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La théologie sacramentaire et la liturgie : la liturgie comme rite de libération

EUCHARISTIE : DON DE DIEU ET MYSTERE DU CHRIST

CHAPITRE 8 : RAPPORT ENTRE LA THEOLOGIE SACRAMENTAIRE ET LES AUTRES DONNEES DE LA SYSTEMATIQUE

3. La théologie sacramentaire et la liturgie : la liturgie comme rite de libération

Nous examinons dans cette section deux aspects essentiels du rapport entre sacramentaire et liturgie. Nous étudions d’abord le mouvement commun qui les articule l’une à l’autre et ensuite le point de ralliement des deux qu’est l’histoire comme lieu où s’articulent les actions de libération des hommes en Jésus-Christ.

3.1 : Un mouvement commun

Le commandement de la réitération : « Faites cela en mémoire de moi » (1 Co 11, 24) est au cœur de la célébration sacramentelle. Les sacrements, célébrés dans la liturgie, refont ce que le Christ a fait et a demandé de faire. Dans la liturgie, notre moment actuel est admirablement entraîné dans le moment de Jésus qui le conduit à sa perfection et à son accomplissement définitif. Et ce que Jésus a annoncé en Jn 12, 32 se vérifie dans la célébration liturgique des sacrements: « Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32). Il s’agit ici d’un nouveau culte où le Christ s’élève de terre, c'est-à-dire s’offre lui-même par un acte sublime de dépassement et d’amour, pour faire entrer tous les hommes dans sa gloire et dans celle de son Père. Les sacrements sont donc le culte nouveau qui remplace l’ancien culte de l’Ancienne Alliance, imparfait pour sauver les hommes. Dans les sacrements, Dieu se trouve glorifié par son Fils Jésus-Christ, Parole faite chair. La théologie sacramentaire fait entrer le peuple des croyants, le « peuple de Dieu », dans la dynamique de compréhension des sacrements en vue de leur déploiement dans la liturgie comme lieu privilégié où se jouent quotidiennement l’histoire et la libération de l’homme. C’est cette vérité qu’enseigne le concile Vatican II : « Toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Eglise, est l’action sacrée par excellence, dont nulle autre action de l’Eglise n’égale l’efficacité au même titre et au même degré » (SC, 7). C’est cela que nous avons aussi démontré dans l’un des points du chapitre précédent avec l’étude des prières eucharistiques en tant que prières de l’Eglise quand elle célèbre surtout l’eucharistie. De même que la liturgie est le « lieu de la christologie », selon Louis-Marie Chauvet, de même elle est aussi le lieu de la sacramentaire en tant que méditations et célébrations nourries des actes et gestes du Christ en faveur de son peuple et réponse des croyants aux signes et aux actes de libération du Christ dans l’histoire. La

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sacramentaire trouve ainsi dans la liturgie un certain nombre de balises qui tracent les limites du champ de son discours théologique. Le regard que la sacramentaire doit porter sur la liturgie est donc un regard programmatique qui doit guider celle-ci dans la célébration des mystères du Christ.

Avec J.-P. Revel, nous découvrons que la liturgie entoure de toutes parts les sacrements. Et les gestes sacramentels se prolongent ainsi spontanément en célébration liturgique. Il en est ainsi du baptême et de l’eucharistie dont les célébrations sont entourées d’un grand nombre de prières et de gestes d’exorcisme, d’onction (baptême) et de divers rites constituant la messe (eucharistie). Les sacrements et la liturgie sont donc inséparables. Ils relèvent de ce fait d’une même structure fondamentale. Pour Revel, ils sont le centre de la liturgie ou encore « sa pointe la plus divine », le moment où Dieu intervient de façon plus directe et plus efficace en faveur de son peuple suppliant qui le célèbre dans la foi et la confiance272. Cela devrait donc trancher, normalement, l’opposition apparente entre la théologie sacramentaire et la liturgie constatée au fil des temps, surtout avant et après le concile de Trente. J.-P. Revel rappelle que les causes de cette opposition de fait ont été le « rubrucisme », le culte trop légaliste et méticuleux des rubriques accompagné de « l’accomplissement exagéré des gestes dans leur moindre détail », sans recours à la signification primordiale et symbolique de ceux-ci. A cela s’est ajoutée l’attention quasi exclusive sur l’efficacité des rites vus comme moyens exclusifs et magiques de grâces au mépris de leur signification primordiale. Cela a certainement suscité, selon Revel, un respect quasi pathologique du sacré qui s’oppose à toute rationalité constructive des sacrements en vue du bien du croyant qui les célèbre273.

Aujourd’hui, le développement de la science liturgique ainsi que celui de la sacramentaire, dû à la découverte et à l’apport considérable d’autres sciences religieuses surtout, constituent des possibilités d’ouverture de nouvelles perspectives de recherche, d’intelligence et de célébration de la foi. Les sacrements, de toute évidence, ne peuvent pas se comprendre et se vivre sans une liturgie qui intègre tous les aspects de leur sacramentalité. De ce fait, la liturgie n’est pas opposée à la sacramentaire. Elle est au contraire le lieu d’éclosion de celle-ci. Quand le peuple de Dieu se réunit, il lève les yeux et les bras vers Dieu qu’il adore. Il ne peut le faire dans la foi que dans la mesure où la théologie sacramentaire lui en fournit les moyens, c’est-à- dire l’intelligibilité nécessaire des sacrements qu’il célèbre. C’est dans une liturgie convenable que se recueille la grâce sacramentelle qui se répand sur l’ensemble des croyants.

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Cf. Jean-Philippe, REVEL, Traité des sacrements…, op. cit., pp. 47-50.

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C’est à partir d’une théologie sacramentaire bien structurée que la liturgie peut trouver ses repères pour la célébration des sacrements dans l’histoire.

3.2 : L’histoire, comme interface entre la théologie sacramentaire et la liturgie

Une autre dimension de la relation entre la théologie sacramentaire et la liturgie est l’intervention et la prise en compte de l’histoire dans le domaine des pratiques sacramentelles. En effet, l’histoire, en tant que lieu du déploiement et de la ferveur théologiques, en tant que moment déterminé de l’action de l’homme et de sa libération pour son bien-être, se trouve fixée au confluent des deux disciplines de foi. Chacune y puise sa source et s’y ressource. Monique Brulin expose ainsi cette complicité : « On ne peut rien dire de la grâce proposée par Dieu dans les sacrements si ce n’est à partir de la manière dont l’Eglise célèbre. La célébration de l’événement fondateur, prenant source dans le mystère pascal, s’est en effet transmise à travers des pratiques avant d’être constituée en doctrine… autant de facteurs médiatisant et exprimant le don de Dieu fait aux hommes »274. A partir de ce constat qui relève que la célébration de l’Eglise s’accomplit dans l’histoire de son salut, Monique Brulin conclut que « théologie sacramentaire et liturgie ont partie liée à travers diverses médiations dont l’histoire est un vecteur indispensable… »275

. La nécessité de l’histoire est un fait. Car l’éternité qui caractérise les sacrements et leur célébration par l’homme ne se situent jamais derrière l’histoire. Elles se réalisent au contraire dans l’histoire et leur consommation finale est la conclusion même de l’histoire, non pas en ce sens qu’elles rejetteraient cette histoire derrière elles, qu’elles n’auraient plus besoin d’elle, mais en ce sens plutôt qu’elles accordent, selon Schillebeeckx, une valeur éminemment permanente à l’histoire en constituant son accomplissement276.

Les sacrements et la liturgie ne sont jamais une réalité anhistorique comme l’a malheureusement soutenu la sacramentaire scolastique qui concevait, sans plus, le sacrement comme le simple prolongement de l’humanité du Christ jusqu’à nous. Car, il est évident, dans la perspective historique des sacrements, que l’intérêt théologique même de la prise en compte de l’histoire correspond à situer les sacrements dans le cadre dynamique du mystère

274

Monique, BRULIN, « La prise en compte de l’histoire dans le domaine des pratiques sacramentelles », in

Sciences théologiques & religieuses, n°6, Paris, Beauchesne, 1997, pp. 169. 275

Ibid., p. 169.

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pascal de libération que nous célébrons depuis toujours. Eu égard à cela, en amont, on peut inclure l’existence historique du Christ et en aval, la pentecôte comme expression historique du don qu’il nous fait de sa résurrection jusqu’à la parousie qui sont les moments historiques de la libération de l’homme. Ainsi, la sacramentaire ne peut pas négliger ou mépriser le caractère historique de la christologie et de la sotériologie comme nous l’avons déjà signalé et que nous étudierons dans les pages suivantes. Selon Monique Brulin, la liturgie constitue un lieu théologique pratique où le rapport à l’histoire est indispensable à toute compréhension. Elle définit de ce fait deux niveaux de ce rapport à l’histoire. Elle situe le premier niveau à « la connaissance du passé » avec tous les acteurs et éléments qui pourraient rentrer en ligne de compte et donner un fondement à l’histoire (événements passés, institutions, œuvres, auteurs, etc.). Selon elle, le point de repère ici est la Bible et les usages de l’Eglise. Le deuxième niveau qu’elle définit est celui de la liturgie cernée comme « lieu d’historicité ». Celle-ci met en mouvement et en valeur le dynamisme de la « Tradition » comme « histoire s’accomplissant » et « processus en cours » d’accomplissement dans le temps277

. Nous comprenons par là que ces deux niveaux valorisent, en même temps qu’ils dynamisent et structurent, la liturgie et les sacrements et les rendent réalisables pour tous dans le temps et dans l’espace. De cette façon aussi, nous comprenons que l’histoire et la liturgie, parce qu’elles célèbrent la mémoire du Christ libérateur, sont les lieux essentiels de la libération des hommes et surtout des opprimés.

L’originalité de Monique Brulin se situe au niveau de la compréhension de l’histoire qu’elle met en corrélation et en action avec la liturgie des sacrements. Ce lien nous permet de comprendre de façon nouvelle la mission du sacrement dans l’histoire. Pour elle en effet, les sacrements décrivent leur propre histoire lorsqu’ils sont célébrés. Et leur histoire devient l’histoire même du salut des croyants qui célèbrent ces sacrements et même de toute l’humanité. Pour nous, ce jeu théologique historico-sacramentaire entraîne dans une dynamique de compréhension et de célébration qui nous situe au cœur même du mystère de la foi dont les sacrements sont les « acteurs » principaux en tant que sources de grâces efficientes et permanentes, lesquelles nous font prendre désormais conscience que notre vie se trouve dans l’histoire et que cette vie est célébrée dans les sacrements. Ce qui compte désormais, c’est de demander en abondance à Dieu la grâce de la vie en célébrant les signes par lesquels lui-même se rend plus proche encore de nous.

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Dans un autre article, Louis-Marie Chauvet situe la « place » et la « fonction de l’histoire dans une théologie des sacrements »278. Il fait d’abord comprendre que tout discours théologique, de façon générale, a affaire avec l’histoire. « Ainsi, la référence à l’histoire et notamment à l’histoire de la liturgie est-elle l’une des dimensions constitutives du discours sacramentaire, de par son objet même »279. Le Christ est ici affirmé comme celui de qui tout est reçu et célébré à travers les générations et les temps. C’est à partir de là que les pratiques rituelles de l’Eglise (liturgie) peuvent prétendre à un statut proprement sacramentel qui les fonde. Prenant l’exemple de l’évolution du concept de sacramentum qui a pris un essor considérable au Moyen-âge avec la scolastique, il précise ensuite que notre époque ne peut pas reproduire, en raison de l’altérité culturelle, les données de l’intelligence scolastique qui se situent, elles, dans une autre époque où elles ont été, sans aucun doute, assez pertinentes et inspiratrices280. Entendons par là que la théologie qui se construit dans l’histoire est forcément novatrice tout en s’inspirant des acquis du passé et relevant ceux du présent. C’est dire que la fidélité à ces acquis du passé ne requiert pas sa simple réitération ou reproduction, mais au contraire, elle réclame une nouvelle production dans l’histoire en cours. Nous pouvons donc dire que l’histoire en tant que lieu de production des faits et gestes de foi et de libération est le laboratoire des sacrements. De ce point de vue, l’histoire demeure le lieu théologique ou le lieu sacramentaire où se jouent l’enjeu de la foi et l’avenir même de la théologie. L’histoire crée et renouvelle ou même rajeunit la théologie, surtout la théologie sacramentaire. C’est pourquoi, les sacrements, selon Guillaume Derville, sont « fondamentalement les sacrements de l’histoire »281

, et l’histoire de la libération des hommes doit être regardée comme celle des sacrements282. Et ils sont le lieu de l’actualisation et de l’accomplissement de la liturgie et du mystère de Dieu dans l’histoire et ainsi, ils « permettent à l’homme de s’approprier toute l’histoire du salut »283

. Les propos de L.-M. Chauvet que soutiennent ceux de G. Derville montrent que l’homme, en célébrant les mystères de Dieu dans l’histoire de sa libération,

278

Louis-Marie, CHAUVET, « Place et fonction de l’histoire dans une théologie des sacrements », in Revue de

l’ICP, 24, 1987, pp. 49-65. 279

Ibid., p. 49.

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Dans cette même perspective, E. Schillebeeckx relève que « la foi chrétienne se trouve dans l’histoire et est, de plus, prise dans la matrice de différentes cultures, et une même tradition culturelle connaît elle aussi un changement de périodes et d’interprétations. C’est pourquoi la foi chrétienne ne peut renvoyer à l’Absolu que dans une relativité historique : renvoyer à une vérité absolue dans le sens d’indiquer-la-route-vers ce qui dépasse chaque tradition et expression verbale concrètement historique » : L’économie sacramentelle du salut, Fribourg, Saint-Paul, 2004, p. 550.

281

Guillaume, DERVILLE, Histoire, mystère, sacrements. L’initiation chrétienne dans l’œuvre de Jean

Daniélou, Paris, DDB, 2014, p. 692. 282

Cf. Ibid.

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devient acteur de cette histoire dans laquelle, pour lui, ces mystères s’accomplissent depuis toujours.

La leçon qu’on peut tirer de cela pour notre travail est que la libération est un fait de l’histoire qui se célèbre dans la liturgie même si celle-ci n’est pas le lieu absolu et incontournable de sa célébration. Si l’histoire et la liturgie sont des célébrations, elles ne peuvent célébrer autre chose que le mystère d’un Dieu qui libère. Ainsi, l’eucharistie célébrée dans l’histoire et dans la liturgie devient célébration de la libération de ceux que l’ « histoire » des hommes opprime dans une « liturgie » de haine et de mépris. En découvrant cela, nous découvrons aussi que l’homme n’est pas le maître de cette histoire. Il n’en est pas le guide. Il profite lui-même de cette histoire qui chemine petit à petit, par la célébration des sacrements, vers sa fin ultime. Celle-ci est le lieu et le moment de sa libération définitive.

4. La théologie sacramentaire et l’eschatologie : l’eschatologie comme libération

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