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Conclusion sur un débat théorique : le tout culturel

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Cadre théorique, objectifs de recherche et méthode d’enquête

2.2 L’anthropologie historique : culture, histoire et structure de la conjoncture

2.2.4 Conclusion sur un débat théorique : le tout culturel

Le cadre théorique ici développé permet de rendre compte de la subjectivité des acteurs sociaux dans la construction de leur identité métisse. Il vise à placer les logiques des enquêtés et plus largement leur culture au cœur même de ma réflexion. Il est, il me semble, susceptible de favoriser une analyse rigoureuse des perceptions identitaires des Métis, de comprendre la logique de leurs pratiques et représentations, de l’élaboration de leur identité culturelle collective métisse, de la construction de leur « réalité » à partir de leur héritage socioculturel et des nécessités du moment.

Je trouve cependant important de conclure ici ce cadre théorique par une note critique concernant ce qui est parfois considéré comme une réduction des faits sociaux à des faits

culturels opérée par Sahlins (entre autres chercheurs adoptant un cadre théorique similaire en anthropologie historique). Remarquons tout de suite que libérer le social de toute raideur structurale ne représente pas un projet étranger à l’œuvre de Sahlins. Je vais revenir ici sur certaines des remarques et critiques adressées à cette approche théorique considérée comme valorisant le « tout culturel », afin de mieux prendre en compte ce débat dans ma propre réflexion. Il s’agit pour moi de montrer, en définitive, que les développements théoriques que j’emprunte à Sahlins proposent plutôt une alternative entre la raison culturelle, un déterminisme culturel qui soumet entièrement l’infrastructure (l’action) à la superstructure (la culture), et la raison utilitaire, un individualisme utilitariste qui, à l’inverse, oublie la culture en soumettant la superstructure à l’infrastructure (Sahlins 1980 : 77).

Étudiant la relation dialectique entre structure et événement, Sahlins interroge la structure du point de vue du concept américain d’« agency » : les agents de l’action sociale et de l’histoire sont les individus, les groupes sociaux ou les collectivités ethniques. Il s’intéresse à l’histoire comme interaction entre contingence (contingency) et agencéité (agency), comme conjoncture à la croisée d’une événementialité aléatoire et de l’action des individus et des collectivités (Sahlins 2004 : 291).

Toutefois, selon l’anthropologue Sherry Ortner, bien que Sahlins comme Bourdieu ou Giddens s’inscrivent en rupture avec les approches objectivistes du structuralisme en remettant le sujet et l’action à l’ordre du jour, ceux-ci fuient toujours l’idée de subjectivité, celle du sujet comme être existentiellement complexe, un être ressentant, pensant et réfléchissant, un être qui fait et qui cherche du sens (Ortner 2005 : 24). Pour Sahlins, en effet, l’action sociale et l’initiative des individus, contingentes et imprévisibles quant à leurs formes et effets, commencent et se terminent toujours dans la structure (Sahlins 2007 : 56). Toutefois, dans la mesure où une anthropologie de la subjectivité telle que mise en place par Clifford Geertz s’intéresse à l’ensemble des états intérieurs d’acteurs sociaux réels et à l’ensemble des formations culturelles exprimant, formant et constituant ces états intérieurs (Ortner 2005 : 41), alors l’anthropologie post-structurale de Sahlins ne paraît pas si éloignée de ce projet.

Certes, Sahlins ne fonde pas sa théorie de la culture entièrement sur cet axe subjectif. Il s’agit d’une anthropologie historique, comme celle des Comaroff et de Wachtel, qui tient

compte à la fois du temps et du changement, des événements et de l’action des agents sociaux, une anthropologie qui s’intéresse en définitive autant à l’effet des formations culturelles sur la subjectivité qu’à celui des événements sur la structure, avec toujours en tête que ces synthèses sont opérées par les acteurs sociaux, compte tenu de leur subjectivité. D’ailleurs, rappelle Sahlins, si l’action historique est liée à l’ordre culturel, elle n’est pas déterminée par lui puisqu’il existe d’innombrables façons de fabriquer du sens à partir des ressources d’un schème culturel donné. Compte tenu de ce qui a été dit jusqu’ici, je considère que l’approche théorique de Sahlins, plutôt que de simplifier la réalité sociale en l’inscrivant dans un ordre culturel, instaure au contraire une dialectique complexe où certes tout commence et se termine dans la structure, mais en des modalités imprévisibles qui apportent au changement sa logique et sa spécificité. Autrement dit, la théorie de Sahlins ne s’en tient ni aux actions sociales, ni aux structures, ni à l’histoire, mais mêle tout cela dans des dialectiques complexes dont la synthèse jamais définitive est réalisée par et dans l’action des gens, c’est-à-dire dans la vie sociale.

Il est important toutefois de s’engager plus avant dans ce débat qui marque le virage postmoderne de ces trente dernières décennies en anthropologie. J’ai parlé plus haut dans cette thèse de la controverse entre Sahlins et Obeyesekere concernant la mort du capitaine Cook à Hawaï. Il existe une autre controverse importante entre Sahlins et l’anthropologue Nicholas Thomas concernant l’importance qu’il faut accorder aux capacités de décision individuelle et à l’influence des insulaires à Hawaï et à Fiji (individual agency, the agency

of islanders) sur leur propre histoire dans les premiers temps de la colonisation (Thomas

1996 : 105-111). Selon Thomas, la valeur emblématique de la mort du capitaine Cook à Hawaï n’est pas la conséquence d’une structure qui s’exprime, comme le prétend Sahlins55.

Il s’agit plutôt du produit de la capacité d’action des gens, d’une manipulation au moyen de laquelle les indigènes s’affirment contre la colonisation (Thomas 1993 : 869). Selon Thomas, l’histoire structurale qui donne du sens à la continuité des traditions sous-évalue l’initiative individuelle ainsi que les influences et les expériences nées du contact avec les colonisateurs. Pour Sahlins en effet, sans culture, sans un certain ordre symbolique qui

55 Sahlins parlait par exemple de la manipulation des prêtres hawaïens à l’arrivée de Cook pour faire coïncider le mythe et la réalité. Les prêtres ont imposé leur interprétation au peuple qui a conduit à la mise à mort du capitaine. À ce titre, « L’événement était contingent, mais il s’est déployé à l’intérieur d’un champ particulier dans les termes duquel les acteurs ont trouvé leurs raisons et l’événement sa signification » (Sahlins 2004 : 291; voir aussi Zimmermann 1998 : 193- 194).

guide sans les déterminer les actions et la vie sociale, il ne peut y avoir ni identité ni continuité.

Cela nous conduit à une alternative largement abordée par Sahlins, celle entre raison utilitaire et raison pratique (Sahlins 1980). Les acteurs sociaux peuvent-ils agir libérés de toute empreinte culturelle, en dehors de toute finalité socioculturelle? Et ces actions que l’on voudrait a-culturelles peuvent-elles être historiques, c’est-à-dire influer significativement sur le cours d’une société ou d’un groupe? Nous connaissons les réponses de Sahlins à ces questions, évidemment toutes négatives. Il est possible que, dans certaines de ces interprétations, Sahlins ait sous-évalué l’initiative individuelle pour privilégier la continuité et la structure, comme le constate Thomas. Il n’en reste pas moins, selon moi, que l’anthropologie historique (ou l’histoire structurale) ne peut être globalement remise en cause. Bien sûr, il convient de trouver le juste milieu entre trop de structures et trop d’initiatives individuelles pour proposer des interprétations adéquates. Mais cela ne les mettra pas pour autant à l’abri de la controverse, dans la mesure où il s’agit d’interprétations parmi d’autres possibles.

Certains chercheurs reprochent en outre à Sahlins d’oublier, derrière l’idée de changements culturels dans la continuité, le problème de la promotion de politique de la tradition, d’idéologie d’état, d’inventions de la tradition ou encore d’opportunismes politiques dans un contexte où la réhabilitation des cultures prétendument « originaires » est justement devenue une idéologie d’État (Poupeau 2011). L’approche de Sahlins représente pour Alain Babadzan (2009) un réductionnisme culturel qui occulte les déterminants sociaux des relations entre sociétés. Toutefois, même si le culturalisme des Métis de l’Est devait s’expliquer uniquement dans le cadre d’une politique de la tradition compte tenu du multiculturalisme canadien, les Métis cherchant par exemple à établir un lien avec un passé ancestral oublié pour simplement jouir d’une reconnaissance sociopolitique en tant que groupes ethniques, je ne vois pas en quoi la théorie de Sahlins est mise en cause sur ce point, c’est-à-dire pourquoi le culturalisme des Métis de l’Est devrait être comme tous les autres.

Sahlins rejette les explications fonctionnalistes des mouvements culturels en termes de pouvoir, qui érigent celui-ci en principe explicatif sans tenir compte de la culture et de ses

propres résistances qui rendent chaque culturalisme unique. Cette conscience culturelle (le culturalisme) va bien au-delà de la simple manifestation d’une identité ethnique. Il ne s’agit pas uniquement d’une résistance à but sociopolitique, point de vue matérialiste, instrumental et finalement fonctionnaliste qui réduit la substance véritable de l’institution à ses objectifs et conséquences supposés, qui dissout l’historico-substantiel dans l’instrumental-universel (Sartre 1967 : 49 et 69; cf. Sahlins 2007 : 310). Le fonctionnalisme oublierait la culture, tout d’abord en se désintéressant de la spécificité des discours culturalistes actuels, de la manière dont ils peuvent faire sens pour les gens, et aussi en objectivant le culturalisme et en présentant la culture comme des intérêts de classe recherchés. Pour Sahlins, même si ces idéologies culturalistes servaient uniquement la poursuite d’intérêts de classe, ces intérêts seraient culturels : autrement dit, ce qui est fonctionnel ou instrumental est structurel (Sahlins 1999 : 403 et 407).

Le culturalisme n’apparaît pas être le simple refus des produits et relations de la modernité, mais révèle le besoin des peuples de disposer d’un espace à eux au sein de l’ordre culturel mondial (Sahlins 2007 : 318). Non pas culture de la résistance, mais bien plutôt résistance de la culture. Pour Babadzan, interpréter ces nationalismes culturels (les culturalismes) comme opposés à la modernité représente une erreur, dans la mesure où ils en sont une des expressions idéologiques majeures, avec le libéralisme et le socialisme. Il pense alors que par cette idée de résistance de la culture, Sahlins rend compte de sociétés contre la modernité en une reprise maladroite de l’idée de Pierre Clastres (1974) de sociétés contre l’État : « Curieuse résistance au capitalisme que celle qui conduit à s’en accommoder » (Babadzan 2009 : 112 et 121). Pourtant, Sahlins s’oppose justement au point de vue fonctionnaliste du postmodernisme. Il n’est pas question de parler en termes de résistance objective, calculée, c’est-à-dire en termes de culture de la résistance. L’accommodation au capitalisme, son indigénisation, représente bien une forme de résistance de la culture et non de culture de la résistance.

Il a également été reproché à Sahlins d’introduire l’idée d’authenticité au débat : « Les tenants de la thèse de l’‘invention’ n’ont pas l’usage de l’opposition authenticité/inauthenticité parce que pour eux la culture […] est un processus continu, qui s’‘invente’ ou se construit en réponse aux circonstances du moment et au champ de forces

toujours en mouvement présent dans chaque communauté » (Li 2001 : 245-246, traduit par Babadzan 2009 : 120). S’il est vrai que Sahlins parle de ce jugement de valeur, c’est simplement parce que ceux qui jugent les peuples en vue de les reconnaître ou non, et avec lesquels les groupes minoritaires doivent dialoguer, le font à partir de critères ou de normes qui tendent à authentifier les cultures. Dans ce contexte, parler d’invention de la tradition (un concept souvent mal-compris et détourné idéologiquement de son sens d’origine, comme l’est celui d’acculturation) ne saurait servir ces groupes culturels minoritaires qui tentent de se faire reconnaître en paraissant justement comme « authentiques » aux yeux de ceux qui jugent et reconnaissent.

D’ailleurs, cette idée d’invention est peut être surannée, car on n’invente rien à partir de rien. Hobsbawm lui-même (1995 et 1983) mentionne que les traditions inventées tentent en général d’établir une continuité avec un passé historique approprié. Et c’est sur ce point aussi que le travail de Sahlins est intéressant d’après moi. Penser la continuité culturelle, selon Sahlins, c’est penser la synthétise de la structure et de la variation (de l’invention si l’on veut) en tant que processus culturel signifiant. Les logiques et fonctions pratiques d’une variation (ou d’une invention) se présentent « comme des relations signifiantes entre des formes constituées et des contextes historiques » (Sahlins 2007 : 280-281). La culture court ainsi un risque dans l’action, du fait notamment des usages intéressés qui en sont faits par les gens dans leurs propres projets, usages qui ne sont pas seulement imparfaits par rapport aux idéaux culturels, mais aussi potentiellement inventifs (Sahlins 1989 : 156) 56.

En définitive, je pense que l’œuvre de Sahlins (et des théoriciens de l’anthropologie historique plus généralement), contrairement à ce qu’avancent certains de ses détracteurs, apporte beaucoup plus de réponses pertinentes que de problèmes pour tenter de comprendre les dynamiques d’affirmation culturelle dans le monde d’aujourd’hui. Le culturalisme des Métis de l’est du Canada représente certainement un cas remarquable de ces dynamiques, mais reste pourtant si peu (et si mal) considéré au Canada.

56 Wachtel mentionnait également que les créations et les inventions sont l’œuvre d’une praxis qui entraîne l’apparition d’un nouvel équilibre (Wachtel 1971b : 299).