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2. LAILA RIPOLL

2.1. Panorama du théâtre féminin aujourd’hui

2.1.3. Dramaturges postfranquistes

Ainsi à la mort de Franco, en 1975, les femmes ont commencé à exiger leurs droits, droits qui avaient déjà été acquis en partie lors de la IIe République. De nombreux mouvements sont apparus,

réclamant l’égalité professionnelle, la libre association, la liberté sexuelle et bien entendu, la revendication de l’espace public, dont celui qui nous occupe plus particulièrement, l’espace théâtral. Cette conquête ne touchait pas seulement le statut d’actrice, qu’elles possédaient déjà, mais bien le statut d’auteure représentée et publiée au même titre que les hommes. Ainsi, les années 1980 ont donné naissance à la première génération de dramaturges, qui, pour la plupart, écrivaient déjà lors du franquisme et qui luttaient afin de se faire une place dans l’histoire littéraire, non sans difficulté.

Selon les travaux de Patricia O’Connor, les hommes, détenteurs du pouvoir, avaient pour habitude de ne l’utiliser qu’en leur propre bénéfice et reléguaient les femmes à leur rôle traditionnel dans le théâtre, à savoir celui d’actrice. Si une femme voulait atteindre le succès, elle devait obligatoirement écrire une œuvre dont la thématique s’ajustait à l’idéologie des hommes au pouvoir, ce qui n’était pas du goût de bon nombre de dramaturges s’inclinant plutôt à revendiquer leur propre identité. D’autre part, le genre théâtral, contrairement aux autres genres littéraires qui n’ont besoin que d’un lieu intime où écrire et d’une situation économique qui permet à leurs auteurs de subsister, n’est pas seulement « texte », mais est aussi « représentation », ce qui implique un processus de socialisation et peut poser problème aux femmes qui prétendent se consacrer à cet art. L’écriture théâtrale met en jeu d’autres facteurs -la programmation, les acteurs, le public- qui ne dépendent pas exclusivement de l’auteure et qui sont essentiels pour que l’œuvre atteigne sa signification ultime (Borràs Castanyer 1998). Une relation en forme de cercle vicieux s’établit entre écrire et représenter. Outre les difficultés techniques, les femmes ne sont pas présentes sur la scène théâtrale parce qu’elles n’écrivent pas et elles n’écrivent pas parce qu’elles savent qu’il y a peu de chance que leurs pièces soient mises en scène (O’Connor 1984).

L’une des premières difficultés auxquelles les femmes devaient, et doivent encore, se confronter pour pénétrer le monde théâtral était l’acceptation par leurs homologues masculins. Les pionnières ont dû, consciemment ou inconsciemment, adopter les attitudes, les préjugés et le style du groupe dominant. Une fois que l’écrivaine aura réussi à s’infiltrer, elle devra faire face aux compagnies théâtrales et aux agents locaux, afin de vendre son œuvre à des entités dont le seul but est de générer des profits. S’agissant d’un secteur peu progressiste, les dramaturges sont dans l’obligation d’affronter toutes sortes de préjugés, parmi lesquels celui de leur soi-disant incapacité à supporter les pressions qu’implique la représentation d’une œuvre. Une fois cette étape surmontée, la phase suivante est celle de la composition

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théâtrale qui inclut des demandes de changements d’acteurs, de directeurs ou de techniciens par exemple. Ces difficultés, identiques pour les deux sexes, posent un problème supplémentaire pour le genre féminin, élevé dans la modestie et la passivité comme uniques qualités dignes d’une femme. Il s’agit d’une tâche des plus difficiles, mais pas impossible, comme le prouvent les dramaturges de cette génération qui s’en sont sorties brillamment. Si la production de ces auteures a atteint l’ultime étape de la représentation et du succès, force est de constater qu’elles n’apparaissent pas dans les ouvrages d’historiens, qui ont simplement omis de les mentionner. Ainsi, la pression des agents externes contre les femmes dramaturges ne concerne pas seulement les moments antérieurs à la représentation, mais aussi ses moments postérieurs, avec l’attitude néfaste des critiques et d’historiens (O’Connor 1988).

Cette première génération post franquisme prend l’initiative de s’organiser pour contourner les barrières dressées contre les dramaturges. Ainsi, cette décennie voit apparaître, entre autres, la

Asociación de Dramaturgas en 1986 dont le but est de, selon sa présidente, Carmen Resino, « reivindicar sin ningún tipo de tinturas ideológicas ni pancartas feministas, la actividad dramatúrgica femenina y, a través del teatro, contribuir a mejorar la situación de la mujer dentro del contexto social, cuyo sistema se obstina todavía en cerrarle determinados ámbitos de actuación » (O’Connor 1988, 35). Toutes étaient unies par le désir d’être écoutées et entendues, soulignant les problèmes rencontrés pour représenter leur travail dans les mêmes conditions que les hommes. Malgré tout, cette association ne perdura pas dans le temps, due aux différences de point de vue des auteures, car certaines revendiquaient une position féministe plus radicale, tandis que d’autres étaient plus modérées (Serrano García 2004).

La thèse d’Isabel Veiga Barrio portant sur La construcción de las relaciones de género en el

teatro andaluz contemporáneo dresse un panorama des principales dramaturges. Parmi les dramaturges présentes sur la scène théâtrale de cette décennie, nous pouvons mentionner Ana Diosdado, Carmen Resino et Lidia Falcón, toutes présentes pendant le franquisme. Bien que Ana Diosdado servît de modèle pour les futures générations de dramaturges, pendant la période démocratique, elle perdit son rôle de leader concernant la forme et le fond de son théâtre. Même ses plus grands succès non seulement ne montrent pas d’innovation importante, mais reflètent une société où les valeurs et les rôles traditionnels priment, comme avec Los ochenta son nuestros (1988). Diosdado, avec son point de vue plus traditionnel, ferait partie de la première ligne dramaturgique, alors que Lidia Falcón et Carmen Resino, appartenant à la deuxième tendance, occupent une place difficile à définir, éloignée du théâtre commercial. Lidia Falcón, avocate et directrice de la revue Vindicación femenista, a produit des pièces de théâtre, ainsi que des articles, essais et romans, qui se caractérisent par une vision fortement imprégnée de féminisme. Quant à Resino, ses œuvres ont des thématiques plus universelles, comme le manque de communication, la faim, la solitude ou l’égoïsme et s’inscrivent dans la tradition du théâtre de l’absurde, comme dans Personal e instransferible de 1988. La troisième tendance est incarnée par María Manuela Reina, qui choisit des thématiques en rapport avec les hommes, l’histoire et la littérature. Elle fut la première femme lauréate du prix de la Sociedad General de Autores en 1983 avec El

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navegante. Cette pièce ainsi que ses autres productions expriment l’acceptation des valeurs machistes

et par la même, contribuent à la continuité de la domination patriarcale. Concha Romero fait preuve d’un esprit innovateur et rebelle, sous oublier son intérêt pour les personnages et les évènements historiques. Sa vision de la dramaturgie contemple certains aspects de la tendance féministe socialiste- marxiste. Ce courant examine l’oppression que la femme a subie au long de l’histoire et affirme que l’expérience féministe ne peut se comprendre en dehors du contexte historique. Il s’agit d’un théâtre qui prétend redéfinir l’histoire en adoptant une perspective féministe.

Au début de sa carrière, Paloma Pedrero accordait peu d’importance à la vision féminine, comme dans La llamada de Lauren (1984), œuvre sur l’homosexualité masculine. Une fois arrivée à maturité, elle revoit ses priorités professionnelles et insiste sur l’importance de travailler des thèmes dits « masculins » depuis une perspective féminine, afin de donner la parole aux femmes. Elle fait partie, tout comme Pilar Pombo, d’un des courants féministes dominant : la tendance libérale-bourgeoise qui propose l’amélioration de la position des femmes dans la société au travers de réformes législatives. Au niveau théâtral, ses membres ne recherchent pas de nouvelles formes dramatiques, mais utilisent les formes traditionnelles pour établir une nouvelle vision féminine. Leur objectif est d’augmenter la visibilité des femmes dans des postes où elles avaient été absentes jusqu’à présent (administration ou direction), sans altération du pouvoir mis en place. Les personnages héroïques féminins se basent sur les caractéristiques des héros masculins renforçant ainsi les valeurs masculines (Veiga Barrio 2010)49.

Maribel Lázaro et Marisa Ares sont les porte-paroles de la dramaturgie alternative ou expérimentale dans leur rejet des valeurs préétablies. Ares est plutôt antiféministe et ne montre pas de prédilection pour l’humour. Cependant, le sexe et la violence gratuite sont très présents dans ses œuvres, alors que Lázaro, qui rejette la vision masculine et machiste, donne un rôle de premier plan aux femmes et utilise l’humour. Pour terminer ce panorama des dramaturges de l’époque démocratique, nous pouvons mentionner également Yolanda García Serrano (O’Connor 1988) et conclure en ajoutant que Después de 1939, las dramaturgas profesionales han evolucionado desde la perpetuación del etos patriarcal, pasando luego a la reivindicación del derecho a participar en el discurso teatral como uno más, para finalmente dar un paso atrás y mirar el teatro y el mundo con “nuevos” ojos que empiezan a ver libremente y desde una perspectiva más auténtica50.

Pour atteindre cette perspective plus authentique, les femmes dramaturges se sont penchées sur le théâtre historique, mais en lui apportant une vision particulière. Ainsi, ce genre théâtral, accusant la présence de motifs mythologiques, commença à être présent dans les écrits dramaturgiques durant le franquisme, puis connut un développement important après la mort de Franco et continue à être

49 Isabel Veiga Barrio dans sa thèse de 2010 intitulée La construcción de las relaciones de género en el teatro andaluz contemporáneo. Grenade : Universidad de Granada offre un résumé des courants féministes, parmi lesquels dominent trois tendances dans le théâtre : la tendance libérale-bourgeoise, la tendance radicale- culturelle et celle socialiste-marxiste.

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d’actualité dans les œuvres des auteures actuelles. Étant donné l’ampleur de cette tendance, une brève description de ses principales caractéristiques s’impose.

Cette génération se caractérise par la révision des anciens mythes, dans lesquels elles n’idéalisent pas le personnage féminin, provoquant une rupture avec les images mythiques perpétuées par la société patriarcale. Il s’agit d’un théâtre critique, contre l’histoire hégémonique, qui prend le contre-pied du théâtre écrit par les hommes, où la femme est dotée des traits traditionnels. Les péchés sont, quant à eux, revisités et présentés au public à travers une vision féministe, dans laquelle la femme possède une identité propre. Nous le savons bien, la femme est, depuis toujours, assimilée au péché et par conséquent, mise de côté dans tout ce qui concerne les actes religieux transcendants. En effet, « la doctrina monoteísta condena a la mujer a un estado de inferioridad frente a la supuesta superioridad masculina, a raíz de la culpa achacada a Eva por “el pecado original” » (Zaza 2007, 18). Ainsi, les mythes les plus anciens la considéraient déjà comme inférieure à l’homme. Elle est l’incarnation du péché, son propre corps étant le péché.

La dramaturgie féminine est peuplée de stéréotypes féminins que les auteures ont adoptés, imités ou clairement rejetés. Outre Ève, nous pouvons trouver Lilith ou Pandore, ainsi que des femmes meurtrières (Médée), réduites au silence (Philomène, Méduse), malfaisantes, telles que les sorcières, vampiresses, courtisanes, femmes fatales ou des femmes indépendantes à la sexualité ambiguë, qui ne sont pas soumises au bon vouloir des hommes. De l’autre côté, nous sommes face à des femmes qui se caractérisent par leur bonté et soumission. Ici, nous pouvons nommer la Vierge Marie, Pénélope ou les « ángeles del hogar » (Rodríguez Gago 2009). Ce sont ces mythes que les dramaturges vont tenter de réécrire pour en donner une vision plus actuelle et contemporaine.

Un autre aspect auquel s’intéressent les auteures est la réécriture de biographies, étant donné que les femmes, même si elles y ont joué un rôle essentiel, ont toujours été exclues de l’Histoire officielle. Il s’agit de leur rendre la place qui leur a été volée au fil des siècles. Force est de constater que ces femmes, au profil atypique, ont dû renoncer à une partie de leur féminité pour conquérir ce monde destiné aux hommes (Zaza 2007). La société patriarcale a imposé et impose encore son modèle à la femme. Si elle veut se démarquer, elle doit adopter les comportements masculins. Ainsi, elles mettent en scène des anti-héroïnes, des personnages confrontés au système, pour les convertir en symboles de la liberté individuelle face au pouvoir factuel. Ces attitudes masculines se retrouvent non seulement dans l’Histoire des femmes et dans les pièces de théâtre des années 1980, mais aussi chez les femmes de pouvoir et les œuvres actuelles, montrant que même si la société a évolué, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir si l’on veut atteindre l’égalité homme/femme. Les dramaturges, à travers ces héroïnes, reflètent leurs propres préoccupations liées à la recherche de leur place dans le monde et ainsi, pouvoir défendre leur condition de femmes libres face à l’imposition du patriarcat (Serrano 2008).

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Cette volonté de promouvoir l’égalité entre hommes et femmes, aussi bien dans le choix d’une profession destinée traditionnellement aux hommes, que dans le choix des thématiques de leurs œuvres, montrant leur désir d’équilibrer les rôles, n’a pas reçu la réception escomptée. Les critiques (la plupart d’entre eux étant des hommes), les auteurs masculins ainsi que le public n’ont pas toujours vu d’un bon œil cette nouvelle dramaturgie féminine.