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Les étapes de l’analyse qualitative et les biais à éviter

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Cadre théorique, objectifs de recherche et méthode d’enquête

2.4 Méthode de collecte et d’analyse des données

2.4.4 Les étapes de l’analyse qualitative et les biais à éviter

J’ai soumis les témoignages recueillis, ma principale source de données, à une analyse de contenu. Cette précision nécessite quelques éclaircissements. J’aborde ici des considérations essentielles pour rendre pleinement compte de la méthode d’analyse des

71 Une copie est conservée au Musée des Civilisations à Gatineau (Létourneau 1969-1977).

72 Tous les informateurs sont originaires de Saint-Laurent, de la partie sud autant que de la partie nord du village. Quatre personnes sont de Fort-Rouge, la section pauvre de Saint-Laurent (St-Onge 1994 : 64).

corpus recueillis mise en application dans ma thèse. Elle est basée sur une approche qualitative, plus précisément sur une analyse thématique faisant intervenir des procédés de réduction des données (Paillé et Mucchielli 2003 : 123). En début de recherche, je me suis posé deux questions principales qui recouvraient alors mes objectifs et thèmes de recherche :

 L’ethnicisation récente des Métis répond-elle à des préoccupations culturelles particulières en situation de contact ? (P73)

 Ce phénomène représente-t-il l’expression d’une forme de continuité culturelle, une synthèse particulière entre des événements contingents et un ordre culturel particulier, une structure de la conjoncture ? (C)

Bien sûr, au début de ma recherche, je ne formulais pas ces questions de la sorte : une dialectique de l’ethnographie et de la théorie, du concret et du concept a peu à peu guidé mon approche et précisé ma problématique, en même temps qu’une prise en compte plus systématique d’une dialectique entre le local et le global. Au début de ma recherche, mon approche du phénomène était bien plus localisée. Une première condensation des données a d’ailleurs été effectuée qui tenait compte de thèmes qui ne renvoyaient pas explicitement à cette dimension globale dans laquelle les dynamiques identitaires et culturelles ainsi que l’histoire des groupes métis sont engagées et nous engagent, bon gré mal gré. Il a été nécessaire que je reprenne cette approche pour donner une autre cohérence d’ensemble aux données et une autre profondeur analytique à cette thèse.

Le culturalisme des Métis de l’Est sert de base à l’activité interprétative des données collectées sur le terrain. Pour l’analyse de ces données, j’ai mis en place une grille catégorielle qui se présente sous la forme de « matrices à groupement conceptuel », laquelle permet de générer du sens plus facilement (Miles et Huberman 2003 : 231; voir aussi Lessard-Hébert et al. 1996 : 71)74. Chacune des deux grandes questions formulées plus haut

regroupe d’autres items établis conceptuellement, des unités de base ou de sens. Il s’agit de ce que l’on peut désigner comme la fonction de repérage de l’analyse de contenu (Paillé et Mucchielli 2003 : 124). Le corpus a été segmenté en unités de sens qui ont été codifiées, catégorisées et condensées selon plusieurs thèmes propres aux deux questions énoncées

73 Il s’agit ici des codes qui se retrouvent dans les matrices à groupement conceptuel, où les données ont été condensées. Les codes correspondent à un mot ou thème (P pour préoccupation et C pour continuité culturelle). Une seconde lettre est ajoutée pour préciser de quel sous-thème il est question (PS, CÉ, etc.).

plus haut. Ainsi, les matrices à groupement conceptuel m’ont permis, dans la catégorisation et la condensation ou réduction des données, de sélectionner, de centrer, de simplifier et de transformer le matériel recueilli et numérisé, sans sortir du contexte d’analyse dans lequel me place l’affirmation ethnique et culturelle des Métis.

Je présente tout d’abord les items correspondants à la première question qui renvoie aux préoccupations culturelles des Métis :

 Les rapports sociaux locaux perçus comme traditionnels (préoccupations : PS) ;  Les pratiques économiques perçues comme traditionnelles (préoccupations : PÉ) ;  Les pratiques langagières perçues comme traditionnelles (préoccupations : PL) ;  Les mémoires organisatrices (préoccupations : PM).

Quatre autres items correspondent à la deuxième question concernant la nature de ce mouvement. Il s’agit de voir comment la culture des Métis de l’Est a été travaillée au cours de l’histoire récente dans un contexte de contacts culturels :

 Les rapports sociaux locaux (changements et continuité : CS) ;  Les pratiques économiques (changements et continuité : CÉ) ;  Les pratiques langagières (changements et continuité : CL) ;  Les mémoires organisatrices (souvenirs et oublis : CM).

Cette manière d’organiser et de présenter les données n’est pas sans poser quelques problèmes dans une ethnographie multisituée. L’utilisation des mêmes thèmes pour l’ensemble du corpus sous-tend l’idée qu’il peut y avoir effet de récurrence. Mais, dans le même temps, ce type de traitement des données permet de proposer une interprétation rigoureuse des corpus en tenant compte des convergences et des divergences entre les points de vue de plusieurs informateurs ou sources de données au sujet d’un même thème d’analyse ou des concordances et des contradictions chez un même informateur ou dans une même source concernant un seul ou plusieurs thèmes.

Il est important ici de préciser que si l’anthropologie imaginative et néomoderne telle que définie par les Comaroff me semble poser les bonnes questions – en particulier la question du local qui doit être vu comme le produit sans cesse remanié de forces qui le dépassent, des forces de plus en plus globales (Appadurai 1997 et 2001, cf. Comaroff et Comaroff 2010 : 40) – et apporter des réponses capitales d’un point de vue de la méthode et de la

construction du savoir anthropologique, cette approche peut cependant conduire à des critiques de surinterprétation. Elle pourrait offrir des preuves insuffisantes, notamment en ce qu’elle transforme un contexte général en explication particulière (Moore 1999). Concernant les régimes de la preuve ou les procédures de vérification d’une théorie, j’ai rappelé qu’il existe plusieurs idéologies de la méthode ou plusieurs conceptions de la science qui se font face : d’un côté une ethnographie plus constructiviste et interprétative, et de l’autre un point de vue rationaliste qui cherche à fournir des preuves objectives, des assertions prouvables en fonction du dispositif d’autoreprésentation et de subjectivation des pratiques propre à la culture dominante, des catégories qu’elle met en place : autochtone, non-autochtone, culture et identité ethniques, etc. (Comaroff et Comaroff 2010 : 42).

La perspective de recherche adoptée ici, et ses répercussions méthodologiques, ne nous met pas à l’abri des critiques : délit de surinterprétation au moyen de preuves insuffisantes notamment. Mais elle me paraît adaptée à l’objet de recherche tout en me permettant d’éviter un biais méthodologique qui consiste à chercher l’existence d’une culture métisse qui s’inscrirait objectivement entre les cultures eurocanadiennes et amérindiennes (in

between), c'est-à-dire à adopter les constructions de la culture dominante en ignorant le

point de vue des principaux intéressés. Si les Métis ont intégré dans leur culturalisme une part des catégories mises en place par la société dominante, il paraît nécessaire, pour éviter tout raccourci analytique, de s’intéresser au dialogue entre sens et référence dans la pratique quotidienne des individus : ne pas s’imaginer a priori que les Métis de l’Est s’imaginent et construisent leur monde uniquement en fonction des catégories de la culture dominante. Il convient de comprendre cette construction, d’interpréter ce que signifie, pour les personnes rencontrées, « être Métis ». Et cette perspective de recherche nous éloigne des recherches en ethnogenèse métisse qui expose des critères ethniques préconstruits pour reconnaître l’existence de communautés métisses.

Ce faisant, il pourrait m’être reproché de tomber dans un autre biais, dit de « surrassimilation », lequel consiste à se laisser prendre dans les perceptions et les explications des informateurs locaux pour construire mes interprétations (Miles et Huberman 2003 : 472). Certes, ce que j’interprète dans cette thèse ce sont en majorité des données issues de témoignages d’informateurs locaux. Mais il est important de rappeler que

cette thèse présente une description de la construction d’une réalité au moyen d’une compréhension de l’imagination des acteurs sociaux et des enjeux qui se jouent. Ce qui demande de prendre en compte le contexte politique, juridique et finalement idéologique plus global qui entoure leur culturalisme, cela afin de comprendre les logiques plus ou moins spécifiques qui s’en dégagent. Ce qui demande aussi de trianguler les données en les confrontant à des travaux scientifiques, cela non pas pour évaluer la qualité intrinsèque des données utilisées et ainsi de juger de leur fiabilité, mais pour comprendre comment les Métis construisent leur univers particulier.

Conclusion du chapitre

Il ressort de ce chapitre que l’anthropologie historique, en tant qu’approche appartenant au courant post-structural, semble particulièrement adaptée pour comprendre le mouvement d’affirmation des Métis de l’est du Canada. Elle incite à comprendre comment des réalités se réalisent en tenant compte du travail de la culture et en considérant ces entités socioculturelles non dans leur exigüité, mais comme appartenant à des ensembles plus vastes. Cette perspective de recherche renvoie tout particulièrement à l’approche néomoderne proposée par les Comaroff. Il est important de formuler deux remarques en conclusion.

Tout d’abord, si le paradigme constructiviste invite à appréhender les phénomènes étudiés selon une approche microsociologique, il ressort aussi de mon terrain ethnographique que la construction de l’identité métisse dans l’Est au cours des dernières années met en place une dynamique pancanadienne. Celle-ci invite les chercheurs à ne pas analyser chaque communauté métisse en tant que modèle exclusif, mais à les aborder plutôt comme faisant partie d’un ensemble historique et culturel plus vaste. Il m’est donc nécessaire de concilier un angle de visée microsociologique avec une approche comparative. Dans cette thèse, chaque site retenu est analysé conjointement afin de pouvoir resserrer l’étude sur cette continuité que les Métis mettent de l’avant et qui les rassemble.

En outre, l’approche néomoderne comme la méthode de l’histoire régressive ou à rebours justifient la séquence analytique adoptée dans cette thèse. L’analyse qui suit commence par la mise en place d’une description de cette réalité, de cette identité essentialisée et objectivée, qui se fait en tenant compte du discours ethnique des Métis (partie II). L’analyse se poursuit par une description de l’héritage culturel et symbolique sur lequel cette réalité s’appuie pour se construire (partie III). Ainsi, il s’agit de partir de ce que l’on connaît le mieux (la situation actuelle), pour remonter ensuite aux sources culturelles. L’objectif principal de cette thèse est de déterminer si ce mouvement d’ethnicisation que l’on constate aujourd'hui correspond à ce que Sahlins qualifie de culturalisme, et plus spécifiquement à une structure de la conjoncture.

PARTIE II LE MOUVEMENT MÉTIS DANS L’EST : RESTRUCTURATION