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Il n'y a pas de bibliothèque du mouvement, de lieu où les œuvres chorégraphiques trouveraient à se conserver, identiques à elles-mêmes et offertes à tous. C'est un fait. Rien qu'un fait. Mais qui engage énormément.207

Par ces propos, Pouillaude émet, semble-t-il, l'hypothèse suivante : le mouvement n'étant qu'éphémère, ou plutôt, n'existant qu'au présent de son exécution, sa seule bibliothèque serait la mémoire, – du danseur comme du spectateur –, une bibliothèque infidèle donc, en ceci qu'elle ne conserverait pas le mouvement à l'identique. Un tel constat entraîne dès lors la considération suivante : le mouvement, s'il ne peut être conservé à l'identique, ne pourra être que l'objet de reprises, et donc de transformations. Dans le cadre de nos travaux, nous ne chercherons pas à mettre en débat, comme il se devrait, cette citation de Pouillaude en nous demandant par exemple si l'idée même d'une bibliothèque conservant un élément à l'identique n'est pas une illusion, dans la mesure où l'identité d'un élément est toujours partie prenante du contexte dans lequel il s'inscrit. Ceci dit, l'hypothèse de Pouillaude sera à présent à considérer comme le point de départ de notre réflexion, dans la mesure où interroger la conservation d'un mouvement questionne, nécessairement, sa transmission.

Comment entrer en relation avec un mouvement, avec une chorégraphie, dans le cadre d'une reprise ? Évidemment, les mouvements exécutés par les jeunes interprètes ne seront pas identiques, au sens strict du terme, à ceux de Bourgeois et Fonte. Toutefois, il est capital d'entendre que le phénomène de migration d'un mouvement, s'il est une fatalité, peut en revanche se réaliser selon différentes logiques, aux résultats potentiellement très divers.

L'approche de la transmission, au sein de la compagnie Yoann Bourgeois, se pense avant tout comme une transmission d'une logique d'écriture, ainsi qu'en témoigne cet extrait d'entretien avec Fonte :

Marie Fonte : Nous avons commencé par leur transmettre l’écriture en essayant d’insister sur les choix que nous avions faits, et notamment l’idée que tout part d’un

206 NESS, Sally Ann. « The inscription of gesture : inward migrations in dance », NESS, Sally Ann (éd.), NOLAND, Carrie (éd.), Migrations of gesture. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2008, p.26. Citation traduite de l'anglais par Martin Givors.

motif, en analysant avec eux le développement de ce motif pour qu’ils en ressentent la logique. 208

Oui, mais le terme de logique, si l'on en croit les propos de Diot, n'est pas à entendre au singulier :

Jean-Baptiste Diot : Avant d’attaquer le travail de la pièce à proprement parler, nous avons fait tout un travail sur les fondements de la recherche qui ont mené à cette forme. Rythme, explication du point de suspension, qualité de mouvement… 209

La transmission pourrait dès lors se penser comme une archéologie d'un ensemble de

logiques, autrement dit, d'un nexus relationnel. Au cours du prochain développement,

nous allons tâcher d'étudier le processus de pédagogie de la présence comme un procédé de transmission tant formel que qualitatif du mouvement. Pour quelles raisons est-il intéressant d'opérer une pareille distinction ?

La forme et la qualité d'un geste, évidemment, sont intimement liées. Le mardi vingt- cinq février, en fin de répétition, Bourgeois travaillait avec Dausse la Fugue /

Trampoline210. Au cours de ce fragment du spectacle, l'interprète monte les escaliers du dispositif, se laisse chuter en contrebas sur le trampoline et, dirigeant la puissance de ce dernier, revient debout sur les marches. Bourgeois demanda alors au jeune artiste de conclure ses remontées en ne reprenant contact avec les marches qu'avec un seul pied. Une consigne extrêmement formelle, a priori. Néanmoins, cette-dernière transforma nettement la qualité du mouvement, le rendant sensiblement plus léger. Pour autant, n'en concluons pas qu'il suffise de transmettre la forme d'une chorégraphie pour en transmettre la qualité avec précision, et procédons à l'analyse d'une anecdote survenue au cours du travail d'observation211. La représentation du vingt-neuf mars, intéressante coïncidence, était exceptionnellement précédée d'une présentation, par une association locale de danse, d'un extrait de la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta Des gens qui

dansent (2006). Il faut savoir que ce dernier, dans le cadre de la célébration prévue en

septembre 2014 de la réouverture MC2, procède actuellement à un vaste travail de

transmission de ses chorégraphies en Isère. Cette congruence d'événements nous donna

donc l'occasion d'assister aux répétitions du fragment Des gens qui dansent. La directrice de l'association n'étant pas une danseuse de Gallotta, ni une collaboratrice

208 Marie Fonte, art. cit. [en ligne]

209 cf. Annexes n°8 : « Entretien réalisé par écrit avec Jean-Baptiste Diot » 210 cf. Annexes n°4 : « Observations du 25 février 2014 à Engins »

artistique comme peuvent l'être Acuña et Naud, il nous a semblé constater combien la transmission formelle n'est pas nécessairement une transmission qualitative. L'analyse qui va suivre ne prétend nullement comparer le travail de Gallotta à celui de Bourgeois, comme s'ils relevaient tous deux de processus identiques, réalisés dans des conditions identiques. Elle servira seulement à mettre en lumière l'aspect suivant : si les mouvements des jeunes danseuses étaient sus et exécutés, ces derniers nous paraissaient par moments comme inhabités, comme s'ils étaient, pour reprendre un terme de Dalcroze, des « imitation[s] »212. Le propos suivant du pédagogue concerne en réalité la relation génétique liant le mouvement à la musique, toutefois, nous montrerons au cours de cette partie combien il est également valable pour toute relation génétique liant un mouvement à champ de sensations :

Si l'expression [des sentiments qui animent la musique] n'a pas une action directe sur nos facultés sensorielles et qu'il ne s'établisse pas un mouvement de rapprochement entre les rythmes sonores et nos rythmes corporels, entre leur force expulsive et notre sensibilité, notre extériorisation plastique deviendra une simple imitation.213

Ainsi, émettons l'hypothèse selon laquelle la transmission formelle semble grandement relever de ce que Varela nommait l'« aptitude » : les jeunes danseuses

exécutaient une chorégraphie. La transmission qualitative, en revanche, chercherait

quant à elle le « lâcher-prise », la germination, à travers les interprètes, de mouvements organiques. S'il est évident que ces deux processus co-existent certainement au sein de toute transmission, ils ne relèvent pas d'une même pédagogie, des mêmes mécanismes.

L'outil conceptuel dont nous nous servirons pour étudier le processus de transmission du mouvement mené par la compagnie Yoann Bourgeois est celui de l'éducation de l'attention, théorisée par le psychologue James J. Gibson et Ingold.

Ce principe pédagogique, que nous allons désormais étudier, se fonde sur la mise en relation de l'étudiant/du novice/du jeune interprète avec un certain nombre de points d'attention, de sources d'informations sensorielles en quelque sorte. La considération de ces points, de ces canaux d'informations, de même que l'archéologie ou la génétique, permettrait alors de comprendre un mouvement, par exemple, de manière génétique, pour reprendre un terme cher à Ingold. Ce dernier aspect fera l'objet de notre ultime développement, dans la mesure où l'on émettra l'hypothèse selon laquelle l'acte de

212 , JACQUES-DALCROZE, Émile. Le rythme, la musique et l'éducation [1920]. Lausanne : Foetisch Frères, 1965, p.132.

transmission d'un mouvement serait comparable à un acte d'essaimage.

2.1.1 – Théorie d'une éducation de l'attention des interprètes