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EUCHARISTIE : DON DE DIEU ET MYSTERE DU CHRIST

TRANSSOCIALISATION : APPROCHE NOUVELLE DE L’EUCHARISTIE POUR LE MONDE D’AUJOURD’HUI

3. Des concepts nouveaux

La théologie de l’eucharistie a évolué avec le temps, depuis ses origines jusqu’à nos jours en passant par la querelle entre les deux moines Paschase Radbert et Ratramme de Corbie soulignée plus haut et le concile de Trente et ses développements ultérieurs. Les termes de sa formulation s’adaptent aux réalités de l’époque. Selon J.-P. Bouhot, « on peut parler de cette évolution comme de l’évolution d’une théologie subjective à une théologie qui déploie des considérations plus objectives »205 en se gardant toutefois d’opposer ces deux théologies. Les termes transsignification, transsocialisation, transfinalisation ont été des concepts nouveaux nés après Trente et en réaction à l’interprétation médiévale et néo scolastique de ce sacrement. Ils expriment des réalités nouvelles propres à l’eucharistie en se détachant de sa conception médiévale, scolastique et néo scolastique, montrant ainsi une évolution perceptible dans sa démarche et sa compréhension.

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Cf. Karsten, LEHMKÜHLER, « Parole et sacrements. Les moyens de grâce », in Introduction à la théologie

systématique, Genève, Labor et Fides, 2010, pp. 307-308. 205

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Le Christ par son offrande unique au Père se rend présent et s’unit aux siens, en vue de leur sanctification et de leur rédemption, dans les éléments transsubstantiés de son corps et de son sang glorieux. C’est là qu’intervient la doctrine de la transsubstantiation que nous exposions plus haut. De la sorte, il partage avec eux le banquet de communion fraternelle. Ici, nous sommes au niveau de la transsignification de ce sacrement. Quand il est pris dans la communion avec les autres, laquelle tire sa source dans la communion avec le Christ, il pousse à l’attention particulière des autres et surtout des plus faibles, des plus pauvres, des opprimés. Le sacrement acquiert ici une dimension sociale ou transsociale : transsocialisation. Et il donne un avant-goût du royaume. Il prend ainsi une dimension eschatologique : transfinalisation. C’est cela même que l’on peut découvrir sous des traits cachés dans cette affirmation du concile Vatican II :

« Mais de tous il fait des hommes libres [transsignification] pour que renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes énergies terrestres pour la vie humaine [transsocialisation], ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu. Le Seigneur a laissé aux siens les arrhes de cette espérance et un aliment pour la route : le sacrement de la foi, dans lequel, des éléments de la nature, cultivés par l’homme, sont changés en son corps et en son sang glorieux [transsubstantiation]. C’est le repas de la communion fraternelle, une anticipation du banquet céleste [transfinalisation]. » (G.S., n° 38)206.

3.1 : La transsubstantiation et la transsignification : même réalité de sens ?

Le mystère eucharistique du Christ se répand sur notre partage de pain et de vin par la parole, notamment celle que véhicule la prière eucharistique au cours de nos célébrations. Cela constitue la « transsignification du repas ». Par cette réalité de transsignification du repas, l’on veut souligner que « la signification d’alliance, inscrite dans tout échange de nourriture, est ici désignée totalement »207. L’activité spirituelle des croyants exprimée quotidiennement dans l’invocation de Dieu, l’évocation du mystère du Christ, les intercessions faites à la Trinité disent le sens de l’échange des nourritures et portent ainsi

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www.dogmatique.net, thèse 11, l’eucharistie.

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celui-ci à « signifier l’Alliance nouvelle et éternelle, établie moyennant le Corps et le Sang du Christ »208.

A ce sujet, E. Schillebeeckx parle de « nouvelle détermination de sens » concernant la transsubstantiation et la transsignification. Sa question de départ est de savoir ce que deviennent maintenant le pain et le vin eucharistiques que nous regardons et voyons, touchons et contemplons. La ligne explicative qu’il suit est celle de la réalité vécue dans notre perception de la forme eucharistique. A partir d’un exposé de la structure de la perception chez l’homme, il parvient à la conclusion suivante selon laquelle dans le dogme de la transsubstantiation, il devient aujourd’hui, de plus en plus difficile qu’une distinction entre substance et accidents compris dans le sens aristotélicien ne peut pas aider à faire comprendre ce dogme. Pour lui, toute connaissance explicite de la réalité est un tout complexe dans lequel l’ouverture active vers ce qui se présente comme réalité va toujours ensemble avec une détermination humaine de sens. Et cette détermination humaine de sens elle-même est conditionnée par ce qui apparaît réellement. Il aboutit alors à l’affirmation selon laquelle « dans l’eucharistie, transsubstantiation… et transsignification sont liées de façon indissociable, mais on ne peut pas sans plus les identifier… On ne peut rejoindre le Christ réellement présent dans l’eucharistie que si, dans une approche de foi en sa présence eucharistique, on laisse les espèces du pain et du vin, perçues au plan phénoménal, nous orienter vers la présence du Christ et de son Eglise209. Essayons de mieux faire comprendre cette pensée : l’eucharistie, qui est le sacrement du corps et du sang du Christ, demeure un signe. Ce qui tombe sur les sens et que l’on perçoit et connaît directement et vraiment, c’est du pain et du vin (fruits de la nature), c’est la manducation matérielle individuelle après l’ « amen » approbateur du croyant. Mais ils renvoient le croyant à une autre réalité qui est le Christ. Et à ce point ultime de la signification, le signifié s’identifie réellement avec le signe même s’il s’en distingue par ses apparences. Le tout peut être résumé avec cet exemple de Jean-Marie Tillard :

« A celui qui, à la sacristie, avant la célébration, lui demande devant l’hostie préparée "qu’est-ce que cela ?", le croyant répond "c’est du pain qui est normalement destiné à nourrir ma vie terrestre". A celui qui, au moment où le ministre distribue aux communiants ce pain

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Ibid.

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eucharistié, lui demande "qu’est-ce que cela ?", le croyant répond "c’est le Christ Pain de vie pour ma vie éternelle."»210

Concluons que toute cette démarche entreprise par les théologiens porte leur souci de situer la réalité de la présence eucharistique dans la ligne de la sacramentalité, et non en dehors d’elle, au risque de la mutiler. Elle est aussi une démarche qui construit un autre type de rapport entre l’eucharistie et l’homme et que nous relèverons par la suite mais que Jean-Marie Tillard évoque succinctement ici : pour lui, en effet, ce nouveau sens et cette nouvelle finalité découverts dans l’eucharistie à travers ces nouveaux concepts ne suppriment pas radicalement le sens premier de partage du pain qui la caractérise essentiellement. Ce sens premier est de « nourrir la vie et célébrer la paix ou l’amitié ». Il relève et fait remarquer alors que « l’eucharistie se célèbre au cœur des problèmes les plus aigus de l’humanité, en lien avec le destin messianique de Jésus. Comment annoncer en vérité le banquet eschatologique sans chercher à poser des gestes du partage avec ceux qui ont faim (Jn 6 ; 1 Co 11, 22) et s’efforcer de réconcilier les frères divisés recommençant sans cesse le drame de Caïn ? »211 On remarque ici que l’eucharistie comprise comme transsignification donne une nouvelle perspective, voire une nouvelle mission à ce sacrement. Dans sa dimension de transsignification, l’eucharistie est mieux comprise comme partage et solidarité.

3.2 : L’eucharistie et l’éthique du frère : la transsocialisation

La transsubstantiation ouvre sur la transsocialisation. Celle-ci devient le sens éthique de l’eucharistie. Quand le Christ se donne à nous dans son amour pour nous, nous sommes nous aussi invités, en réponse, à nous donner les uns aux autres et les uns pour les autres ; l’étude précédente de l’eucharistie comme sacrifice nous a donné des éléments de réponse. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40) et « Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Mt 25, 45). Ainsi, la dimension sociale de l’eucharistie, rendue par le terme transsocialisation, pousse à prendre soin des autres, les « plus petits » qui sont « les frères » de Jésus. Elle nous provoque à l’amour envers les plus nécessiteux de nos

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Jean-Marie, TILLARD, « Les sacrements de l’Eglise », in Bernard, LAURET ; François, REFOULE (Sous la dir.), Initiation à la pratique de la théologie. Tome 3, Dogmatique II, Paris, Cerf, 1983, p. 457-458.

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sociétés de consommation, du gaspillage et du repli systématique et égoïste sur soi. Et dans les sociétés de la faim, elle nous pousse à nous rendre solidaires, frères et sœurs des affamés, à nous sacrifier pour eux dans la lutte quotidienne pour la survie. Si l’eucharistie nous sanctifie, elle nous exige d’agir efficacement selon le modèle du Christ lui-même qui s’est donné pour nous. Vatican II parle ainsi de « participation active » et de « sacrement de l’amour, signe de l’unité, lien de la charité ».

Si elle est essentiellement mystère de foi, l’eucharistie est aussi regardée et vue comme mystère de relation et mystère de charité. Au cours de la vie publique de Jésus, il sollicitait un mouvement d’amour qui devrait relier les hommes à sa personne et entre eux. Et dans l’eucharistie, il demande fermement à être reçu dans la communion de cet amour même. Ainsi, le croyant qui se nourrit de l’eucharistie ne peut pas la regarder uniquement comme un simple aliment, mais comme un repas de communion avec le Christ et avec ses frères et sœurs. C’est le sens de ce commandement d’amour que le Christ lui-même donne : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12, 31). Dans la parabole du bon Samaritain, il va plus loin en montrant que chacun doit se faire le prochain de ses frères (Cf. Lc 10, 29-37). Le jeudi saint, en lavant les pieds de ses disciples au cours de la cène, il montre le chemin de l’amour et du service des autres qui s’accomplit dans l’humilité. Il demande alors à ses disciples de se laver les pieds les uns aux autres et de s’offrir au monde comme prototype et paradigme de charité et de service212.

Ainsi, le passage de la transsubstantiation à la transsocialisation indique que l’eucharistie n’est pas un mystère fermé à contempler uniquement, un mystère uniquement centré sur le croyant et Dieu, mais elle est aussi un mystère ouvert dont la compréhension s’ouvre et s’offre aux hommes, à la société et au monde. En plus de la contemplation qui est le propre de ce mystère, ce passage nous fait découvrir l’eucharistie comme réalité de la société : les hommes et la société contemplent l’eucharistie et l’eucharistie à son tour les fait agir pour mieux se faire comprendre surtout au milieu des plus pauvres et des plus affamés qui attendent d’elle une réponse conséquente et ferme à leur situation de pauvreté et de faim. Le terme transsocialisation relève beaucoup plus le niveau de compréhension de l’eucharistie en tant que sacrement donné aux hommes et à la société. Et c’est dans cette mesure que l’eucharistie devient effectivement et pleinement eschatologique (transfinalisation).

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3.3 : L’eucharistie et l’eschatologie : la transfinalisation

Le mystère pascal de la mort et de la résurrection demeure le fondement de la foi. En

même temps que la foi nous fait vivre les réalités de la terre, elle nous fait lever la tête vers le ciel. Pas certainement à la manière des disciples à Galilée pris d’émotion devant l’ascension mystérieuse de Jésus, mais dans une position d’espérance eschatologique de rédemption. Les recours aux symboles, les interprétations et les réalités terrestres propres à l’eucharistie rentrent dans une dynamique eschatologique dans laquelle ils s’accomplissent. Le Christ est au centre de tout. Il donne sens à tout. Ainsi le principe d’intelligibilité de ce mystère se trouve à l’intérieur du mystère pascal. Celui-ci est mort et résurrection mais il est aussi parousie. C’est le Christ glorieux, en dehors des limites du temps et de l’espace, et qui vient encore à son Eglise par l’eucharistie aujourd’hui. Le pain et le vin sont ainsi mis en relation avec le terme final : le Christ glorifié. La dimension eschatologique de l’eucharistie, sa transfinalisation, est de rendre l’homme immortel. C’est ce qu’avait confirmé Ignace en nommant l’eucharistie « remède d’immortalité » et aussi « antidote pour ne pas mourir ». Ignace voulait dire par cette définition que le salut authentique est obtenu par l’eucharistie. Les termes transfinalisation, transsignification et transsocialisation que nous venons de relever reflètent l’orientation de la pensée contemporaine et moderne, inspirée de celle de la patristique, et veulent se démarquer de l’usage commun du concept de transsubstantiation. Nous en avons vu les différents aspects et les nouvelles interprétations qu’ils suggèrent à l’esprit moderne qui cherche à comprendre le mystère eucharistique. Avec la pensée moderne qui veut donner un nouveau sens à la pensée scolastique et néo scolastique du sacrement, voire tenter un retour aux origines du sacrement, on peut comprendre que le sens et la finalité d’une réalité propre au jeu de relations inter-personnelles équivalent à ce qu’on pourrait bien appeler une « conversion » d’une très grande profondeur. Mais nous pouvons avouer que cette profondeur n’est pas la profondeur ultime et définitive. Le changement de sens et de finalité qui s’opère désormais dans l’eucharistie, corps et sang du Christ, à partir de la période moderne, aide l’esprit humain et les croyants à aller plus loin dans la pensée et la pratique du sacrement. Quant à nous, notre travail consiste à repérer dans ces changements qui s’opèrent les éléments et des médiations capables de nous faire assimiler et vivre autrement ce sacrement. C’est pourquoi, l’ouverture qui a été faite à partir de cette période contemporaine nous sera d’un apport considérable dans l’approche de ce sacrement.

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La démarche que nous avons suivie jusque-là et dont le centre d’intérêt est l’eucharistie ne peut mieux aboutir que dans la mesure où nous interrogeons à présent le royaume de Dieu en tant que fin de toute chose et manifestation glorieuse du règne de Dieu. L’eucharistie, en effet, don de Dieu et mystère du Christ, ayant une dimension à la fois terrestre et céleste, présente et future, ne peut aussi se comprendre que mise en relation avec le royaume de Dieu en tant que lieu de libération définitive et expression de l’immortalité des hommes. En cela, le concile Vatican II est bien précis qui soutient que « c’est pourquoi le Christ, pour accomplir la volonté du Père, a inauguré sur terre le royaume des cieux et nous a révélé son mystère, et, par son obéissance, a effectué la rédemption… Chaque fois que se célèbre sur l’autel le sacrifice de la croix, par lequel "le Christ, notre pâque, a été immolé" (1 Co 5, 7), s’opère l’œuvre de notre rédemption. » (LG, n° 3)

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