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1. FEDERICO GARCÍA LORCA

1.1. Le théâtre des années 1930 et Federico García Lorca

1.1.2. Le théâtre de Federico García Lorca

À cette tendance pour la rénovation des classiques s’ajoute la difficulté de savoir pour quel type de public les auteurs écrivent. Comme nous l’avons précisé antérieurement, nos dramaturges ont dû faire

11 Isabelle Reck dans son article de 2013 « Théâtre espagnol des XXe et XXIe siècles. Pourquoi encore et toujours

l'auto sacramental ». In Sakae Murakami-Giroux et Isabelle Reck, Pourquoi le théâtre ? Sources et situation

actuelle du théâtre, Paris : Éditions Philippe Picquier, 213-229, explique de quelles manières et sous quelles formes l’auto sacramental a été revisité par les auteurs des XXe et XXIe siècles, ainsi que les raisons pour

lesquelles les dramaturges non seulement du début du siècle antérieur, mais aussi aujourd’hui s’intéressent à ce genre théâtral liturgique.

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face à un grand dilemme, car, malgré leurs efforts, le théâtre commercial s’est imposé sur leur volonté d’innovation. Ainsi, ils ont dû choisir entre faire un théâtre pour le public ou créer un public pour leur théâtre. Federico García Lorca doit lui aussi faire ce choix. Cependant, ses interventions montrent bien qu’il est partagé : il veut pouvoir subvenir à ses besoins et être reconnu du grand public, mais est conscient de la décadence de ce même public qu’il faudrait rééduquer, en quelque sorte12. Dans une

interview concédée à Felipe Morales en 1936, il soutient que son principal objectif se trouve dans ses œuvres injouables (obras irrepresentables) et que pour avoir le droit à un certain respect, il a dû faire d’autres choses. Alors qu’en 1935 dans une interview de Ángel Lázaro, il affirme qu’il s’est consacré à la dramaturgie pour pouvoir être en contact avec la population et qu’il « se abre las venas para los demás » (Martínez López 2010, 42). Ces deux interviews montrent bien les contradictions qui animaient le dramaturge, essayant de se situer à un point intermédiaire entre « la experimentación y el estancamiento » et d’équilibrer la « comunicación popular » et « la libertad creativa » (Martínez López 2010, 44). Ainsi, García Lorca dépasse la dichotomie succès/échec en créant une troisième voie : un théâtre révolutionnaire et communicatif (Martínez López 2010).

Federico García Lorca est conscient des problèmes qui touchent le théâtre. Dans sa Charla sobre

teatro de 1935, il proteste contre la scène mercantiliste et insiste sur le besoin d’en sauver la fonction artistique et éducative. Un théâtre commercial, régi par des motivations qui ne dépassent pas les intérêts purement financiers, est condamné à la plus absolue stérilité. Le public a également joué son rôle dans cette crise de la scène espagnole, car celui-ci ne pouvait tolérer un théâtre de réflexion qui présentait sur scène des valeurs éthiques et sociales différentes aux références idéologiques des destinataires de la haute classe moyenne. Lorca, ainsi que d’autres auteurs de sa génération, va s’opposer à ce public qui adhère aux valeurs véhiculées par le modèle imposé par Benavente, l’objectif étant de briser leur horizon d’attente afin de l’élever sans concessions vers d’autres buts. Selon l’analyse de Gómez Torres, sa quête constante d’un théâtre authentique l’a amené à chercher une relation avec le monde extérieur, relation qui peut se traduire dans certains cas dans son œuvre par l’utilisation des prologues. Le prologue permet de dessiner les contours qui séparent la réalité de la fiction et, par la même, d’étudier les possibilités de façonner le récepteur aux exigences du poète et non l’inverse. Par conséquent, la théorie théâtrale trouve ses fondements dans la nature poétique du drame, ainsi que dans la communication entre auteur et public (Gómez Torres 1995).

Federico García Lorca exprime très clairement sa vision du théâtre, ainsi que son rapport au public dans de nombreuses interviews et conférences, notamment dans une interview pour le journal La

Voz de Madrid du 7 avril 1936 dans laquelle il affirme que :

Tengo un concepto del teatro en cierta forma personal y resistente. El teatro es la poesía que se levanta del libro y se hace humana. Y al hacerse humana, habla y grita, llora y se desespera. El teatro necesita que los personajes que aparezcan en la escena lleven un traje de poesía y al mismo tiempo que se les

12 cf. annexe 1 avec l’ensemble de ses œuvres.

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vean los huesos, la sangre. Han de ser tan humanos, tan horrorosamente trágicos y ligados a la vida y al día con una fuerza tal, que muestren sus traiciones, que se aprecien sus olores y que salga a los labios toda la valentía de sus palabras llenas de amor o de ascos. […] Se escribe en el teatro para el piso principal y se quedan sin satisfacer la parte de butacas y los pisos del paraíso. Escribir para el piso principal es lo más triste del mundo. El público que va a ver cosas queda defraudado. Y el público virgen, el público ingenuo, que es el pueblo, no comprende cómo se le habla de problemas despreciados por él en los patios de vecindad13.

L’importance de la représentation, et par conséquent du rôle du public, est indéniable. Le théâtre n’est pas seulement un simple texte littéraire, mais il s’agit bien d’un « spectacle total », dans lequel le travail du metteur en scène contribue au même titre que celui de l’auteur à la réussite de l’œuvre. Dans le cas de García Lorca, nous pouvons affirmer qu’il endosse les deux rôles, celui de « Lorca dramaturge » et celui de « Lorca metteur en scène », excellant dans les deux domaines grâce au crédit qu’il accorde à la formation. Résumant sa pensée, les trois éléments clés de ce spectacle total, selon Martínez López, sont l’élément plastique, le langage corporel et la musique. L’élément plastique peut se synthétiser par le rythme, la couleur et la scénographie. Quant au langage corporel, Lorca accorde une attention toute particulière à l’harmonie et au rythme de celui-ci, ce qui a pour objectif la revalorisation du corps. En effet, selon ses propres affirmations : « hay que presentar la fiesta del cuerpo desde la punta de los pies, en danza, hasta la punta de los cabellos, todo presidido por la mirada intérprete de lo que va por dentro. […] Hay que revalorizar el cuerpo en el espectáculo » (García-Posada 1979, 119). Enfin, le troisième élément constitutif d’un spectacle total est la musique, car c’est uniquement à travers elle que nous pouvons dire l’indicible. La musique est perçue comme une construction interne, dans le rythme, les mouvements ou le dialogue, et aboutit à la construction d’une œuvre mélodique (Martínez López 2010).

Comme la plupart des dramaturges de sa génération, il était fortement influencé par le théâtre classique espagnol, son empreinte étant présente dans toute sa production dramatique. Même si les thèmes abordés sont contemporains, la caractérisation des personnages reste de facture classique, ainsi que « la textura de sus obras, […] la incursión de la poesía en una prosa siempre poética, […] la aparición de nuevas pequeñas peripecias a lo largo de la acción principal, […] el empeño de hacer sentir lo lírico en cualquier atmósfera » (Paulino Ayuso 2011, 55). De la même manière que l’influence des classiques se ressent dans ses textes, elle se perçoit dans ses mises en scène. Dans celles-ci, il fusionne les spécificités de la scène classique avec celles de la scène moderne, sans perdre de vue la perception des éléments plastiques en accord avec sa vision globale et totale du spectacle, qui se caractérise par la somme des éléments expressifs où la couleur et le visuel jouent un rôle essentiel (Oliva 1995).

Étant conscient de l’importance de la mise en scène dans la réussite d’une œuvre, il y accorde donc toute son attention dès ses débuts. Sa première intervention en tant que metteur en scène date de 1923 avec une représentation de La niña que riega la albahaca y el príncipe preguntón, Los dos

13 La Voz de Madrid, 7 avril 1936.

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habladores, intermède théâtral attribué à Cervantes et El misterio de los Reyes Magos, auto sacramental anonyme du XIIIe siècle, pour la célébration des Rois Mages dans sa maison familiale à Grenade, qui a

joui d’un grand succès. Par la suite, il a participé à la fondation des groupes indépendants Teatro

Cachiporra Andaluz et Títeres de Cachiporra. Onze ans plus tard, il dirige une autre compagnie de marionnettes avec Manuel Fontanals.

L’intérêt qu’il porte à la mise en scène ne se limite pas aux marionnettes, mais s’étend à ses œuvres destinées à des acteurs en chair et en os. Il dirige ses propres œuvres dans le circuit commercial, sans oublier ce qui pour lui constitue le défi du metteur en scène, à savoir adapter le texte dramatique à un moment précis pour un public déterminé. C’est ainsi qu’il a dirigé El maleficio de la mariposa,

Mariana Pineda, La zapatera prodigiosa ou Bodas de sangre, non sans difficultés, car il ne s’agit pas

seulement de diriger les acteurs ou prendre part au décor et à la musique, mais aussi d’ajuster les œuvres au rythme dramatique, ce qui était d’après lui l’objectif primordial de cette tâche. Même quand il n’est pas le metteur en scène de ses œuvres, il participe activement à leur scénographie. Tel est le cas avec

Yerma ou Doña Rosita la soltera o el lenguaje de las flores, dans lesquelles il intervient en conseillant metteurs en scène et acteurs.

Cependant, c’est le travail de Federico García Lorca dans La Barraca qui est le plus représentatif de son activité de metteur en scène. La Barraca est une compagnie de théâtre universitaire fondée et subventionnée par le gouvernement de la Seconde République, dont le but était de faire connaître les classiques espagnols, et plus généralement le théâtre, à l’ensemble de la population. Les acteurs n’étaient pas des professionnels, mais des universitaires qui pendant leur temps libre se consacraient à cette activité. De 1932 à 1936, huit productions ont été montées, dont deux de Lope de Vega, certaines œuvres de Calderón, Tirso de Molina, Cervantes, Juan del Encina ou Lope de Rueda. La nouveauté de cette approche résidait dans un « repertorio original, llevado por actores no profesionales, y de un nuevo lugar para el arte dramático en plazas, pueblos, monumentos y universidades. Junto a eso, la conjunción de las artes (literatura, plástica, música) como marca del momento » (Paulino Ayuso 2011, 40).

Dès 1932, en compagnie d’Eduardo Ugarte, son intervention dans ce théâtre universitaire lui a permis de « poner en práctica sus ideas sobre la renovación teatral, desde la necesidad de buscar una nueva organización que no fuera la empresa privada, hasta la búsqueda de un nuevo público a espaldas de la burguesía dominante » (Dougherty et Vilches de Frutos 1992, 245). Sa présence se fait sentir dans toutes les étapes de la mise en scène des œuvres car il choisit, adapte, dirige la scène et l’interprétation, compose la musique et les chorégraphies. Même si la refonte et la correction des textes n’étaient pas de mise, Lorca se réservait le droit d’enlever des vers ou des scènes qu’il jugeait sans intérêt pour le public actuel. La plupart de ses mises en scène s’adaptent au principe de la simplification, utilisant des conceptions et des textes réduits à l’essentiel. Enfin, il semble essentiel de rappeler son engagement social envers le public, l’objectif pédagogique de cette entreprise lui tenant tout particulièrement à cœur.

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Malgré leurs intentions et au vu du contexte sociopolitique des années 1930, cette initiative a été fortement critiquée et même sabotée à diverses reprises par les forces conservatrices. La Barraca faisait partie d’un mouvement plus large visant à instruire les populations des zones les plus rurales de la péninsule à travers les Misiones Pedagógicas. Quant à ces dernières, elles se composaient du Teatro

del Pueblo et du Retablo de Fantoches, dont certains metteurs en scène étaient des membres de la

Generación del 27, tels que Alejandro Casona ou Rafael Dieste. Les aspirations des Misiones étaient moins ambitieuses que celles de La Barraca. Les œuvres choisies, présentant des situations comiques et cocasses, étaient essentiellement orientées vers une optique de divertissement de la population pendant que celle-ci était initiée au théâtre classique14.

Pour conclure cet aparté sur le travail de Federico García Lorca en tant que metteur en scène, il convient de mentionner sa participation au Club Teatral Anfistora. Ce club trouve ses origines dans un club culturel féminin appelé Asociación Femenina de Cultura Cívica, dans lequel l’une des fondatrices, Pura Maórtua, a mis en place une section théâtrale, le Club Teatral de Cultura, qui s’est convertie en

Club Teatral Anfistora grâce à la collaboration de García Lorca. Le club cherche à faire un teatro de

arte, selon ses propres termes, c’est-à-dire un spectacle d’art destiné à un public réduit et cultivé, afin de protester contre le genre de théâtre en usage. Les collaborations du dramaturge ont débouché sur des mises en scène où un point d’honneur était mis à la conception musicale et picturale de la scène. Finalement, le Club Teatral Anfistora a représenté deux de ses pièces : La zapatera prodigiosa et Don

Perlimplín con Belisa en su jardín. La compagnie avait en sa possession le manuscrit de Así que pasen

cinco años pour pouvoir également la représenter, mais plusieurs circonstances ont empêché l’aboutissement de ce projet15. L’ampleur de son travail de metteur en scène porte à croire qu’il a

contribué à établir les bases de la mise en scène moderne, jouant les rôles de metteur en scène, formateur des nouveaux acteurs, dramaturge et adaptateur critique.