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2. LAILA RIPOLL

2.3. Le devoir de mémoire

2.3.1. Du théâtre historique au théâtre de la mémoire

Le devoir de mémoire et la construction de la mémoire collective sont le fil conducteur de l’ensemble de l’œuvre de Laila Ripoll. Cet intérêt pour la reconstruction du passé n’est pas une caractéristique spécifique de notre dramaturge, mais s’inscrit dans la longue tradition du théâtre historique. Preuve à l’appui : depuis l’avènement de la démocratie et plus concrètement de 1975 à 1998, nous pouvons recenser près d’une centaine d’œuvres d’inspiration historique (Vilches de Frutos 1999), plus précisément, concernant les productions durant ces mêmes années, parmi la plupart des œuvres

nous ne sommes pas seuls. Contrairement à la mémoire individuelle, un être seul ne peut se souvenir, il doit faire partie d’un ensemble, d’un réseau social afin de construire des souvenirs.

67 Cáscaras vacías, œuvre écrite en collaboration avec Magda Labarga, a été représentée au Teatro María Guerrero

à Madrid en 2016 et a gagné le Premio Plena Inclusión en 2017. Elle s’inscrit dans la continuité du festival

Una mirada diferente, dont l’objectif est de promouvoir la visibilité et la participation des acteurs, au sens large

du terme, ayant un handicap, dans le monde artistique. Sur les six acteurs de cette pièce, cinq souffrent d’un handicap. De plus, l’œuvre intègre l’audiodescription et la langue des signes afin qu’elle soit accessible à tous. Selon les propos de Laila Ripoll, le recours au cabaret va dans ce sens, étant donné qu’il présente un langage pour les personnes non voyantes, un autre pour les malentendants et un autre pour les personnes ayant un handicap psychique (« Cuadernos pedagógicos 94. Cáscaras vacías, Magda Labarga y Laila Ripoll » 2016).

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écrites à caractère historique, les plus reconnues sont celles qui présentent un message contestataire. Même si les messages véhiculés par le théâtre historique sont pluriels, ils ont un point commun : tous cherchent à comprendre la relation entre le passé et le présent.

Dans un premier temps, selon les analyses de María Francisca Vilches de Frutos, de 1975 à 1981, les auteurs centrent leur attention sur la récupération des textes qui ont été passés sous silence par la censure durant le franquisme. C’est seulement à partir de 1982, et ce jusqu’à 1987, que la guerre civile et la démocratie deviennent des éléments à part entière des pièces de théâtre. D’un côté, certains dramaturges décident de se consacrer aux personnages anonymes qui subirent les conséquences de la guerre civile. De l’autre, certaines figures historiques sont mises en avant dans les œuvres. Ces personnages sont très divers et peuvent appartenir aussi bien au mouvement socialiste, qu’au mouvement ouvrier, en passant par les figures littéraires, telles que Federico García Lorca, dans l’œuvre de Piriz- Carbonell avec Federico, una historia distinta (1982) ou José Antonio Rial avec La muerte de García

Lorca (1982). D’autres auteurs se tournent vers une troisième source d’inspiration en choisissant de donner une vision plus universelle à leur œuvre et mettant en scène des thèmes d’inspiration plus lointaine.

Les années suivantes voient apparaître des indices d’une critique au système politique dominant. María Francisca Vilches de Frutos nomme cette génération el desencanto, allant de 1988 à 1995. Les personnages historiques emblématiques sont humanisés et mis en scène dans le but de réfléchir sur les problèmes métaphysiques ou existentiels. Pendant cette période, les dramaturges abordent les évènements du XXe siècle, notamment la guerre civile espagnole et la post guerre, dans un désir

d’analyse du présent à la lumière des faits passés, ce qui entraînera une démythification de 1995 à 1998. Cette période est une période de désenchantement, dans laquelle les auteurs portent un intérêt croissant pour le cinéma, le théâtre, en tant que source d’inspiration pour leur propre écriture théâtrale, et pour les personnages contemporains. L’objectif est de dresser un discours critique sur les transformations sociopolitiques. La représentation des problèmes universels se fait au travers de la récupération des personnages historiques, en faisant découvrir au public des aspects attrayants de leur vie. Dans cette même optique, les dramaturges s’intéressent peu à peu aux personnages féminins, elles sont mises en avant pour leur travail créatif ou professionnel, révélant ainsi des aspects jusqu’alors cachés de leur existence (Vilches de Frutos 1999).

Après ce résumé du théâtre historique depuis l’avènement de la démocratie jusqu’à nos jours, nous allons voir comment Laila Ripoll s’inscrit dans cette tradition. Dans les interviews qu’elle a données et les articles qu’elle a écrits68, l’Histoire et, par extension le devoir de mémoire, sont des thèmes

68 Dans de nombreux articles et interviews, Laila Ripoll parle de l’influence de sa famille dans sa production

théâtrale. Son vécu personnel l’a poussée à s’intéresser au passé récent de son pays et plus généralement aux atrocités commises par les guerres sur les populations dans le monde. À titre d’exemple, nous pouvons

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récurrents. La guerre civile est un sujet qui attire tout particulièrement son attention, attraction qu’elle explique par son origine familiale : elle fait partie de cette génération d’Espagnols qui avait pour habitude d’écouter des histoires concernant la guerre racontées par leurs grands-parents. Ces derniers ont bien évidemment vécu la guerre civile et ses conséquences, dont l’une d’entre elles est l’exil. Au fil des interviews et articles de Ripoll, nous apprenons que son grand-père a dû s’exiler à Tanger au milieu des années 1940. Bien que lui-même ne parlait jamais de cette époque, ses grands-mères ont bercé son enfance avec les histoires de la guerre (Henríquez 2005) et lui ont permis de découvrir cette période de l’histoire de son pays, d’où son obsession pour la guerre et l’exil que l’on retrouve dans la plupart de sa production.

Pour Ripoll, le devoir de mémoire est quelque chose d’essentiel si nous voulons vivre dans une société saine, qui a pansé ses plaies et veut aller de l’avant. Dans une interview de José Henríquez (Henríquez 2005), la dramaturge affirme que le Teatro por la identidad est une des façons de récupérer cette mémoire, si longtemps oubliée. Ce type de théâtre est très répandu aujourd’hui, comme en témoignent les nombreuses productions sur les nazis ou les disparus d’Amérique Latine. Bien que les Espagnols parlent sans difficulté de ces thèmes qui ne les touchent pas directement, il n’en est pas de même pour leur propre histoire. La guerre civile, ses conséquences et le franquisme restent encore des sujets tabous dans l’Espagne actuelle. C’est la raison pour laquelle notre dramaturge se dresse contre ce silence, car « no pued[e] vivir de espaldas a la memoria » (Henríquez 2005, 121), elle considère que regarder la vérité en face et agir est un devoir envers sa famille et envers toutes ces personnes qui ont subi les abus provoqués par les conflits.

Récupérer la mémoire, tout en approfondissant ses connaissances dans ce domaine, est une obligation pour une société « normale ». On ne peut pas vivre sans connaître notre passé, car c’est grâce à lui que nous nous construisons, que nous apprenons et avançons. Néanmoins, la société actuelle tend à mépriser son passé, oubliant tout ce qui la constituait jusqu’à récemment. Les grands classiques littéraires, le théâtre, la tradition ou la culture populaire ne sont que quelques exemples de ce passé que nous dédaignons. Tout semble démontrer que nous voulons faire table rase de tout ce qui nous est antérieur. Mais sans mémoire, il est impossible que les choses changent et évoluent. C’est un fait indéniable : nous devons savoir d’où nous venons pour savoir où nous allons. Par ailleurs, il s’agit d’un thème qui intéresse beaucoup plus le public que ce que nous pourrions penser, puisqu’il s’agit d’un passé très récent, d’évènements qui ont touché directement les familles, dont les souvenirs et les blessures sont encore récents. En résumé, pour Laila Ripoll le devoir de mémoire est essentiel, la société

citer deux articles qu’elle a écrits : Santa Perpetua y la Trilogía Fantástica. Primer Acto, nº337, 2011, p.25-34 ou El teatro ante el dolor. ADE teatro, nº101, 2004, p.193. José Henríquez, lors d’une interview avec l’artiste, s’intéresse aussi à cette thématique : Entrevista con Laila Ripoll. « Soy nieta de exiliados y eso marca ». Primer

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doit savoir ce qui s’est passé pour pouvoir reconstruire sa propre identité et créer une mémoire collective qui aidera à la construction d’une société plus forte et unie (Henríquez 2005).

Ainsi, le théâtre historique n’a pas un but purement informatif sur les évènements passés, mais cherche plutôt à nous confronter à ce passé, pour le mettre en relation avec le présent du spectateur. Le drame historique a donc évolué pour arriver aujourd’hui à ce qu’on nomme le « théâtre de la mémoire ». Comment est-on passé d’un théâtre historique à un théâtre de la mémoire ? Pierre Nora dans son article sur les « lieux de mémoires » établit la connexion entre histoire et mémoire. Ces deux concepts maintiendraient une relation de dépendance, même si traditionnellement ils étaient situés à des pôles opposés. La notion d’histoire est considérée comme une transcription objective des faits et des évènements, construction intellectuelle menée à bien par les groupes élitistes de la société, alors que la notion de mémoire est plutôt subjective, celle-ci se construit par des expériences individuelles et collectives des évènements historiques. Néanmoins, histoire et mémoire se nourrissent l’une de l’autre. En effet, tout acte de mémoire nécessite l’élaboration d’un discours, une sélection et classification de l’information semblable à celle dont nous avons besoin pour la mise en place du discours historique. Le passage de la mémoire à l’histoire implique que chaque groupe social définisse son identité à travers la revitalisation de sa propre mémoire (Nora 1989).

De esta manera, memoria e historia se complementan en los procesos de construcción de la identidad colectiva, procesos que, inevitablemente, requieren un esfuerzo de revisión del pasado, de observación introspectiva de la sociedad y de sus bases. Cada vez que el discurso de la memoria entra a formar parte del discurso historiográfico, mediante la incorporación de narraciones, personas y grupos que habían sido marginadas o invisibilizadas previamente, se crean esos enlaces entre memoria e historia que Nora denominó lieux de mémoire, y cuya forma no tiene que ser necesariamente espacial o material, sino que también puede ser de naturaleza simbólica o funcional69.

L’essor de ce « théâtre de la mémoire » en Espagne s’explique par les circonstances historiques du pays, « surge en la España democrática como respuesta artística frente a una situación de falta de políticas oficiales de la memoria y se convierte así en un vehículo complementario y alternativo de compromiso civil » (García Martínez 2008, 149). En effet, après la période franquiste, la transition démocratique a préféré jouer la carte de l’oubli et du silence pour tenter d’effacer les blessures de la dictature, tactique qui s’est soldée par un processus d’oubli collectif plus ou moins inconscient. C’est ce processus que les auteurs actuels tentent d’inverser grâce à divers procédés.

Ce type d’œuvres a pour habitude d’ouvrir une fenêtre vers le passé, par l’intermédiaire de scènes ou d’évocations rétrospectives. Ainsi, le discours intra historique se fait, le plus souvent mais pas toujours, par la remémoration du passé à travers les expériences de personnages anonymes, qui nous font part de leur histoire. Dans certains cas, le récit de la mémoire est même placé en second plan pour que le spectateur puisse réfléchir au processus de remémoration du passé, à ses composantes

69 García-Manso, L. (2013). Género, identidad y drama histórico escrito por mujeres en España (1975-2010).

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traumatiques ou bien aux difficultés personnelles ou cognitives dues au processus de remémoration. Il s’agit d’un genre de dramaturgie qui réfléchit lui-même sur la mémoire. Dans d’autres cas, les artistes se mettent en quête de la construction de l’identité collective en partant des processus individuels, d’expériences privées pour les rendre publiques, étant donné les caractéristiques des histoires des personnages (García-Manso 2013).

Mémoire et identité sont donc intimement liées. Wilfried Floeck, dans son article intitulé « Del drama histórico al teatro de la memoria. Lucha contra el olvido y búsqueda de identidad en el teatro español reciente », nous montre que cette relation n’est pas une spécificité espagnole, mais bien une dynamique européenne, liée à l’essor des théories de la culture de mémoire. L’identité peut être individuelle, propre à chacun, mais peut aussi être une identité de groupe, différente à l’identité nationale, car nos sociétés se caractérisent aujourd’hui par l’hybridité. Les cultures se mélangent engendrant des identités de groupe. Par conséquent, ce qui unit les différents groupes est la compréhension commune du passé, qui permet la construction de l’identité collective et participe ainsi à la cohésion. La société doit obligatoirement prendre part au processus de remémoration si elle ne veut pas affronter des problèmes d’identités (Floeck 2006). En effet, « el trabajo de rememoración e interpretación del pasado ayuda a crear una identidad individual y colectiva y contribuye, al mismo tiempo, a comprender y explicar el presente » (Floeck 2006, 190). Ce travail est donc primordial pour l’avènement d’une culture et d’une société où chacun peut trouver sa place à part entière.

La littérature et plus particulièrement le théâtre contribuent à la construction des mémoires et des identités collectives, à travers la configuration des évènements historiques, des personnages et des procédés esthétiques, tels que la structure de l’action, la sémantisation de l’espace et la configuration du temps. La mise en scène participe, elle aussi, à la construction de l’identité collective.

La puesta en escena unida a la incorporación de nuevos lenguajes expresivos al teatro, posibilita que no sólo sean los personajes quienes se reencarnan y resucitan en escena, sino que también se recuperen « signos » de gran calado cultural, desde imágenes, vídeos, canciones y sonidos, hasta gestos y colores70.

La remémoration du passé remplit alors sa fonction grâce au processus d’anamnèse : replonger le spectateur par le biais de références culturelles dans son passé afin de l’obliger à méditer sur son propre présent71.

La dramaturgie offre diverses versions de la reconstruction du passé, ainsi que différents modèles de remémoration et d’identités. La construction des modèles de mémoire collective alternatifs, qui se définissent par des points de vue ou des expériences que l’on peut qualifier de « marginaux » et qui, dans certains cas, ont été supprimées par le discours officiel, contribue à la stabilisation ou

70 García-Manso, L., op. cit., 42.

71 Luisa García-Manso dans la première partie de son ouvrage de 2013 intitulé Género, identidad y drama histórico escrito por mujeres en España (1975-2010). Oviedo : KRK, 63, offre une définition détaillée du drame historique contemporain, ainsi que de ses limites.

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déconstruction de la mémoire du groupe dominant et appuie la formation des mémoires particulières ou marginales. Le théâtre de Laila Ripoll vise clairement cet objectif en redonnant la parole aux victimes de la guerre civile, du franquisme et plus largement aux victimes de toutes les atrocités, qui donnent leurs différents points de vue. Ces points de vue étant multiples, la perspective devient subjective. Elle se reflète dans les œuvres par une claire tendance à la dépolitisation, la fragmentation et l’utilisation de structures ouvertes. Ce théâtre de la mémoire invite le spectateur à participer activement à la représentation et l’éloigne de toute vision manichéenne de la réalité. Ainsi, l’expérience historique est subjective, dynamique et fragmentée. Par conséquent, les auteurs adoptent une attitude qui reflète leur interrogation, leur doute, leur scepticisme, tout en apportant une perception ironique et ludique, ce qui se vérifie chez notre dramaturge avec le recours à l’humour et au grotesque comme nous le verrons ultérieurement. Dans les œuvres concernées, les protagonistes essaient de remémorer leur

Propio pasado para reafirmar o reconstruir […] su propia identidad personal. De la multitud de memorias e identidades individuales nace la memoria y la identidad colectiva que dan a una sociedad la posibilidad de construir su propio futuro y de evitar caer en la repetición de su propio pasado72.

La problématique de la mémoire, bien qu’il s’agisse d’un sujet traité indistinctement par les dramaturges des deux sexes, offre aussi une perspective plus féminine. Ces dernières années, les études de genre ont élargi leurs horizons en ce qui concerne la thématique et la méthodologie. C’est la raison pour laquelle les études de genre se posent la question suivante : « ¿quién recuerda cómo, qué, para qué y para quién ? » (Stephan 2000, 84). Ainsi, le genre est devenu un indicateur essentiel de la mémoire collective. La mémoire de la culture, définie en tant que « conjunto de los símbolos, medios, instituciones y prácticas sociales que establecen versiones del pasado en una comunidad » (García Martínez 2008, 142), joue un rôle fondamental dans la construction et la négociation du rôle de l’homme et de la femme aujourd’hui. En effet,

Al igual que las jerarquías de valores y los conceptos de identidad (sexual) definen y legitiman nuestra relación con el pasado, son las versiones del pasado las que contribuyen a la construcción cultural del

gender, legitimando o deslegitimando la situación dominante entre los sexos73.

La mémoire est déterminée par une question de genre. Ce dont nous nous rappelons et comment nous nous en rappelons ne se perçoit pas de la même manière pour un homme ou pour une femme, non pas à cause des différences innées, mais à cause du rôle particulier de la femme à travers les siècles. Et inversement, le genre est un produit de la mémoire culturelle et de la création des traditions. Mémoire et genre sont donc également façonnés par les genres littéraires eux-mêmes.

72 Floeck, W. (2006). « Del drama histórico al teatro de la memoria. Lucha contra el olvido y búsqueda de identidad

en el teatro español reciente ». In José Romera Castillo, Tendencias escénicas al inicio del Siglo XXI, Madrid : Visor, 205.

73 García Martínez, A. (2008). « ¿Géneros de la memoria, memoria de género? Hacia una aplicación del concepto

de "gen(de)red memories" en el teatro español contemporáneo ». In Wilfried Floeck, Herbert Fritz, Ana García Martínez, Dramaturgias femeninas en el teatro español contemporáneo : entre pasado y presente, Hildesheim : Georg Olms Verlag, 142-143.

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Néanmoins, il n’est pas toujours facile de définir en quoi consiste concrètement cette vision féminine. Selon Floeck, la spécificité féminine se traduit par l’approche thématique choisie. Les dramaturges combinent des thématiques historiques avec une révision de l’idéologie et des normes du système patriarcal adoptant une perspective féministe explicite (Floeck 2008). Malgré tout, le théâtre de la mémoire, centré sur la guerre civile et le franquisme, reste encore aujourd’hui un genre à fortes connotations masculines, ce qui n’incite pas les auteures à chercher une voix explicitement féminine.