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Politique du métissage au Canada français : XVI e XVIII e siècles

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 1 Les Métis de l’Est : bilan des savoirs et des approches

1.1 Le contexte : métissages et identités métisses au Canada

1.1.1 Politique du métissage au Canada français : XVI e XVIII e siècles

Dans la mesure où cette thèse s’intéresse aux Métis de l’Est aujourd'hui, et plus précisément à des individus qui situent l’origine de leur métissage au cœur de deux anciennes régions coloniales de la Nouvelle-France, soit l’Acadie et la vallée laurentienne, il est nécessaire en premier lieu de rappeler brièvement le contexte historique du métissage franco-indien1. Selon les historiens Gilles Havard et Cécile Vidal, auteurs d’une Histoire de l’Amérique française, la relation franco-indienne du temps de la Nouvelle-France a été

1 Cette relation particulière entre Français et Amérindiens a déjà fait l’objet de nombreuses études, si bien qu’il n’est pas nécessaire d’en dresser ici un portrait détaillé (voir notamment Delâge 1991 ; Havard 2003 ; Jacquin 1996 ; Podruchny 2006 ; Trigger 1992).

marquée par une logique métisse, celle du mélange des idées, des objets, des corps et des peuples (Havard et Vidal 2003 : 253). Durant le Régime français, il n’y a jamais eu de politique cohérente en matière de mariages mixtes : les autorités civiles et religieuses se montraient souvent divisées sur la question. Toutefois, si le XVIIe siècle a été globalement

marqué par la promotion des intermariages, le XVIIIe siècle a été frappé quant à lui du

sceau de la mixophobie, le discours dominant étant alors caractérisé par le rejet des mariages mixtes (Havard 2003 : 648). Ces divergences de politique renvoient aux espoirs exagérément optimistes de transformer les Amérindiens en Français qui ont caractérisé le premier siècle et aux désillusions de voir tant de Français devenir des Amérindiens qui ont marqué le second.

Malgré les rares données disponibles pour traiter du métissage entre Français et Amérindiens au Canada2, et du silence des sources à ce sujet, les historiens s’entendent

pour dire que ce phénomène a pris de l’ampleur dès le XVIe siècle le long des zones

côtières de l’est du Canada actuel. Selon l’historienne Olive Patricia Dickason, les savoir- faire des Amérindiens se sont très vite révélés être indispensables aux marins et commerçants, une situation qui a contribué au développement des relations euroamérindiennes (Dickason 1996 : 162 ; voir aussi Rousseau 2012 : 124). Bien que les alliances militaires aient également contribué à cette proximité sociale entre Français et Amérindiens durant tout le Régime français, c’est dans le contexte de la traite des fourrures, principale activité économique de la colonie française, que l’interpénétration des deux univers s’est installée le plus durablement à l’échelle de la Nouvelle-France (Havard et Vidal 2003 : 210 ; voir aussi Delâge 1992).

Au début du XVIIe siècle, avec la mise en place d’une colonie permanente par les Français,

a pris forme une politique d’intégration des Amérindiens dans la société coloniale française : l’idée était d’en faire des Français, et ce tant culturellement (francisation) que juridiquement (naturalisation) (Havard 2009 : 989-990 ; Trudel 1960 : 278-279). Il s’agit là

2 Les registres paroissiaux demeurent très lacunaires et n’enregistrent que les mariages chrétiens, ne tenant compte ni des unions « à la façon du pays » ni des liaisons passagères (Havard et Vidal 2003 : 250). Dès lors, si sous le régime français les historiens comptabilisent 120 mariages mixtes officiels, il est impossible d’évaluer le nombre d’unions qui se sont produites « à la façon du pays » (Dickason 2001 : 23). De plus, pour le XVIIIe siècle, et dans un contexte de plus en plus mixophobe, Claude Hubert et l’anthropologue Rémi Savard (2006 : 28) ont mentionné la disparition de certaines données des registres civils et paroissiaux. Il s’agissait alors, selon eux, d’effacer toute trace de la présence autochtone à proximité des paroisses et de rayer de l’histoire les unions mixtes franco-indiennes.

du grand projet unificateur mis en œuvre par Samuel de Champlain, fondateur de la ville de Québec : le but était que les Français et leurs alliés amérindiens ne fassent qu’un seul et même peuple, à savoir un peuple français. Le 24 mai 1633, alors que Champlain projette d’établir un établissement colonial à Trois-Rivières, il explique aux Algonquins réunis sous le commandement de leur chef, Capitanal, que « quand cette grande maison sera faite (l’habitation des Trois-Rivières), alors nos garçons se marieront à vos filles et nous ne serons plus qu’un peuple » (Champlain 1951 : 40)3. Face au manque de femmes françaises

dans la colonie à l’époque, les mariages mixtes devaient permettre d’y implanter une colonie française viable. Cette politique du métissage a été prolongée et clarifiée sous Colbert, secrétaire d’État de la Marine de 1669 à 1683, un ministère alors en charge des colonies françaises au nom du roi. Dans une lettre adressée à l’intendant Jean Talon, Colbert a indiqué la nécessité de rapprocher les Amérindiens de la société coloniale « afin que par la succession du temps n’ayant qu’une mesme loy & un mesme maistre, ils ne fassent plus ainsy qu’un mesme peuple et un mesme sang » (cité dans Havard 2009 : 1001). Les encouragements officiels de Colbert pour tenter de favoriser les mariages chrétiens ont toutefois été peu efficaces : il s’agissait notamment d’octroyer une dot, appelée « présent du roi », aux Indiennes converties épousant un Français (Dickason 1996 : 167 ; Havard 2003 : 647 ; Havard et Vidal 2003 : 245).

Dans la mesure où les mariages mixtes entre Français et femmes amérindiennes n’étaient autorisés qu’une fois effectuée la conversion de celles-ci au catholicisme, les missionnaires français ont joué un rôle de premier plan dans la mise en œuvre du projet unificateur du roi de France. De plus, la citoyenneté s’appuyait alors sur le critère de la religion et il était donc nécessaire d’évangéliser les Amérindiens pour en faire des citoyens français (Dickason 2001 : 22 ; Havard 2009 : 989-990). C’était ainsi que l’État royal et l’Église catholique envisageaient, par le biais des mariages mixtes et de l’évangélisation (francisation), le projet de créer une seule nation, laquelle devait être française. La réussite de ce projet passait également par l’acculturation des Français dans la mesure où, pour mener à bien cette politique, les missionnaires et les commandants de poste étaient encouragés à se familiariser avec la culture des Amérindiens pour mieux la transformer

3 Ce faisant, Champlain n’a pas introduit sur le nouveau continent l’idéologie du sang pur, celle de la pureté de la race française qui habitait la noblesse française préoccupée par la possible dégénérescence de leur lignage (Havard 2009 : 1002 ; Dickason 2001 : 21).

(Havard et Vidal 2003 : 213-215 et 217). Cette acculturation devait également profiter au commerce des fourrures. À ce titre, dès la décennie 1610, dans le but de mener au mieux la traite des fourrures, Champlain a fait envoyer quelques « truchements » séjourner parmi les Amérindiens en gage d’amitié et d’alliance, et aussi afin de les initier à la vie « sauvage » (Jacquin 1996 : 63).

Dans les faits, la politique de francisation a été un échec : les Amérindiens ne se sont jamais totalement intégrés dans la société française, lesquels répugnaient à se soumettre aux lois de l’État, même si, comme le constate Dickason (1996 : 158 et 162), elles ont pu leur être imposées à l’occasion. Certes, les missionnaires ont connu un certain succès dans leur projet d’évangélisation, mais la simple conversion religieuse des Amérindiens n’a pas suffi à les franciser et à en faire des citoyens français. Le grand projet unificateur des autorités coloniales a également été fragilisé par l’indianisation des Français : le nombre de colons à adopter la vie aventureuse dans la forêt plutôt que le dur labeur dans les champs s’est rapidement révélé être préoccupant pour les autorités (Havard 2003 : 542-544 ; Bouchard 2005 : 23-25).

Cette ouverture à l’Autre, si elle n’a pas été favorable au projet unificateur, a en revanche fortement contribué au succès de l’alliance franco-indienne : cette ouverture procède du vivre-ensemble, favorisant les échanges, l’intimité et les mélanges. Le projet colonial français était aussi de faire des Amérindiens des alliés commerciaux dans le cadre de la traite des fourrures, ainsi que des alliés militaires dans le contexte des conflits coloniaux qui opposaient la France à l’Angleterre et à leurs alliés amérindiens. Incontestablement, c’est sur cette idée d’alliance (plus que sur celle d’intégration donc) que la politique coloniale française s’est révélée être la plus efficace : ce concept d’alliance représentait en Nouvelle-France l’élément réellement structurant de la relation avec les Amérindiens (Havard et Vidal 2003 : 52)4. Ces alliances franco-indiennes ont favorisé la politique de

métissage voulue au XVIIe siècle par les autorités coloniales, encore confiantes quant à leur

projet unificateur. Elles ont permis de développer une stratégie d’implantation basée sur les mariages mixtes entre Français et Amérindiens.

4 Il existe à ce titre une ambiguïté inhérente à la politique coloniale française à l’égard des Amérindiens : doit-on les traiter comme des sujets de Sa Majesté ou comme des alliés? Autrement dit, faut-il les franciser ou au contraire les encourager à rester fidèles à leur mode de vie, et notamment à demeurer des chasseurs et des pourvoyeurs de fourrures?

Selon le géographe Étienne Rivard (2004 : 23), la politique coloniale du métissage, prédominante au cours du XVIIe siècle dans le cadre du projet unificateur voulu par les

autorités françaises, était « profondément anti-métisse ». Cela, dans la mesure où il s’agissait d’une politique d’intégration des Amérindiens et des métis dans la société coloniale. Au cours du XVIIIe siècle, s’est substituée à cette politique « anti-métisse » une

politique mixophobe. La théorie de l’altération de la race française par les intermariages est devenue dominante au sein de l’élite coloniale. Un nouveau langage racial apparaît, et l’infériorité du « Sauvage » n’est plus seulement pensée en terme culturel, mais aussi en terme racial (Belmessous 1999 ; Peterson 2001 : 39)5. Le métis représente désormais non

plus un Français, mais un dégénéré, dans la mesure où sa blancheur est altérée. On assiste à une racialisation accrue des rapports sociaux. Cette idée de la pureté du sang français a imprégné l’historiographie en Nouvelle-France au cours de ce siècle, pour persister parfois jusqu’au XXe siècle (Hubert et Savard 2006 : 29 ; Bouchard 2005 : 30-32). Les élites

tentaient de nier ou de minimiser l’impact du métissage biologique sur la population coloniale : « Quand les autorités gouvernementales commencèrent à tenir un registre des Indiens et Indiennes dans la seconde moitié du XIXe siècle, les responsables des registres

religieux et civils des plus anciennes paroisses étaient depuis longtemps à l’œuvre pour occulter tout ce qui risquerait de mettre en doute que ‘la population du Bas-Canada est aussi purement française que celle de la Bretagne et de la Normandie’ » (Hubert et Savard 2006 : 78, citant Bellemare 1901 : 147)6. L’historien Russel Bouchard parle de « ravages

persistants de cette infernale persécution identitaire et de cette insoutenable répression de l’identité ethnoculturelle métisse », ainsi que d’une « répression religieuse infernale » qui a marqué toute une population, encore à l’époque de ses parents (Bouchard 2005 : 33).

Après la Conquête anglaise, les Canadiens français étaient perçus par les Canadiens anglais comme des dégénérés, du fait de leur métissage avec les « Sauvages » (Delâge 1991 : 26). Plutôt que de condamner ce discours dépréciatif du métissage canado-indien, les élites canadiennes-françaises ont proposé un autre discours anti-métis, en niant l’existence même

5 Au XVIIe siècle, les termes de « race » et de « sang » avaient le sens de « lignée » ou de « parenté » : la pureté de la race ou du sang, c’est la pureté de la lignée (Havard 2009 : 1001-1002).

6 Lors des mariages mixtes, consigne était donnée aux curés de ne pas identifier les parents de l’un ou l’autre conjoint, sinon des deux, afin que les enfants de ces couples soient reconnus comme étant d’origine française. Quant aux curés qui n’auraient pas respecté ces consignes, certaines données de leurs registres ont été supprimées ultérieurement par les autorités, comme cela s’est fait dans la région de Trois-Rivières (Hubert et Savard 2006 : 30-31).

de ce métissage et en redonnant à la race canadienne toute sa pureté (Rivard 2004 : 47 ; Dickason 2001 : 20)7.

1.1.2 Bref historique des populations d’ascendance mixte franco-