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2. LAILA RIPOLL

2.3. Le devoir de mémoire

2.3.2. Le devoir de mémoire chez Laila Ripoll

En tant que femme et plus généralement en tant que dramaturge, la plupart des œuvres de Laila Ripoll ont pour thématique principale le devoir de mémoire. Comme nous l’avons vu, pour elle la guerre civile et ses conséquences sont encore présentes dans la société et pour ne pas répéter ce passé, nous avons l’obligation de nous en rappeler. Ce cheminement vers la récupération de la mémoire historique n’est pas récent. Il débuta dans les années 1990 avec le développement des moyens de communication, les études historiques et le changement générationnel pour aboutir en 2007 à la Ley de Memoria

Histórica74, qui mit en place des mesures pour tous ceux qui subirent des persécutions ou d’autres types

de représailles, tant physiques que psychologiques (Avilés Diz 2012). L’objectif ultime de cette loi est de « contribuir a cerrar heridas todavía abiertas en los españoles y a dar satisfacción a los ciudadanos que sufrieron, directamente o en la persona de sus familiares, las consecuencias de la tragedia de la Guerra Civil o de la represión de la Dictadura » (BOE, no310 2007, 53411).

L’intérêt relativement récent pour la récupération de la mémoire s’explique par la transmission transgénérationnelle du traumatisme, qui n’a pas pu être résolu lors des générations précédentes à cause du « pacte de silence ». Ce sont les petits-enfants qui réclament la mémoire, la dignité et la justice pour leurs grands-parents et ouvrent le débat dans la société espagnole, comme c’est le cas avec Laila Ripoll. En effet, il est important de mettre en valeur que la Ley de Memoria Histórica n’a pas pour but d’implanter une « mémoire collective » à proprement parler, mais de

Reparar a las víctimas, consagrar y proteger, con el máximo vigor normativo, el derecho a la memoria personal y familiar como expresión de plena ciudadanía democrática, fomentar los valores constitucionales y promover el conocimiento y la reflexión sobre nuestro pasado, para evitar que se repitan situaciones de intolerancia y violación de derechos humanos como las entonces vividas75.

Contrairement à la loi, Laila Ripoll contribue à l’instauration d’une mémoire collective basée sur la mémoire individuelle des personnages anonymes auxquels elle donne la parole. Si l’ensemble de sa production dramatique fait allusion à la thématique de la mémoire plus ou moins explicitement, nous

74 La loi « por la que se reconocen y amplían derechos y se establecen medidas en favor de quienes padecieron

persecución o violencia durante la guerra civil y la dictadura » (BOE, no310 2007) appelée plus communément Ley de la Memoria Histórica est un concept complexe où se croisent l’histoire publique et privée, la mémoire individuelle et collective.

75 Ley 52/2007, de 26 de diciembre, por la que se reconocen y amplían derechos y se establecen medidas en favor

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allons seulement faire référence ici aux œuvres dans lesquelles le devoir de mémoire est le thème principal.

Los niños perdidoss’inscrit dans ce mouvement et lutte contre le « pacte de silence » instauré

lors de la démocratie, en donnant la parole aux enfants oubliés du franquisme. L’ensemble de l’action se déroule dans un grenier, choix qui n’est pas anodin. Le grenier transmet l’idée de quelque chose d’inutile, d’oublié, comme ces enfants arrachés à leurs parents. Il se présente comme un « lieu de mémoire », selon le terme de Pierre Nora, c’est-à-dire comme la « construcción de un espacio físico que sirve para provocar de alguna manera la recuperación de esa memoria social y su presencia en la mente del espectador » (Avilés Diz 2012, 245‑46).

Le comportement des enfants est le clair exemple d’un esprit dissocié, incapable d’assimiler sa propre réalité, symptôme d’une blessure encore ouverte. De plus, les jeux de rôles des enfants ont une double fonction. D’abord, ils permettent d’informer le spectateur sur cette réalité, les faits et les noms historiques liés aux expropriations. Puis, ils provoquent un choc chez le spectateur, car la présentation des atrocités commises par le régime est encore plus terrible quand elle se fait de la bouche des propres victimes, et qui plus est, par des enfants (Souto 2014). Les voix et le bruit des bombardements, voix provenant du passé des enfants, constituent un point d’inflexion dans l’œuvre. Ils caractérisent le passage d’un monde passé, qu’il est nécessaire d’oublier, à un monde marqué par les traumatismes et défini par le besoin de se souvenir. Ce ne sera qu’à la fin de l’œuvre, quand les enfants prennent conscience de leur propre mort, qu’ils pourront accepter leur passé et ainsi mettre un point final à la dictature de la peur.

Le spectateur s’identifie facilement aux personnages représentés sur scène et peut ainsi entamer un dialogue avec l’histoire, affirme Avilés Diz. En effet, l’auteure introduit des référents historiques, comme la Sección Femenina, et des éléments culturels, comme les chansons ou les personnages qui font partie de l’imaginaire enfantin encore récent du spectateur. Ainsi, non seulement le spectateur peut s’identifier aux personnages et à la situation, mais aussi se refléter en eux, car soit il a vécu lui-même ces évènements, soit il connaît quelqu’un dans son entourage qui les a vécus (Avilés Diz 2012).

L’acceptation de la mort des enfants se fait par l’intermédiaire de fantômes pour Tuso, ce qui met en évidence le fait que le passé fait partie de notre être et qu’il faut l’accepter pour pouvoir avancer. En effet,

La valentía de Tuso para confrontar el ayer y su responsabilidad en él simboliza el proceder que Ripoll cree que debe emprender el país entero con respecto a la memoria histórica de la Guerra Civil, de modo

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que sus conciudadanos puedan desprenderse de los fantasmas del pasado y avanzar hacia un futuro mejor76.

Dans cette pièce, ainsi que dans de nombreuses autres, Ripoll utilise les morts-vivants, les fantômes ou les spectres, dans le but de faire cohabiter le présent et le passé dans des lieux ou des objets symboliques. Ces visions fantasmagoriques offrent une « imagen bastante teatral del proceso fluido por el que la memoria de un trauma colectivo, olvidado o tergiversado […] se cuela y participa en el tiempo presente » (Guzmán 2012, 1). Les fantômes sont la métaphore et la personnification de la mémoire, ils rappellent l’obligation que nous avons de nous souvenir. Ce sont les propres vivants qui font appel à ces apparitions de l’au-delà. Les fantômes les guident dans la recherche de leur mémoire personnelle, familiale et collective, pour reconstruire les liens identitaires qui ont été détruits.

Les morts-vivants jouent un rôle de premier ordre dans La frontera, où le fantôme du grand- père est porté par le petit-fils qui veut traverser la frontière mexicaine pour atteindre les États-Unis. La pièce met en relation l’immigration du monde actuel avec celles du passé. Le grand-père représente le passé familial. Lui-même a dû laisser son pays natal pour émigrer suite à la guerre civile espagnole et prévient son petit-fils des conséquences de l’exil. Le petit-fils, en transportant son grand-père, porte le poids de la mémoire familiale et fait écho au conflit intergénérationnel entre le désir de progrès et les valeurs du passé. Le grand-père tente de lui faire comprendre l’importance de ses racines, de ses origines, de la perte identitaire que comportent l’adaptation et l’intégration à un nouvel environnement, à travers l’écho de la mémoire intime, familiale, qui renvoie à l’identité collective. C’est la théorie de la « post mémoire » de Marianne Hirsch (Hirsch 1997) qui affirme que les générations postérieures à celles qui ont vécu un traumatisme « lo “recuerda[n]” a través de reminiscencias transmitidas, tan profunda y afectivamente, por medio de historias, imágenes y comportamientos, que parecen constituir memorias por derecho propio » (Guzmán 2012, 1). Finalement, le jeune réussit à se détacher de la post mémoire, mais il garde la clé de la maison en Espagne que son grand-père lui a donnée. Il est donc impossible de renoncer complètement à la mémoire sociale, il faut la connaître et la comprendre pour prétendre à une vie meilleure.

L’exil, lié à la mémoire historique et collective, est un sujet qui touche de près notre auteure. Comme nous l'avons commenté, Ripoll fait partie de la génération de petits-enfants d’exilés. Elle y fait fréquemment référence dans ses articles, spécialement dans « Estos días azules y este sol de la infancia »77, dans lequel elle rend hommage aux exilés qui ont dû abandonner leur pays, si cher à leurs

76 Guzmán, A. (2012). Los muertos vivientes de la Guerra Civil en cinco obras de Laila Ripoll : La frontera, Que

nos quiten lo bailao, Convoy de los 927, Los niños perdidos, y Santa Perpetua. Don Galán. Revista de

Investigación Teatral, 2, 3.

77 Ripoll, L. (2009). Estos días azules y este sol de la infancia. El teatro de papel, nº10, 2009, article dont le thème

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yeux, et apprendre à vivre dans une autre culture, loin de leurs racines. C’est également le thème de Que

nos quiten lo bailao, qui peut se résumer, selon les propos d’Alison Guzmán, ainsi : cette œuvre Entreteje la perspectiva de los niños de la tercera generación de republicanos exiliados, esta vez en Marruecos, con varias escenas cortas en las que estelas de exilios distintos dejan rastros, a modo de palimpsesto, en un batiburrillo de sonidos, frases, objetos e imágenes que se alternan y se funden en el tiempo y el espacio para producir una representación visual de la memoria histórica mundial del exilio78.

La musique, la danse, l’expression corporelle créent un spectacle dynamique et sentimental qui a pour objectif d’établir une connexion émotionnelle avec la conscience et l’imaginaire collectif du public. Ici aussi, nous avons affaire à un mort-vivant : le défunt mari de la grand-mère, Ámparo, avec lequel elle entretient une conversation-monologue, remplissant ainsi sa fonction de refuge de la mémoire individuelle au service de la mémoire collective.

Dans Santa Perpetua, même s’il n’y a pas d’apparition de mort-vivant, les spectres hantent la scène. Ces spectres, ainsi que la musique de la radio et que Perpetua ne peut supporter, sont les ombres qui rongent la conscience de cette dernière et apparaissent dans ses visions. Elles servent d’intermédiaire pour nous faire part de la mémoire historique. La thématique centrale tourne autour de la restauration de la dignité des victimes du franquisme et de l’exhumation des membres de la famille disparus ou fusillés pendant le conflit. Le message est clair : tant que les fosses communes ne seront pas ouvertes, la guerre civile ne sera pas terminée. C’est le même message que veut véhiculer la pièce Un hueso de

pollo, où grâce à l’humour Ripoll nous transmet l’atrocité des guerres, ses morts et ses fosses communes.

Le récit de Perpetua nous montre que le présent est inévitablement habité par le passé, un passé qui exige qu’on se souvienne de lui, malgré la négation de Perpetua à l’admettre. Dans une volonté de réparation des humiliations faites aux victimes, Laila Ripoll arrache ces voix, condamnées au silence, de l’oubli et met sur le devant de la scène la querelle entre « quienes tratan de reivindicarse, de que se les reconozca su dignidad y de mostrarse dignos ante sí mismos. Y quienes lo impiden mediante la barbarie y la violencia, el confinamiento, el miedo, la negación y el silencio » (Pérez-Rasilla 2013, 84).

Pour en revenir au thème de l’exil, nous pouvons nous référer à une dernière œuvre, El convoy

de los 927. La tragédie se divise en deux temps. Ángel, le narrateur, mêle des scènes d’introspections

familiales, lors de l’horrible voyage de sa famille dans le convoi, avec des données historiques concrètes sur les agissements du gouvernement français de Pétain et la responsabilité du régime franquiste. Ses fantômes surgis du passé proviennent directement de sa mémoire, rendant hommage à la mémoire de tous les exilés, tout en soulignant le besoin d’intégrer ses propres expériences dans la conscience collective.

L’influence de la guerre civile espagnole et de celle du Salvador est indéniable dans La ciudad

sitiada, première pièce de théâtre écrite par Laila Ripoll. Cependant, les personnages sont anonymes,

78 Guzmán, A., op. cit., 1.

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les lieux et le temps symboliques, ce qui lui permet de traiter avec une plus grande liberté le thème de la guerre et ainsi d’universaliser son plaidoyer contre la violence. El triángulo azul suit cette même lignée, même si les lieux et les personnages perdent leur anonymat. Donde el bosque se espesa, œuvre écrite en collaboration avec Mariano Llorente, tout comme El triángulo azul, s’inscrit dans le projet européen Unsettling Remembering and Social Cohesion in Transnational Europe (UNREST)79 qui

aborde le sujet épineux de la mémoire historique en Europe. La pièce met en scène l’histoire de deux femmes, mère et fille, qui partent à la recherche de leur identité à travers un voyage en Europe, notamment en Espagne, en Pologne et en ex-Yougoslavie (Bosnie-Herzégovine). L’exil, les déportations, les camps de concentration, les viols, les disparitions sont les thèmes abordés. À travers le périple de ces deux femmes qui représentent, selon les propos de l’acteur Antonio Sarrió, les gardiennes et les victimes de la mémoire (Díaz Sande 2018), nous assistons à la reconstruction de leur mémoire individuelle et, par extension, de la mémoire collective. Une fois encore, les histoires individuelles sont mises au service de la mémoire collective pour réécrire l’histoire, en prenant en compte le vécu des populations soumises au silence pour le soi-disant bien de la nation.

Dans toute sa production, Laila Ripoll mêle des faits historiques et documentés avec les histoires personnelles, individuelles dans le but de construire la mémoire collective. Par conséquent, celle-ci n’est pas figée, elle se compose de toutes les voix des vaincus, plurielles et différentes, pour obliger le spectateur à se pencher sur ses propres traumatismes et ainsi pouvoir soigner les blessures du passé par la catharsis collective. Ainsi, Laila Ripoll a su s’imposer dans un domaine majoritairement dominé par les hommes. À travers l’utilisation de l’humour et du grotesque, elle donne la parole à toutes ces femmes oubliées par la société afin de leur rendre la place qui leur est due.

Cette partie nous a permis de dresser un panorama aussi bien des deux dramaturges qui nous intéressent que des périodes concernées. García Lorca a su mettre à profit son extrême sensibilité ainsi que ses préférences personnelles au service de la femme. De cette manière, il offre au public et à la société un portrait de la femme avec ses peines, ses doutes, ses combats et ses espoirs, lors d’une période dans laquelle sa place était subordonnée à la volonté de l’homme. Laila Ripoll, quant à elle, fait partie d’une autre génération, génération postérieure au conflit et à la dictature, qui a dû reconstruire le pays et sa propre identité. C’est la raison pour laquelle la thématique du devoir de mémoire deviendra récurrente dans toute sa production, de même que celle de la condition de la femme. En effet, son sexe, sa profession et son passé familial, en tant que petite-fille d’exilés, l’ont conduite à s’intéresser à ces problématiques. À travers ces deux auteurs, nous avons pu mettre en avant le rôle de la femme au fil des

79 UNREST fait partie du projet européen Horizon 2020. Il s’agit d’un projet de recherche et d’innovation qui

touche différents domaines, dont l’objectif est de prendre part aux défis sociaux, de promouvoir l’industrie et de renforcer l’excellence scientifique. UNREST compte 200 participants, 6 universités, 5 musées, dont le

Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC), ainsi qu’une compagnie de théâtre, le Micomicón,

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années, rôle qui, bien entendu, n’a cessé d’évoluer. La femme a acquis, peu à peu, le statut de personne autonome et indépendante. Néanmoins, ce combat est loin d’être terminé, comme en témoignent les œuvres de Laila Ripoll et de Federico García Lorca. Au cours de notre démonstration, nous verrons dans quelle mesure le rôle de la femme a changé depuis l’époque où Lorca écrivait ses pièces à aujourd’hui et en quoi les héroïnes lorquiennes et de Laila Ripoll reflètent le statut de la femme actuelle, avec ses échecs et ses réussites.

DEUXIÈME PARTIE :

QUAND GENRE ET SEXE NE FONT

QU’UN

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