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2. LAILA RIPOLL

2.2. Laila Ripoll et son rapport au théâtre

2.2.2. L’humour et le grotesque

Après avoir tracé les grandes lignes de la dramaturgie espagnole féminine au cours du XXe

siècle, nous pouvons en déduire que l’égalité entre hommes et femmes est loin d’être à notre portée. L’androcentrisme dans lequel nous vivons ne nous fournit pas les éléments nécessaires pour interpréter correctement la production féminine, influencée par les préjugés culturels dominants. Pour preuve, la timide incursion des auteures dans le monde de l’humour. L’étude de Virginia Imaz démontre que l’humour est, majoritairement l’apanage des hommes, car selon les stéréotypes en vigueur : la femme n’a pas d’humour. Elle est la cible des blagues et boutades qui concernent aussi bien la sexualité que la condition féminine. Cette dernière doit se contenter de rire au moment opportun pour s’intégrer dans la communauté. L’éducation et le processus de socialisation propre aux femmes leur ont appris à être responsables, séduisantes et à remplir leur devoir maternel. Une femme doit être discrète, bien élevée, faire preuve de classe, d’élégance et de sensualité, qualités que l’on pourrait considérer contraires à celle que requiert l’usage de l’humour (Imaz 1998).

64 Ripoll, L. (2010). Miedo, censura y morosidad. ADE teatro : Revista de la Asociación de Directores de Escena

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Cependant, cette image de la femme est en cours de transformation. Nombre d’entre elles assument des rôles traditionnellement masculins, n’hésitant pas à jouer la carte de l’humour, comme en témoigne l’augmentation d’humoristes féminines par exemple. Il en est de même dans le domaine théâtral, où jusqu’aux années 1980, l’usage de l’humour était réservé aux hommes, non seulement à cause de la nature féminine comme nous venons de le voir, mais aussi à cause de la difficulté d’accès pour les femmes à la dramaturgie. Ainsi, il a fallu attendre la transition démocratique pour voir chez certaines auteures, telles que Lidia Falcón ou Carmen Resino, quelques exemples d’humour et de grotesque dans les productions féminines.

Laila Ripoll mise également sur cet humour pour transmettre son message. Malgré les débats concernant la tendance misogyne des auteurs tels que Quevedo ou Valle-Inclán mis en avant par la critique, Ripoll suit leurs pas, en s’inscrivant dans la tradition espagnole de l’humour noir et du grotesque. Selon elle, l’humour des hispanophones tourne autour des notions d’absurde et de mort. En effet,

Nuestra risa es la risa negra, desdentada y bufa de las pinturas de Goya : la sonrisa de los viejos que sorben sopa, la mueca grotesca de las brujas en el Aquelarre, la carcajada obscena de los mirones del onanista, el gesto a través de la bruja que sopla por el ojete de un niño. […] Es una risa fea, que huele más mal que bien, pero es lo que hay65.

L’ensemble de sa production artistique est indéniablement marqué par ses traits d’humour et de grotesque. Ses œuvres, ainsi que celles de bon nombre de ses contemporaines, révèlent un fort attachement à l’humour, car c’est à travers lui qu’elle peut transmettre toute la barbarie dont la population a souffert au cours de l’Histoire. En effet, selon ses dires « hablar de todo este espanto sin usar el humor no hay quien lo aguante, es una cosa difícilmente soportable » (Ripoll 2011, 30). Elle mêle tragédie et humour pour dénoncer les maux dont souffre la société. Isabelle Reck dans son article sur « El teatro grotesco de Laila Ripoll » réitère ses propos, affirmant que « la estética del grotesco es la vía privilegiada por ese teatro de denuncia y reivindicación, y las autoras echan mano de todos los recursos que brinda para hacer un teatro capaz de ofrecer una visión distanciada del mundo trágico » (Reck 2012, 58) et nous offre une analyse complète du grotesque chez Laila Ripoll. Ainsi, selon Reck, l’esthétique grotesque suit trois catégories principales.

La première catégorie est celle de la caricature et de la satire mordantes avec des éléments grotesques. Les œuvres ont pour thématique la situation actuelle de la femme dans tous les domaines : violence et éducation machistes, marginalité dans la politique, la culture ou le travail, comme en témoigne la pièce de Ripoll Unos cuantos piquetitos. Plus généralement, ces œuvres traitent de différents types de marginalisations, de corruptions et de violences, qui sont retransmises quotidiennement par les

65 Ripoll, L. (2016). « De qué se ríe el español ». In Philippe Merlo-Morat, Las emociones en la creación artística contemporánea española, Saint-Étienne : Le Grimh, 373.

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moyens de communication et qui soulignent le grotesque, l’absurde et le cynisme de notre société. Un

hueso de polloentre dans cette catégorie et s’inscrit dans le teatro del monstruo humano.

La deuxième catégorie se rapproche des formes grotesques scatologiques du corps. Il s’agit des jeux sadomasochistes avec le corps, se situant entre la performance esthétique et la dislocation grotesque du corps nu, mutilé, en tant que champ de bataille d’une lutte existentielle, politique, sociale et culturelle. Cependant, Laila Ripoll n’entre pas dans cette catégorie, car aucune de ses œuvres n’utilise cette esthétique.

La troisième catégorie concerne la farce ou la tragicomédie grotesque, héritière de l’esperpento de Valle-Inclán et des monstres agonisants, assoiffés de pouvoir, du théâtre rituel grotesque néobaroque de la dernière décennie du franquisme. Parmi les auteures actuelles, Ripoll est la principale représentante avec Atra bilis (cuando estemos más tranquilas…) ou Santa Perpetua. Ces œuvres tentent de montrer

le côté le plus obscur de l’histoire de l’Espagne du XXe siècle (Reck 2012).

Son théâtre pénètre dans le grotesque de la tradition espagnole, dans l’esperpento et dans un univers personnel d’espaces claustrophobiques. La Trilogía de la Memoria joue la carte du grotesque, révélant le passé pour montrer le côté le plus sinistre de ceux qui se cachent derrière un masque de respectabilité. Afin de rendre plus tangible la distance entre être et paraître, Ripoll a choisi de travestir les acteurs, recréant par des formes grotesques la réalité espagnole, et ainsi de montrer la distance qui sépare cette réalité du discours officiel.

Atra bilis (cuando estemos más tranquilas…) en est un exemple. Cette œuvre mélange le lyrisme

du théâtre rituel et la tradition grotesque pour créer une farce d’humour noir grotesque, où la douleur et le rire sont savamment mélangés. Le rire est provoqué par la sagacité des dialogues et le jeu des acteurs masculins, que l’on peut qualifier d’esperpéntico, habillés en femmes. Les éléments culturels, folkloriques et religieux jouent aussi un rôle prépondérant dans cette reconstruction grotesque de la réalité. Mais peu à peu, le spectateur se rend compte que le grotesque n’est qu’un moyen de nous faire percevoir la réalité, à travers un miroir déformant, et de nous inciter à réfléchir, affirme Ladra (Ladra 2014). Il s’agit d’une farce grotesque qui, tout comme Santa Perpetua, « combina […] elementos del grotesco carnavalesco y del grotesco demoniaco y espectral para crear monstruos “pintorescamente” esperpénticos, pero tan perversos como los del “teatro del horror” » (Reck 2012, 61).

Ces « monstruos “pintorescamente” esperpénticos » se retrouvent dans Santa Perpetua, œuvre dans laquelle Zoilo est le seul personnage que l’on peut qualifier de « normal ». Il est face à cette famille grotesque, où les deux frères jouent le rôle d’un binôme comique afin d’atténuer l’horreur de ce qui est raconté. Dans cette pièce, le grotesque culmine avec la scène dans laquelle Zoilo, pour récupérer son vélo, doit accepter de se faire prendre en photo avec Perpetua comme de jeunes mariés. Cette scène « podría figurar en una antología del teatro español grotesco por la fuerza corrosiva de la imagen que

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compone » (Pérez-Rasilla 2013, 82). Ici encore, la brutalité des faits contraste avec le traitement grotesque de la pièce.

Dans Los niños perdidos, les monstres sont aussi présents, incarnés dans l’image de la religieuse qui maltraite constamment les enfants. Son personnage est joué par l’un d’entre eux, montrant toute l’horreur qu’ils ont subie. Grâce à leurs jeux de rôles et leurs traits d’esprit, Ripoll fait passer son message à travers ces moments humoristiques. À la fin de la pièce, nous apprenons que la nonne ainsi que les enfants, à l’exception de Tuso, ne sont que des spectres, fantômes du passé qui hantent le présent de ce dernier. Ce recours au surnaturel est très utilisé dans sa production (Los niños perdidos, Víctor

Bevch. Blanco, Europeo, Varón, Católico y Heterosexual, La frontera, Atra bilis (cuanto estemos más tranquilas…), Santa Perpetua) et fait partie de son esthétique grotesque, de même que les corps

sexuellement indéterminés, déformés ou les clones, avec la multiplication des frères et sœurs.

Le grotesque est la seule esthétique capable d’offrir la distance nécessaire pour aborder directement l’insoutenable, l’indicible sans tomber dans le sentimentalisme ou le pathétisme pour sauvegarder ce théâtre de dénonciation. Que nos quiten lo bailao alterne des scènes de sentimentalisme avec d’autres absurdement grotesques, quand Marcial et Ignacio jouent avec l’urne funéraire avant de découvrir de quoi il s’agit. Situation grotesque somme toute, même si l'on ne peut pas qualifier cette œuvre de grotesque à proprement parler, affirme Isabelle Reck (Reck 2012).

De la même manière, les pièces s’intéressant aux problèmes de la femme, même si elles contiennent des éléments grotesques, ne peuvent entrer pleinement dans cette catégorie. El día más feliz

de nuestra vida, tout comme Los niños perdidos, introduisent la thématique de l’éducation religieuse sous le franquisme à travers le discours crédule et naïf des enfants, pour dénoncer le grotesque de ce discours religieux. Dans le cas de Unos cuantos piquetitos, nous nous trouvons face à une caricature mordante pour dénoncer la violence machiste.

L’autodérision et l’humour sont utilisés comme mécanisme de défense dans Pronovias, où deux femmes mutilées tentent d’acheter une robe de mariage. Elles utilisent l’humour pour se référer à leur situation, ce qui embarrasse la vendeuse tout comme le spectateur qui rient, mais grotesquement, ne sachant comment réagir face à une telle situation. Ces deux femmes sont conscientes de leur condition tragicomique, ce qui ne les empêche pas de défier les conventions pour réclamer ce qui leur est dû. L’humour souligne le fait qu’il ne suffit pas d’agir normalement pour combattre ce qui ne l’est pas. Cependant, le rire réussit à remplir son rôle de fonction cathartique sur la société. Le rire est aussi présent dans le personnage de Frida Kahlo, dans El árbol de la esperanza, où le personnage est animalisé. Tout dans la pièce est excessif et hyperbolique. Il y a un contraste évident entre la situation décrite, l’ironie et le sarcasme dont le personnage fait preuve envers elle-même. L’humour noir permet de rendre compte de la force de cette femme face à sa mort imminente.

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Le spectateur ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il y a de comique dans ces pièces, étant donné le caractère tragique des situations. Pour Laila Ripoll, la réponse est simple : « Es cuando la risa se hiela y se convierte en mueca, cuando sin que nos hayamos dado cuenta, hemos dejado de ser invulnerables, nos hemos convertido en un inmenso talón de pasta flora, en monigotes a merced de la emoción y el palo » (Ripoll 2016, 373).

La ciudad sitiada souligne le décalage entre la réalité insoutenable et l’indifférence avec laquelle

les personnages la perçoivent. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner la scène ou deux hommes débattent sur la possibilité de manger ou non le cadavre d’un bébé, à cause de son état avancé de décomposition. Ici, nous pouvons voir clairement comment le traitement grotesque de la scène nous aide à supporter le monde tragique que l’auteure représente. Ainsi, toutes les ressources dramaturgiques du grotesque sont utilisées dans ses œuvres, comme dans Un hueso de pollo, quand le spectateur se rend compte de la dramatique réalité à laquelle Ripoll fait référence : l’horreur la plus absolue et insoutenable des camps de concentration, provoquant un décalage entre le langage utilisé et la réalité évoquée. Elle dépeint ainsi un monde dévasté par la brutalité et l’animosité humaine.

La musique est un élément primordial dans toute la production théâtrale de Laila Ripoll et dans le théâtre en général, c’est pourquoi son rôle a été étudié à plusieurs reprises, notamment par Cristina Oñoro Otero. Elle peut avoir une double fonction. La musique peut être au service du drame pour accentuer le pathos, se mettant au service de la catharsis. Ainsi, elle accompagne, accentue et souligne l’action dramatique. Elle peut être aussi utilisée comme contrepoint ou interruption de l’action (Oñoro Otero 2016). Dans El triángulo azul, sa présence est récurrente tout au long du spectacle. Tout comme dans d’autres pièces, elle sert à la construction d’un monde parallèle fantasmagorique. Les sons viennent du passé, harcèlent la conscience des vivants ou annoncent une catastrophe.

Dans El triángulo azul, de nombreux numéros musicaux interrompent le déroulement de l’action par l’intermédiaire de la Revista Musical. Les différents numéros sont présentés comme un « cabaret grotesco de habaneras, chotis, pasodobles y otras canciones llenas de humor negro que tratan sobre temas tan espeluznantes como el crematorio, el distintivo del triángulo azul, la cantera, la supremacía de la raza aria, la alambrada electrificada… » (Oñoro Otero 2016, 241). Les nazis obligeaient les prisonniers à jouer et à chanter, utilisant la musique comme instrument de domination. Cependant, les républicains espagnols utilisaient cette arme en leur faveur, en faisant de la Revista Musical une stratégie de survie. Ripoll leur rend hommage en utilisant la musique pour la construction de la mémoire collective66. Les chansons populaires, au service de l’esthétique grotesque, contrastent avec la musique

66Maurice Halbwachs, considéré comme l’initiateur de la sociologie des mémoires, est le premier à avoir fait

référence à la « mémoire collective » dans Cadres sociaux de la mémoire (1925) et La Mémoire collective (1950). Son but était de démontrer que chaque société et plus spécifiquement, chaque groupe organisé, est capable de créer une mémoire qui lui est propre. La mémoire collective permet de mieux nous souvenir, car

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classique, considérée comme el « arte elevado » et admirée par les nazis. Cette musique grotesque « sirve para marcar, para poner de relieve hasta dónde puede llegar la barbarie, la miseria humana, la capacidad del hombre para perjudicar tanto físicamente como moralmente y espiritualmente, a otros hombres, hasta quitarles la identidad y la dignidad humana » (Trecca 2016, 254). Cette esthétique a également pour objectif de dresser un portrait esperpéntico des figures de pouvoir, auteurs de la violence. Ce traitement permet de compenser la cruauté scénique, produisant un effet humoristique, mais sans passer outre l’horreur des actions commises. La dramaturge réitère le recours au cabaret grotesque dans Cáscaras vacías67. À travers plusieurs histoires entrecroisées, cette œuvre s’intéresse à

l’« Opération T4 » nazi, programme d’euthanasie qui éliminait les personnes atteintes d’un quelconque handicap. L’utilisation du cabaret ainsi que le recours au grotesque donnent à cette pièce un aspect sombre et macabre, qui transporte le spectateur dans un monde douloureux et cauchemardesque.

Une fois encore Laila Ripoll joue avec l’humour et le grotesque pour nous confronter à la barbarie, en instaurant la distance nécessaire pour que nous puissions la supporter. En effet, « frente a una realidad insoportable y difícilmente representable en las tablas de un teatro, se trata de darle una apariencia aceptable y asimilable para el espectador » (Rodríguez 2015, 259). L’humour et le grotesque, grâce aux divers recours stylistiques, sont deux puissantes armes pour dénoncer les atrocités commises au cours des siècles sur la population. Le rôle de l’humour est essentiel pour la société, en effet selon ses propres mots, « necesitamos volver a reír a mandíbula batiente porque es nuestra arma, sin la risa la cultura española se desvanece » (Ripoll 2016, 374).