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Interprétations divergentes en ethnogenèse métisse : années 1990

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 1 Les Métis de l’Est : bilan des savoirs et des approches

1.2 Les études métisses dans l’Est : état des lieux et divergences interprétatives

1.2.2 Interprétations divergentes en ethnogenèse métisse : années 1990

et à la continuité de communautés métisses sous des formes identitaires plus discrètes, c'est-à-dire non plus nationales ni même ethniques, mais en insistant davantage sur l’aspect culturel. Une interprétation différente des données contenues dans les archives est possible, comme le démontre tout particulièrement les expertises citées par la Commission royale sur les Peuples autochtones (Morrison 1996 ; Kennedy 1995 et 1996) et par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Powley (Ray 1998 ; Lytwyn 1998). Ces recherches qui vont dans le sens de l’existence et du maintien d’une communauté métisse historique au Labrador et en Ontario, ont contribué à briser cette idée d’un miracle métis qui se serait manifesté en un endroit précis et à une occasion unique de l’histoire du Canada.

Au cours de la décennie 1990, on peut noter tout d’abord le travail de l’anthropologue John C. Kennedy au sujet de l’existence d’une communauté métisse dans l’est du Canada (Kennedy 1995 et 1996). Sa recherche porte sur le Labrador, une région de métissage non explorée par l’historienne Dickason35. L’anthropologue rappelle l’ancienneté du métissage

dans la région du détroit de Belle Isle. Dès le XVIe siècle, les pêcheurs qui s’établissaient

sur le littoral toute l’année, ainsi que leurs descendants, étaient qualifiés jusque récemment de « livyers » ou de « settlers ». Leur milieu de vie se partageait entre la côte l’été pour la pêche et l’intérieur des terres l’hiver pour le piégeage des animaux à fourrure. Cette forme de semi-nomadisme a été affectée au XXe siècle par le déclin de la traite des fourrures

(Kennedy 1995 : 141-143). Kennedy souligne que le métissage a entraîné la formation de communautés métisses distinctes ayant développé un mode de vie original. Cette interprétation est reprise et développée dans un article intitulé « Labrador Metis Ethnogenesis » (1997). Dans cet article, Kennedy s’intéresse plus spécifiquement au mode de vie actuel des communautés d’origine mixte de la région étudiée. Celles-ci, souligne-t-il, conjuguent des influences inuites et européennes, comme l’a également constaté l’anthropologue Paul Charest dont les travaux seront présentés plus bas (Charest 2007 et 2012).

35 Plusieurs autres publications concernant les Métis du Labrador existent. Parmi celles qui ne seront pas mentionnées plus bas, notons celle de Borlase (1994) ou encore celles de Hanrahan (2000 et 2008).

Kennedy montre que ces communautés culturelles ne se sont organisées pour former des groupes ethniques d’affirmation que récemment. Il rappelle que, dans l’est du Canada, et ce jusque dans les années 1970, les populations métissées n’avaient pas développé de conscience ethnique qui aurait été maintenue et renforcée par la présence d’institutions sociales et administratives, et mobilisée autour de critères par lesquels se définissent habituellement les groupes ethniques et les nations, comme le partage d’une langue ou d’un ethnonyme. Dans le rapport de la CRPA (Canada 1996b : point 3.1), est mentionné le fait que les Métis du Labrador peuvent aujourd'hui, et ce légitimement, accéder au statut de nation. Le travail de Kennedy peut vouloir signifier, si l’on tient compte du concept d’ethnogenèse métisse tel que présenté plus haut, que l’ethnogenèse métisse au Labrador est un phénomène récent, et non pas historique. C’est d’ailleurs l’interprétation qu’en a faite l’historien Louis-Pascal Rousseau (Rousseau 2012 : 22-23). Pourtant, si l’avènement des organisations politiques métisses est effectivement récent36, révélant l’existence d’une

population métisse dans la région, la recherche de Kennedy montre la dimension historique du sentiment identitaire qui maintenait unies les populations mixtes euro-inuites, notamment par le partage d’une culture distinctive.

Les historiens Morrison, Ray et Lytwyn se sont attelés à ce même travail, mais pour la région des Grands Lacs. Ils constatent que les Métis sont très présents dans l’historiographie et les sources écrites à l’époque du traité Robinson de 1850. Leur identité s’est alors trouvée être placée au cœur d’un débat politique et idéologique concernant leur droit à recevoir des annuités garanties aux Indiens par le traité Robinson37. Cette situation,

où l’identité métisse s’est trouvée prise dans un processus d’ethnicisation dans la région des Grands Lacs, s’inscrit dans un contexte bien particulier qui annonçait la colonisation officielle de la région : la signature du traité Robinson de 1850 et l’arrivée de spéculateurs sur leurs terres. Cet événement historique contingent se trouve être à l’origine de relations d’inégalité entre groupes sociaux, un contexte propice à l’ethnicisation. Avant et après cet événement, les historiens se sont trouvés confrontés à des sources rares et ponctuelles

36 C’est dans les années 1980 que les Métis de la province se sont faits représentés par la Labrador Métis Nation (LMN), se dissociant ainsi des Innus et des Inuits et de la Native Association of Newfoundland and Labrador (NANL) (Kennedy 1995 : 230-231).

37 Si les Métis n’ont pas été inclus au traité Robinson, leurs revendications ont toutefois été prises en compte sous la forme d’engagements (« undertakings ») qui leur ont permis de participer à certains bénéfices du traité sous la forme de distributions d’argent et de paiements d’annuités (Morrison 1996 : 130).

concernant les Métis de la région des Grands Lacs, lesquelles sources proviennent de la société coloniale ou des compagnies commerciales. Plutôt que de conclure à l’absence ou à la disparition des Métis dans une région du simple fait que les sources écrites n’en font pas ou plus mention, ils rappellent la nécessité de replacer ces données dans leur contexte de production (voir notamment Lytwyn 1998 : 32-33). Cette rigueur méthodologique, qui les amène à exposer le contexte notamment politique dans lequel s’inscrit l’activité interprétative des observateurs de l’époque, leur est parue d’autant plus incontournable qu’ils proposent une interprétation de ces sources qui se place en marge des savoirs dominants en études métisses.

Les historiens ont cherché dans les sources écrites la présence des occurrences « Métis », « Half breed », « Canadian », « gens libres » (« freemen »), « chicots » ou « bois brûlés » afin d’en révéler la teneur. Les Métis pouvaient être considérés à l’époque comme un groupe ethnique basé sur l’idée de « race ». Les termes « Half breed » et « Canadian » étaient utilisés par la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) au XIXe siècle pour

distinguer des Indiens les individus ayant des ancêtres européens. L’expression « gens libres » était également utilisée par la CBH pour identifier les hommes locaux qui n’étaient pas ou plus sous contrat avec cette compagnie. Les « freemen », qui travaillaient notamment pour la Compagnie du Nord-Ouest, élevaient des familles métisses, soit parce qu’ils ont épousé des femmes indiennes à la façon du pays soit parce qu’ils étaient déjà eux-mêmes des descendants de Canadiens français et d’Indiennes (Ray 1998 : 7 ; Lytwyn 1998 : 3 ; Morrison 1996 : 17).

Dans la mesure où ces appellations ne renvoient pas nécessairement à des groupes ethniques et politiquement organisés, l’historienne Peterson mentionne que ses confrères Ray et Lytwyn, lorsqu’ils en font des équivalents de l’ethnonyme Métis, changent les significations de ces termes qu’ils extraient de leur contexte d’utilisation. À ce titre, selon elle, ils comparent des groupes qui n’ont pas grand-chose en commun (Peterson 2009 : 25- 26). Sur cette question, la Cour suprême du Canada dans le jugement Powley (Canada 2003 : par. 10), s’appuyant sur le rapport de la CRPA (Canada 1996b), a convenu du fait que, compte tenu de l’immensité du territoire canadien, différents groupes de Métis ont pu se former et qu’une telle identité pouvait être historiquement désignée au moyen des termes

« coureurs de bois » ou encore « bois brûlés » par les Français, « livyers » ou « settlers » au Labrador, « otepayemsuak » par les Cris (« otipayemsoouk », signifiant les gens libres, les indépendants).

Malgré ces divergences interprétatives, l’idée selon laquelle il a existé plusieurs communautés métisses dans la région des Grands Lacs fait généralement consensus. Les historiens Morrison (1996), Ray (1998) et Lytwyn (1998), de même que les historiennes Peterson (2001 et 2009) et Jones (1998), ont en effet confirmé l’existence de communautés métisses historiques distinctes des communautés indiennes et eurocanadiennes dans cette région, notamment à Sault Ste. Marie. Les Métis se distinguent de par leur « distinct

identity/culture of their own » (Lytwyn 1998). Leur mode de vie a fait l’objet de

descriptions détaillées dans tous ces travaux. Il en ressort que les Métis étaient des acteurs importants à l’époque, en tant que pêcheurs, travailleurs qualifiés, voyageurs, navigateurs, interprètes et guides dans la traite des fourrures et auprès des implantations militaires, gouvernementales et missionnaires (Morrison 1996 : 16-19; voir aussi Jones 1998 : 26). Toutefois, brisant ici le consensus, Peterson (2001 et 2009) affirme que cette communauté dispersée et diffuse a éclaté avec l’intensification de la colonisation. Selon Jones (1998), elle a pu se continuer jusqu’au XXe siècle, bien que la preuve ne soit pas concluante selon

elle. C’est à ce titre que les conclusions des travaux de Ray et de Lytwyn, mais aussi du jugement Powley, se dissocient de celles de Peterson.

Selon Ray et Lytwyn, si l’identité métisse s’est faite plus discrète et qu’aucun groupe ethnique à caractère national ne s’est constitué dans la région des Grands Lacs, les Métis de Sault Ste. Marie ont cependant continué de vivre leur vie, bon gré mal gré, exerçant leurs droits de subsistance après le traité de 1850. Les activités de pêche, de chasse, de piégeage et de récoltes étaient alors des occupations privilégiées (Lytwyn 1998 : 31-32), et l’étaient encore en ce jour de 1993 au cours duquel un orignal a été tué dans la région de Sault Ste. Marie par deux chasseurs métis du nom de Powley. Cette affaire est passée entre les mains de la Cour suprême du Canada, laquelle a stipulé que la condition de la continuité, même si elle doit être démontrée objectivement, « s’attache au maintien des pratiques des membres de la communauté plutôt qu’à la communauté elle-même de façon plus générale » (Canada 2003 : paragraphe 27). Autrement dit, une entité discrète ou invisible ne signifie pas qu’elle

a cessé d’exister ou qu’elle a totalement disparu, ce qui nous éloigne de la conception de l’identité métisse comme identité ethnique ou nationale pour nous rapprocher davantage de l’idée de communauté culturelle (Canada 2003 : paragraphes 24 et 26).

Cette approche, qui privilégie l’aspect culturel plutôt que l’aspect ethnique pour déterminer la continuité d’une identité métisse dans la région de Sault Ste. Marie, laisse présager la possibilité de reconsidérer l’histoire d’autres régions dans lesquelles des communautés métisses se sont également constituées au cours de l’histoire coloniale. Suite au jugement Powley, plusieurs recherches tendent en effet à démontrer l’existence de communautés métisses historiques dans l’Est, notamment celles de l’historien Russel Bouchard (2006a, 2006b, 2007a, 2008) pour la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean au Québec, celles de l’historien Denis Jean (2011) pour le Québec et l’Acadie ainsi que les travaux de William Wicken (2004) et de Janet Chute (2004) pour le sud de la Nouvelle-Écosse.

1.2.3 Développement de la recherche post-Powley : les Métis de l’Est