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Thèse dominante en ethnogenèse métisse : années 1980

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 1 Les Métis de l’Est : bilan des savoirs et des approches

1.2 Les études métisses dans l’Est : état des lieux et divergences interprétatives

1.2.1 Thèse dominante en ethnogenèse métisse : années 1980

Dans l’est du Canada, notamment au Québec, les études métisses apparaissent tout d’abord dans le cadre de l’affirmation des Métis et Indiens non-inscrit (MINI), soit dès le début de la décennie 1970 dans un contexte politique se voulant plus favorable à la reconnaissance des autochtones au Canada (Vachon 2008). Au Québec, durant les décennies 1970 et 1980, quelques recherches ont été menées concernant cette population regroupée dans l’Association des Métis et Indiens hors réserve du Québec (de 1971 à 1999) ou encore dans l’Alliance autochtone du Québec (de 1986 à aujourd’hui). C’est le cas du mémoire de maîtrise de l’anthropologue Gaétan Gendron (1983) et de quelques autres recherches (Chalifoux 1975 ; Gauvreau et al. 1982). En 1982 est paru un numéro de la revue

Recherches amérindiennes au Québec sur le thème des Métis et Indiens sans statut qui

regroupe plusieurs de ces recherches (volume 12, numéro 2).

Au Canada, les études métisses sont dominées depuis une trentaine d’années par le champ de recherches en ethnogenèse métisse. Cette approche s’intéresse à l’étude de l’émergence et de la continuité de communautés métisses historiques issues de la rencontre entre Eurocanadiens et Indiens ou Inuits (Rousseau 2009b : 3-4). Suite à la Loi constitutionnelle

de 1982 qui reconnaît les Métis en tant que peuples autochtones, il était alors devenu

nécessaire de faire la part entre les communautés métisses historiques et les entités organisationnelles qui, massivement, commençaient à récupérer le discours identitaire métis dans un cadre sociopolitique changeant. C’est cette dynamique socioculturelle complexe, un processus d’ethnicisation, qui a été qualifiée de « métisation » par les historiennes Jacqueline Peterson et Jennifer Brown (Peterson et Brown 2001 : 5). En 1984, à Chicago, a été organisé par ces deux historiennes un colloque sur l’identité métisse qui allait encourager les chercheurs en études métisses à mener des investigations à l’échelle du Canada pour étudier la possible émergence d’autres groupes métis ailleurs au pays.

Il y a peu, j’ai été mandaté par la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan au Québec (CMDRSM), sous la supervision du professeur Denis Gagnon, afin de produire une réponse anthropologique à différents rapports d’expertise déposés par le Procureur général du Québec (PGQ) dans le cadre de la cause Ghislain

février 2007. Les expertises de l’historienne Jacqueline Peterson (2009) et de l’historien Louis-Pascal Rousseau (2009b et c) s’inscrivent explicitement dans le cadre de recherche en ethnogenèse métisse. Je me suis alors rendu compte des obstacles tant théoriques que méthodologiques qui peuvent conduire certains chercheurs à proposer des conclusions niant l’existence de groupes métis dans l’Est (Michaux 2012b; voir aussi Rivard 2012 : 13 et 24- 29). Sébastien Grammond, Isabelle Lantagne et Natacha Gagné soulignent à ce titre que le développement des études métisses par un groupe d’intellectuels a pu « contribuer à la construction d’un récit identitaire qui accentue le caractère distinct de la Nation métisse de l’Ouest par rapport aux autres groupes autochtones non reconnus et qui, dans certains cas, va même jusqu’à nier à ces autres groupes le droit d’utiliser l’étiquette de ‘Métis’ ». Et, poursuivent-ils, « La manière dont les études métisses se sont construites et les objectifs politiques qui sous-tendent leur développement ajoutent […] aux difficultés à étayer les revendications des groupes non reconnus » (Grammond et al. 2012 : 331-332).

Ce récit identitaire s’appuie sur des travaux antérieurs, notamment sur la thèse de doctorat de Marcel Giraud sur les Métis canadiens, laquelle est devenue un classique des études nord-américaines (Giraud 1984 [1945]). L’anthropologue français a été parmi les premiers chercheurs en sciences humaines à associer l’étude du passé à celle du présent en développant une méthode qui combine les archives et le terrain. Cette œuvre participe à une rupture d’avec les idéologies notamment raciales de l’époque qui faisait du Métis à la fois un dégénéré et un traitre, image peu flatteuse qui se retrouve par exemple dans le roman épique écrit en 1924 par Robert de Roquebrune, D’un océan à l’autre (Joubert 1993 : 33- 34). Toutefois, Giraud a mené ses recherches dans les années 1930, c’est-à-dire dans un contexte où les sciences humaines demeuraient largement imprégnées des notions de race et surtout de caractère national, comme le remarquait l’anthropologue Nathan Wachtel dans son ultime hommage à son collègue disparu (Wachtel 1994).

L’approche en ethnogenèse métisse demeure largement influencée par cette seconde notion relevée par Wachtel, soit celle de caractère national : c’est un certain type de communauté qui est cherché, comme je vais essayer de le montrer. Dans l’ouvrage collectif qu’elle a codirigé avec Brown (2001 [1984]), l’historienne Peterson reconnaît qu’il s’est formé, dans la région des Grands Lacs comme dans celle du Saint-Laurent, et ce dans le contexte de la

traite des fourrures, une société distincte possédant des caractéristiques culturelles hybrides. Ses membres, combinant deux généalogies (« Indian-White marriage ») et deux identités ethniques très générales (indienne et européenne), ont adopté un rôle en tant que « people in

between ». Cependant, toujours selon elle, ni la population métisse de la vallée du Saint-

Laurent ni celle des Grands Lacs ne formaient une population de Métis, un ensemble de communautés ayant pleinement conscience d’elles-mêmes. Il s’agissait plutôt de « protométis », représentant comme un « prélude » à la véritable ethnogenèse qui allait se passer plus tard dans les Prairies (Peterson 2001; Peterson 2009 : 30-31; voir aussi Havard 2003 : 669). Peterson montre qu’il n’existe pas de preuves objectives dans les sources archivistiques pouvant démontrer que ces populations d’ascendance mixte se sont unies pour former un ou des groupes ethniques distincts, une ou des nations, et qu’elles aient pu développer « a collective Métis political consciousness like their counterparts on the

northeastern Plains » (Peterson 2009 : 30-31, je souligne pour montrer ce qui est cherché).

En définitive, selon cette approche, n’est véritablement métisse qu’une personne d’ascendance mixte qui fait partie d’une nation politique ou d’un groupe ethnique distinct, qui se marie à l’intérieur de ce collectif regroupant plusieurs communautés résidentielles dont les membres sont emprunts d’une même fierté basée sur la mixité et partagent une langue, une culture, une histoire, un territoire, une conscience politique et le sens de la patrie (Peterson 2009 : 14, 30-31 et 50). Cette spécialiste en études métisses a établi les conditions nécessaires (des critères) à l’ethnogenèse métisse à partir du cas des Métis de l’Ouest, lesquels Métis deviennent dès lors le modèle comparatif permettant de contrer les hypothèses allant dans le sens de l’existence de multiples ethnogenèses métisses en Amérique du Nord. Elle rappelle la force de la conscience ethnique et politique des Métis à la rivière Rouge après 1815 : « It is important to recall the sheer force of Métis numbers

and ethnic and political consciousness manifested at Red River after 1815. In contrast to what can be seen elsewhere, the reality of the Métis Nation on the northeastern Plains is both incontrovertible and stunning » (Peterson 2009 : 56). En d’autres termes, cette réalité-

là, à ce niveau de conscience ethnique, est unique dans l’histoire du Canada (voir aussi Peterson 1981 et 2001).

Dans l’ouvrage collectif dirigé par Peterson et Brown (2001 [1984]), l’historienne canadienne Olive Patricia Dickason s’est interrogée sur l’absence de communauté ayant développé « a clearly defined sense of separate identity, of a ‘New Nation’ » dans la vallée du Saint-Laurent et en Acadie (2001 : 19-20), comme cela avait été relevé avant elle par Auguste-Henri de Trémaudan (1936) et Marcel Giraud (1984 [1945]). L’historienne conclut que l’ethnogenèse de communautés métisses ne s’est pas produite dans l’est du Canada (vallée du Saint-Laurent et Acadie) au cours de l’histoire coloniale. L’explication proposée est que, bien que les Français au XVIIe siècle aient développé une politique du

métissage, les personnes métissées se sont « intégrées » à la société majoritaire ou aux Indiens, ne formant pas de nouvelle nation (Dickason 2001 : 30-32). Le travail de Dickason contribue ainsi à confirmer la conclusion selon laquelle il n’existe qu’un seul groupe métis historique à caractère national au Canada. Ainsi, bien que le contexte sociopolitique dans lequel sont apparus les Métis des Prairies (la « Nouvelle nation ») ait changé depuis plus d’un siècle et demi – lequel contexte était intimement lié à la naissance de l’État canadien (Dickason 2001 : 32) – c’est pourtant au moyen des concepts et idéologies de l’époque que les opposants à la cause métisse dans l’est du Canada observent et évaluent les problématiques liées aux Métis aujourd’hui. Si la nation et l’ethnie ont remplacé l’idée de race en tant que forme primordiale d’identité, il n’en demeure pas moins que chaque groupe doit pouvoir se distinguer des autres par des critères objectifs repérables et exclusifs.

Il est facile de comprendre l’impact que peut avoir ce cadre interprétatif, lorsqu’appliqué à d’éventuelles communautés métisses qui n’auraient jamais développé un tel sens d’elles- mêmes, notamment une telle conscience politique. À ce titre, les juges de la Cour suprême du Canada ont spécifié dans l’arrêt Powley que l’organisation politique ne représente pas une condition préalable à l’existence d’une communauté métisse (Canada 2003 : paragraphes 12 et 23)33. Toutefois, dans la mesure où la Cour suprême du Canada dans

l’arrêt Powley exige la preuve de l’existence d’une communauté historique distincte, ce constat établi notamment par les historiennes Dickason et Peterson est souvent repris pour nier l’existence de groupes métis dans l’est du Canada. Dans la cause Corneau qui oppose

33 On peut considérer ici qu’il s’agit d’une interprétation évolutive de la Constitution, laquelle est perçue par les cours canadiennes comme un arbre vivant qui s’adapte aux réalités de la vie moderne (voir par exemple Canada 2014 : par. 95) et ce tant en ce qui concerne les changements socioculturels qu’en regard des nouveaux savoirs et regards portés sur la société.

actuellement des membres de la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan au gouvernement du Québec, cette approche est largement appliquée par les experts mandatés par le gouvernement du Québec afin de démontrer l’intégration des individus métissés de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean dans la société eurocanadienne ou dans les groupes indiens (Michaux 2012b). Il en est de même par exemple dans l’affaire Vautour au Nouveau-Brunswick (R. c. Vautour, [2011] 1 C.N.L.R. 283), le juge ayant préféré donner raison aux experts de la Couronne qui démontrent que les contacts entre Acadiens et Micmacs n’ont pas donné lieu à l’émergence d’un groupe ethnique distinct (Grammond et al. 2012).

Deux points sont fortement critiquables concernant le cadre interprétatif proposé par l’historienne Peterson : tout d’abord le caractère primordial de l’ethnicité (i) ; ensuite le fait que l’appartenance ethnique soit ainsi rapportée à un catalogue de critères objectifs, à un inventaire de traits désignés comme significatifs. Ces critères et traits, s’ils correspondent à la réalité des Métis de l’Ouest, ne sauraient être appliqués à d’autres groupes métis potentiels (ii). Autrement dit, ce cadre interprétatif permet de rendre compte uniquement de groupes métis ethnicisés ou ayant développé une conscience nationale.

(i) Le postulat selon lequel l’identité métisse au Canada n’a pu se perpétuer que sous une forme ethnique contribue à la ténacité de la thèse primordiale, en rejetant la possibilité d’autres formes de constructions significatives du monde, de consciences collectives, autres qu’ethniques ou nationales. Selon ce point de vue, la conscience ethnique est vue comme partout présente, parfois de manière latente lorsque l’intégrité d’un groupe demeure incontestée : « it is only realized when groups feel either threatened with a loss of

previously acquired privilege or conversely feel that it is an opportune moment politically to overcome long-standing denial of privilege » (Wallerstein 1979 [1972] : 184). La thèse

primordialiste repose sur trois principales idées : les communautés culturellement définies reçoivent une conscience intrinsèque de leur propre identité; les fidélités acquises de par cette identité sont la source d’une affiliation ethnique; cette conscience ethnique fournit la base pour une action collective et les relations entre groupes distincts (Comaroff et Comaroff 1992a : 50-51). Il est reconnu aujourd’hui que l’ethnicité et la catégorisation ethnique ne représentent pas une constante du comportement humain, qui serait

indépendante du processus de socialisation et de l’interaction sociale (Amselle et M’Bokolo 1999 ; Poutignat et Streiff-Fenart 2005 : 69). En d’autres termes, l’ethnie ne désigne « qu’un certain niveau d’organisation sociale dont rien ne justifie l’exorbitant privilège épistémologique et encore moins la réification » (Taylor in Bonte et Izard 2008 : 243). Le mouvement de recherche en ethnogenèse métisse tend ainsi à enfermer les Métis dans l’ethnicité : il s’agit donc de chercher des groupes ethniques, voire des nations, dans l’histoire. Or, on sait que l’émergence de groupes ethniques et l’éveil d’une conscience ethnique reposent sur des forces historiques à la fois contingentes et spécifiques qui structurent des relations d’inégalité entre des groupes sociaux dans un contexte asymétrique (coercition, violence et autres), comme dans le contexte de la poussée du capitalisme, de la colonisation et de l’urbanisation (Comaroff et Comaroff 1992a : 55-57). Dès lors, si la référence à une identité ethnique a pu exister à l’époque prémoderne, précapitaliste ou précoloniale, le projet politique nationaliste et la rigidité des assignations ethniques sont à l’évidence modernes, s’imposant comme réponse à un monde en voie de modernisation et d’uniformisation (Géraud et al. 2004 : 66-67). À ce titre, plutôt que de soutenir que pour démontrer l’existence de Métis dans l’est du Canada il faille chercher dans l’histoire l’existence d’une conscience ethnique nécessairement présente, même de façon latente, il paraît plus juste de considérer que cette conscience ethnique est consécutive d’un certain contexte sociopolitique particulier. Il est alors nécessaire de vérifier si cette construction identitaire a pris le pas, ces dernières années, sur d’autres formes d’identifications, lesquelles pouvaient (mais pas nécessairement) relever d’une certaine conscience ethnique subjectivement construite (plutôt qu’au moyen de critères objectifs) et sans cesse redéfinie selon le contexte et les nécessités du moment.

De plus, la conception primordialiste de l’ethnicité a pour corolaire que si un groupe ne s’est pas ethnicisé c’est qu’il s’est intégré (sous-entendu à un groupe ethnique). L’intégration prend ici le sens d’assimilation et devient le pendant de l’ethnie, sa contrepartie inévitable : s’il n’y a pas d’ethnie, c’est qu’il n’y a rien. Selon Peterson (2001 : 64) et Dickason (2001 : 30-32), les « people in between » de la région des Grands Lacs et de la vallée du Saint-Laurent, ces communautés diffuses et dispersées qui se sont formées dans le contexte de la traite des fourrures se seraient révélées trop fragiles pour résister au

flot de colons canadiens et américains, à l’expansion capitaliste et à la politique d’assimilation des Autochtones du gouvernement fédéral. Dans cette ligne de pensée, seuls une prise de conscience ethnique, un élan national et patriotique auraient pu les protéger de l’assimilation aux Indiens, aux Eurocanadiens ou aux Américains (et garantir leur mention dans les sources écrites coloniales). Dans l’idéologie du XIXe siècle, la société était

catégorisée entre les Indiens et les Canadiens (Peterson 2009 : 25) : le gouvernement canadien envisageait de n’accorder aucun statut particulier aux Métis, ne reconnaissant que des Indiens et des Blancs, lesquels Blancs pouvaient être de « sang-mêlé » (Brown 2010). Cette idée d’intégration, qui s’assimile ni plus ni moins à une thèse disparitionniste tant décriée par les amérindianistes34, passe outre un fait actuel d’ampleur qui ne pourrait

simplement être vu comme un phénomène de mode, transitoire ou passager : à savoir l’affirmation dans l’Est de l’identité métisse au cours des dernières années. Ce qui est critiquable, concernant cette approche, c’est le désintérêt criant pour les données orales, pour la mémoire individuelle et collective aussi bien que pour les pratiques de ces gens qui s’affirment comme Métis et dont les ancêtres formaient à l’époque coloniale une société « in between », selon le point de vue de Peterson elle-même.

Ainsi, les théoriciens du disparitionnisme – qu’il s’agisse de la disparition de groupes indiens sous le coup du métissage ou des sociétés « in between » sous le coup du capitalisme galopant qu’aucune réserve ou frontière ethnique n’ont protégé concrètement – travaillent contre les revendications des Indiens et des Métis. L’ironie dans l’affaire, c’est lorsque des amérindianistes ou que des spécialistes des Métis de l’Ouest, opposés aux thèses disparitionnistes à l’encontre des Indiens et des Métis dans l’Ouest respectivement, vont reprendre à leur compte ces thèses pour les appliquer aux Métis de l’est du Canada dont ils contestent les revendications. Ceux-là ne semblent pas se rendre compte du caractère particulièrement retors de leur approche, ce qui ne la rend que plus insidieuse, profondément dommageable pour la recherche et éthiquement indéfendable.

Certes, on ne saurait confondre (donc comparer stricto sensu) l’existence socioculturelle de la « Nation métisse de l’Ouest » apparue après 1815 avec celle des « bois brûlés », des

34 Voir notamment le travail de Rousseau (2009d) ou encore de Charest (2003) au sujet de la thèse de Russel Bouchard (1995).

« half breed », des « mixed blood » et des « chicots » des Grands Lacs au tournant du XIXe

siècle, considérés comme formant une communauté métisse historique (Ray 1998, Lytwyn 1998, Canada 2003), bien que diffuse et dispersée (Peterson 2001 et 2009). Elle ne saurait non plus être confondue avec la situation des « coureurs de bois », des « voyageurs », des « gens libres » et autres « Canadiens ensauvagés » dans certaines régions du Québec au XVIIIe siècle, considérés comme formant une communauté métisse historique dispersée et

élargie (Bouchard 2008 : 10; 2006b : 129). Mais cela signifie-t-il pour autant que ces individus métissés, évoluant dans le contexte de la traite des fourrures, n’ont pas développé et maintenu d’autres formes de conscience identitaire et de classifications sociales, autres qu’ethniques et nationales? Ces groupes pourraient trouver leurs origines ailleurs que dans une supposée conscience ethnique émanant de la résistance à une incorporation forcée et asymétrique à l’intérieur d’un cadre politique unifié.

(ii) Précisons également, pour en venir au deuxième point de notre critique, que depuis les travaux de Fredrick Barth (1969), les chercheurs reconnaissent que ce n’est plus le contenu culturel spécifique de tel ou tel groupe qui importe dans l’analyse des phénomènes d’ethnicité. Ni le fait de parler une même langue, ni la similarité des coutumes, ni même la contiguïté territoriale ne représentent en eux-mêmes des attributs ethniques. Pour le devenir, ils doivent être utilisés comme des marqueurs d’appartenance par ceux qui revendiquent une origine commune. Ces différents critères doivent être considérés comme des ressources symboliques pouvant être mobilisées (réinterprétées) par les acteurs sociaux selon les époques et les contextes pour construire un sentiment subjectif d’appartenance ou pour marquer une opposition significative entre Nous et Eux (Barth 2005 : 211 ; voir aussi Poutignat et Streiff-Fenart 2005 : 65-66 et 178-179). Ainsi, des individus appartenant à des groupes ethniques différents en interaction peuvent partager des éléments culturels fondamentaux, comme un mode de vie ou une langue, sans que ne disparaissent pour autant les distinctions identitaires.

Selon l’historienne Gwynneth C.D. Jones (1998 : 3), experte dans la cause Powley (Canada 2003), les chercheurs qui étudient l’identité communautaire et ethnique s’intéressent d’emblée aux modes de résidence (« residence patterns ») et à d’autres indicateurs comme les mariages à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté, les liens sociaux, la religion, le

langage ou encore les règles culturelles. L’historien Louis-Pascal Rousseau établit ainsi sept critères qui reprennent ceux mentionnés par Jones, auxquels il ajoute la présence de dirigeants, l’auto-identification et l’identification par les autres (Rousseau 2009b : 110- 111). Certes, ces critères qui amènent à une définition du groupe ethnique peuvent se justifier dans la mesure où ils semblent correspondre à de nombreux cas ethnographiques empiriques, notamment au cas des Métis des Prairies. Toutefois, selon Fredrick Barth, ils posent deux problèmes. Si la substance même de ces critères doit être nuancée, Barth insiste surtout sur l’idée que la mise en place d’un « modèle idéal-typique d’une forme empirique récurrente […] implique certains présupposés sur la nature même des facteurs significatifs dans la genèse, la structure et la fonction de tels groupes » (Barth 2005 : 206- 207). Barth rappelle en outre que les traits culturels qui distinguent le groupe « ne sont pas la somme des différences ‘objectives’, mais seulement ceux que les acteurs eux-mêmes considèrent comme significatifs » (Ibid. : 211).

Il y a des pratiques distinctives (celles qui servent à distinguer, à identifier) qui ne sont pas nécessairement distinctes (des pratiques qui seraient exclusives au groupe ethnique). La construction et le maintien des frontières ethniques dépendent ainsi des représentations des acteurs sociaux. Ainsi, il faudrait s’intéresser plutôt à la manière dont les acteurs sociaux se