tombe sur le genoux et déstabilise la jambe entière, le pied glisse sur une marche et entraîne avec lui le reste du corps, le poids de la tête en avant entraîne la bascule et la roulade de l'interprète, etc. Cette compréhension des logiques génétiques du mouvement permettra entre autres à l'interprète, suivant les demandes de sa répétitrice235, d'instaurer de la variation au sein même du fragment des « casse-gueules », lequel est effectivement amené à se répéter deux fois. Finalement, chaque segment de cette chorégraphie naît d'une attention portée à des variations d'équilibre, à des variations de la répartition du poids de l'interprète, laquelle va déterminer l'organicité, au sens du Barba, du mouvement. Notre développement consacré à la relation interprète/gravité en attestera : la perception du déséquilibre génère la chute. Ainsi que le fera signaler Acuña à Droin au cours du travail de la Fugue / Trampoline, toute tentative de suspendre un temps l'écoute de la gravité, de manière à retenir la chute quand l'interprète est trop en avance sur la musique, pourra

232 cf. Annexes n°4 : « Observations du 25 février 2014 à Engins » 233 Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p.177.

234 cf. Annexes n°7 : « Observations du 29 mars 2014 à Saint-Laurent-du-Pont » 235

potentiellement décrédibiliser le mouvement, donner l'impression que l'interprète exécute une chute plutôt que cette-dernière est entraînée par la gravité236.

Notre développement ayant analysé comment l'étude des points d'attention travaillait la transmission tant formelle que qualitative d'un mouvement, il nous faut désormais souligner l'aspect suivant : un point d'attention peut être mental. Une pensée, au même titre qu'un parfum, peut être considérée comme une sensation captée par l'attention. Comprenons cela à travers les deux exemples suivants : lorsque Diot exposait ses difficultés au cours d'un segment particulièrement rapide de la Fugue / Balles, Bourgeois lui proposa de « ralentir intérieurement », afin de ne pas « s'emballer »237. Cette consigne, plutôt répandue dans le domaine musical, fonctionne peut-être de la manière suivante : à l'évocation de l'idée de « ralentir intérieurement » naissent un certain nombre de sensations, perceptibles à la conscience de l'interprète, permettant d'aider ce dernier de gérer plus efficacement l'exécution de la Fugue. De la même manière, lorsque Bourgeois propose à Oren de jongler en étant « spectateur de soi », la sensation de distanciation qu'il en ressort, au même titre que la sensation de gravité, exerce une action déterminante sur la qualité du jonglage de la jeune interprète238. Il s'agit donc, finalement, de se connecter à des sensations générées par des processus de pensée.

Les principaux obstacles rencontrés au cours d'un tel processus d'éducation de l'attention, l'on pourrait s'en douter, sont ceux constituant le travail de l'attentivité évoqué en première partie. La difficulté d'un interprète à entrer en relation avec un point d'attention, semble-t-il, apparaît comme étant le principal frein au processus pédagogique de la compagnie Yoann Bourgeois. En cela, nous comprenons mieux pourquoi Bourgeois, Fonte et les répétitrices insistent tant auprès des jeunes interprètes pour demander s'ils ont, ou non, senti ce que ces-derniers voudraient qu'ils sentent.