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EUCHARISTIE ET LIBERATION EN AFRIQUE

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INTRODUCTION : LE PETIT ERIC OU NOTRE DESIR DE FAIRE DE LA THEOLOGIE

Eric, petit garçon de huit ans, vit avec ses parents à Zuénoula, bourgade située à plusieurs kilomètres d’Abidjan, au Centre-ouest de la Côte d’Ivoire. En 2012, nous y avons été affecté par notre évêque pour assurer la charge de curé de la paroisse qui s’y trouve. Un jour que nous marchions dans les rues, nous vîmes s’avancer vers nous, claudiquant, une petite silhouette frêle enguenillée, le tee-shirt qu’il portait, d’une saleté horrible et en lambeaux de part en part, lui pendait sur le corps. Son caleçon, tout aussi sale, lui tombait jusqu’aux pieds quand il ne le tenait pas. Sa petite tête portait des cheveux ébouriffés, signe visible de sa malnutrition. Ses pieds étaient nus et sales. Arrivé à notre niveau, ce petit enfant nous tendit une main tout aussi sale en nous prononçant cette phrase : « Tonton319 j’ai faim. Donne-moi l’argent je vais manger ». Au même moment, un paroissien qui nous a reconnu et qui connaît ce petit garçon s’approcha et nous demanda de ne pas tenir compte de lui car « c’est son travail ». Il voulait nous dire par là qu’il exaspérait toute la ville avec sa mendicité. Nous l’écoutâmes et continuâmes notre chemin laissant derrière nous ce petit garçon planté là, la main toujours tendue vers nous et le regard inquiet, à la fois hagard et absent. Nous continuâmes notre chemin en pensant que nous aurions dû faire quelque chose pour ce petit garçon qui a faim et qui ne cherche qu’à manger. Retourné à la paroisse, nous cherchâmes à en savoir davantage sur lui. Nous avons alors appris qu’il s’appelle Eric et que ses parents, bien que vivants, ne lui donnent pas à manger parce que eux-mêmes sont pauvres et affamés et traitent leur enfant de sorcier, cause de leur pauvreté et de leur famine. Les parents que nous avons rencontrés peu après nous confirmèrent cela eux-mêmes. Depuis ce temps, nous n’avons pas manqué de revoir Eric et de lui donner à manger régulièrement parce qu’il avait toujours faim. Ayant retrouvé notre lieu d’habitation et su que nous étions prêtre, il nous rendit chaque jour visite à la paroisse pour bavarder avec nous et espérer sa ration quotidienne. Un jour, dans nos causeries, il nous demanda pourquoi nous prions et qui est Dieu. Il voulait aussi savoir pourquoi il avait toujours faim alors que certains garçons de son âge mangeaient à leur faim, ne quémandaient pas dans la rue leur nourriture et s’habillaient proprement. Un autre jour, quand il nous vit sortir de la célébration de la messe dominicale, il nous rattrapa au milieu des fidèles avec lesquels nous bavardions et nous demanda pourquoi tous ces gens qui étaient à la

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« Tonton » est un terme générique d’affection en Côte d’Ivoire par lequel les moins jeunes appellent leurs aînés hommes. Les filles ou femmes sont appelées quant à elles « Tantie ».

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messe ne le regardent pas quand il leur tend sa petite main sale dans les rues de la ville. Il voulait aussi savoir pourquoi à la messe nous ne lui donnons pas le petit « bonbon » (la communion) que nous donnons aux grands qui étaient déjà rassasiés et aux enfants qui n’avaient pas faim. Le jeudi saint 2013, nous prîmes la décision de le laver et de lui porter de nouveaux habits que nous avons fait coudre à sa mesure. Nous lui avons dit que c’était le jour où Dieu a donné le « bonbon » aux hommes comme leur nourriture. C’était donc la fête anniversaire du « bonbon de Dieu ». Pendant que nous le lavions, il nous dit qu’il était content mais nous demanda aussitôt si c’était Dieu qui nous avait commandé de le laver nous-mêmes pour qu’il puisse avoir droit au « bonbon qui rassasie et qui ne donne plus la faim » (selon ce que nous lui avions dit un jour de la communion).

C’est ainsi que nous vécûmes avec ce petit garçon toujours affamé et rejeté par ses parents et par toute la ville, qui doit quémander son « pain de ce jour » et dont la mémoire nous revient toujours. Nous vîmes en lui, le concentré de tous les affamés (petits et grands) de cette ville, de notre pays et de toute l’Afrique mais aussi du monde entier qui doivent raser le mur pour survivre. Au cours de nos nombreuses causeries, nous comprîmes les « questions théologiques » que nous posait cet enfant affamé à l’esprit précocement vif, et qui avait pris l’habitude de venir aux messes et même souvent de dormir dans l’église à notre insu, comme un défi à notre propre foi et à notre propre intelligence. Ces questions sur le « bonbon de Dieu » ont remué tout notre désir d’aller plus loin dans la théologie et nous ont amené à comprendre que la théologie, l’eucharistie et la faim doivent interpeler notre foi et notre intelligence et nous pousser à les comprendre autrement. Depuis, ce cas du petit Eric (Erico, comme nous finîmes par l’appeler affectueusement), ajouté à celui de la femme affamée du village participant à l’eucharistie et bien d’autres cas de ce genre dont nous avons été témoin, n’ont jamais cessé d’inspirer notre réflexion théologique et notre vision de l’eucharistie, pain du ciel et pain des hommes. Ces cas constituent le fondement de nos réflexions et de nos recherches non seulement théologiques, mais aussi de tous genres. G. Gutiérrez, théologien-latino américain, s’était un jour demandé : « Comment parler de Dieu depuis Ayacucho ? » Nous autres, théologiens africains, nous devons nous demander à notre tour comment parler de Dieu depuis l’Afrique et de ses petits Eric. Comment le drame du petit Eric et celui de tous les affamés d’Afrique peuvent-ils susciter notre théologie ? Ces faits évoqués nous font croire que la théologie doit aussi se construire à partir de la situation concrète de ceux qui vivent au quotidien le drame de la faim et de la pauvreté. C’est dans cette perspective que cette deuxième partie va être abordée et orientée.

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Cette deuxième partie évolue en trois mouvements. Nous présentons tout d’abord l’ampleur du phénomène de la faim en Afrique (chapitre 10). A partir de cette donnée de base et du commentaire que nous en faisons, nous interrogeons la théologie africaine de la libération qui est notre instrument d’analyse et d’interprétation. Nous la mettons en rapport avec la problématique de l’ « Afrique étranglée » et affamée qui nous clarifie sur les vrais enjeux de la faim en Afrique et les mobiles de l’acharnement des gouvernants sur les paysans (chapitre 11). Les éléments recueillis nous permettent de poser la question de l’eucharistie à partir de la solidarité de Jésus-Christ avec les affamés dont il est parfaitement solidaire (12) et en allant plus loin, d’interpréter les problèmes nouveaux du continent à la lumière de la foi et donc de la théologie africaine de la libération (chapitre 13) ; problèmes nouveaux qui, s’ajoutant aux autres, interrogent notre pratique de la foi sur le continent. Nous constatons qu’à la base de tout cela, se pose, en Afrique, une véritable crise de démocratie. Il nous semble obligatoire de promouvoir sur ce continent et pour le bien des Africains une vraie démocratie contre celle qu’on nous présente aujourd’hui et qui constitue l’amertume de nos peuples (chapitre 14). Il est aussi abordé la réalité de l’Eglise famille de Dieu vue ici comme lieu de solidarité, de fraternité, de communion, de partage et qui devient par ce fait, lieu de libération où les Africains retrouvent la joie de vivre en Jésus-Christ, le « Frère aîné » et de célébrer une eucharistie qui libère (chapitre 15). Ensuite, dans le second mouvement, nous interrogeons le magistère et des théologiens africains qui proposent d’autres voies de libération pour l’Afrique à partir des mêmes problèmes que nous évoquons (chapitre 16). Il s’agit d’une critique de la théologie africaine de la libération qui indique la voie de la culture pour les Africains (théologiens et magistère) et de celle du péché dont l’homme doit se libérer, pour le magistère (chapitre 16). Une réponse sera donnée à cette critique qui confirmera notre option pour la théologie de la libération et les options qu’elle doit opérer pour que la libération en Afrique ne soit pas un choix exclusif mais plutôt inclusif (chapitre 17). Enfin, dans le dernier mouvement, trois chapitres nous permettent d’ouvrir, à partir d’une réflexion systématique, des perspectives actuelles et eschatologiques dont l’eucharistie est le fondement. Le premier démontre que l’espérance des Africains se trouve dans l’eucharistie qu’ils célèbrent (chapitre 18). Le deuxième approfondit nos propos en présentant l’eucharistie comme pain du ciel qui est aussi pain des hommes, réalité terrestre et céleste qui tient compte de l’homme africain d’aujourd’hui dans ses dimensions matérielle et spirituelle (chapitre 19). Le troisième présente l’eucharistie en Afrique comme figure et annonce des cieux nouveaux et de la terre nouvelle qui appelle une reconstruction de l’imaginaire de l’homme africain à partir de matériaux eux-mêmes nouveaux qui structurent toute la vie de l’Africain (chapitre

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20). Cette partie prend fin en présentant, en une synthèse, les acquis de notre investigation en termes de médiations eucharistiques de libération (chapitre 21).

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