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L’anthropologie historique : la nouvelle histoire

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Cadre théorique, objectifs de recherche et méthode d’enquête

2.4 Méthode de collecte et d’analyse des données

2.4.2 L’anthropologie historique : la nouvelle histoire

L’ethnographie historique représente une méthode qui permet de toucher à tout le tissu à la fois spatial et temporel qui réunit le macrocosme d’une société cher à l’historien et le microcosme de la communauté actuelle chère à l’anthropologue, c’est-à-dire le global et le local (Wachtel 1980 : 148; 1978a : 891). Je privilégie cette méthode pour appréhender la synthétise opérée par les Métis de l’Est entre leur héritage culturel et ce qui leur arrive, afin de découvrir la continuité dans le changement plutôt que les traces d’une existence culturelle immaculée et « primitive » ou, à l’inverse, l’instrumentalisation culturelle dans un contexte social donné. D’un côté, les pratiques révélées par les sources orales doivent être situées dans un contexte historique, culturel, social et institutionnel plus large pour être comprises. De l’autre, le discours dominant doit être appréhendé dans son interprétation ou son appréciation subjective par les acteurs sociaux. Car c’est dans et par cette synthèse que se construisent les identités collectives (de Vidas 2008 : 9-10 et 13).

La méthode en anthropologie historique fonctionne comme une réconciliation du concept et du concret, entre l’histoire officielle (révélée par les sources écrites) et les récits du quotidien (révélés par les sources orales). Il ressort de mon enquête de terrain que les normes culturelles (classifications et catégorisations) établies par la société dominante débouchent sur des arrangements sociaux et qu’elles ont des effets sur le quotidien même de certaines personnes dans l’est du Canada, lesquelles se désignent depuis peu comme des Métis. Ce type d’identité collective se construirait donc dans la synthèse entre structure et événement par l’appréciation subjective d’acteurs sociaux dans un contexte donné.

Ainsi, dans une situation de contact et de domination socioculturels, cette méthode permet de décrire le processus d’hégémonie au travers de ces effets structurants et déstructurants, aussi bien sous l’angle de la violence symbolique et de l’imposition d’une ontologie (la catégorisation ethnique par exemple) que sous celui de sa capacité paradoxale à susciter l’action, par la réinterprétation des vecteurs de la domination. Dès lors, il devient nécessaire en premier lieu de confronter cette tendance coloniale à la classification, une habitude

(habitus) qui se poursuit aujourd’hui au moyen de critères ethniques (le concept, le global, la théorie), en prenant en compte la subjectivité des acteurs sociaux qui y sont confrontés (le concret, le local, l’ethnographie). Autrement dit, par la prise en compte des narrations des Métis de l’Est, cette thèse porte un regard critique sur le discours majoritaire, lequel cherche à produire une vérité unique sur l’histoire en infléchissant son cours au profit de la société dominante.

Avec le culturalisme des Métis de l’Est apparaît un sérieux malentendu avec la société dominante concernant l’interprétation de l’histoire : deux ordres culturels et historiques différents semblent se rencontrer et se confronter. L’anthropologie historique permet d’appréhender ce malentendu en déconstruisant l’historicité eurocanadienne afin de révéler et de réhabiliter des régimes historiques différents et qui, pour l’instant, font partie de ces silences de l’histoire. L’un d’eux concerne cet espace interculturel ou interethnique revendiqué par les Métis de l’Est, lequel se situe entre le monde des « vrais » Blancs d’un côté et le monde des « vrais » Autochtones de l’autre, « vrais » Métis compris58. Il s’agit de

constructions historiques utilisées par la culture dominante pour asseoir son autorité : les « Sauvages » qui se métissent sont appelés à devenir des « Blancs », autrement dit à perdre leur statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens 59. Les raisons de ce silence imposé par

l’histoire officielle ne pourraient être qu’idéologiques et sont tout particulièrement remises en question en anthropologie historique (Sahlins 2007 : 284 ; Trigger 1975 ; Comaroff 1989, Sider et Smith 1997).

Cette déconstruction de l’histoire officielle canadienne nécessite le développement de ce que les Comaroff (1992a et 1992b) appellent la « nouvelle histoire ». Celle-ci se construit au travers des pratiques quotidiennes des acteurs sociaux, dans le cadre d’une anthropologie imaginative, c’est-à-dire d’une ethnographie interprétative qui concerne l’imaginaire de groupes dont l’histoire n’a été qu’incomplètement écrite, voire négligée ou falsifiée. Cette démarche doit donc pouvoir faire dire aux textes historiques ce qu’ils ne disent pas à l’aide

58 Comme le rappelle Descola, « c’est dans cette périphérie indécise où naissent les malentendus et les ostracismes, c’est dans ces marges où les civilisations se confrontent, s’évaluent ou choisissent de s’ignorer que l’ethnologie a choisi de s’installer depuis plus d’un siècle, afin de mieux comprendre les différents régimes d’humanité » (Descola 2002 : 25, je souligne).

59 Il s’agit d’une politique de la différence à l’opposée de ce qui pouvait se passer dans les colonies esclavagistes des Antilles : la stricte séparation entre les Blancs et tous les autres, quel que soit leur degré de « décoloration » (Bonniol 2012 : 21-22).

de faits recueillis empiriquement. En effet, la conscience culturelle et historique n’est pas confinée à son objectivation dans les genres historiques, à un mode d’expression narratif, à la mise en récit du passé fondée sur un enchaînement séquentiel et linéaire. Elle dispose d’un spectre plus large de genres, pouvant se loger dans le langage non verbal et implicite de l’activité symbolique la plus quotidienne, dans les activités pratiques qui forment « la chronique quotidienne du peuple » (Sahlins 1989 : 63). Ainsi, bien des groupes culturels que la société dominante pensait acquis à l’histoire officielle, dans la mesure où ils ne semblent rien dire d’autre, ont pu maintenir en définitive leur propre histoire.

Le culturalisme des Métis de l’Est pourrait représenter une narration qui trace les lignes d’une « nouvelle histoire » en confrontant verbalement et explicitement l’histoire officielle, notamment cette catégorisation binaire de la réalité sociale coloniale qui se perpétue aujourd’hui, entre Eurocanadiens et Indiens, ou plus largement entre individus allochtones et autochtones. Il apparaît qu’un travail d’objectivation est en cours au sein du culturalisme métis, opéré par certains leaders de la cause : de culture vécue, on passe à une culture affirmée et constituée; l’identité culturelle s’ethnicise. Ainsi s’affirment d’autres manières de se représenter et de construire l’histoire, c’est-à-dire des régimes d’historicité distincts. Ce culturalisme représente une invitation à accéder à l’imaginaire des Métis de l’Est afin de révéler d’autres conceptions de l’histoire (du fait de la diversité des cultures, notamment des régimes d’historicité). Les Métis de l’Est, s’ils n’apparaissent pas clairement dans les sources historiques coloniales, racontent en revanche maintes « petites histoires » au sujet de leur vie sociale dense et riche. Analyser le contenu de ces narrations permet d’entrevoir ce qu’il est important de raconter selon les canons culturels. Comme je l’ai spécifié dans le cadre théorique, dans l’événement raconté se lit l’ordre culturel qui l’organise, sans jamais en déterminer le sens.

Il ressort de ce qui vient d’être dit que partir du présent pour comprendre un passé peu documenté représente une démarche nécessaire. En anthropologie historique, et dans le cas particulier de la méthode régressive, il convient d’aller et venir entre des perspectives complémentaires, entre local et global, mais aussi entre présent et passé afin de pouvoir analyser les jeux mêlés des conjonctures historiques et des restructurations sociales (Wachtel 1990 : 19; 1992 : 40). L’histoire régressive mise en pratique par Marc Bloch puis

par Nathan Wachtel (1990) consiste à aller vers le moins bien connu à partir de ce que l’on connaît le mieux, à savoir dans le cadre de cette recherche, le culturalisme métis. Elle permet de confronter un présent au passé dont il est issu et dont il se souvient (Revel 2002 : 336).

La principale difficulté à laquelle les chercheurs en études métisses dans l’Est font face, c’est le fait que les communautés historiques que l’on cherche dans l’histoire ne représentent pas nécessairement des groupes ethniques, des groupes composés d’individus dont la conscience identitaire s’est affirmée et qui auraient laissé des traces dans les documents historiques60. Compte tenu du fait que cette population n’apparaît pas

distinctement dans les sources écrites, je m’intéresse au présent en y associant le poids du passé plutôt que de partir du passé pour remonter ensuite jusqu’à aujourd’hui. En partant de l’enquête de terrain, de l’analyse du présent et du discours des acteurs sociaux eux-mêmes (et non pas de celui des agents coloniaux et postcoloniaux), je me donne la possibilité de définir l’objet étudié en limitant les préjugés concernant ce qui doit être cherché dans l’histoire selon les concepts propres à la société dominante et qui sont exogènes à la population étudiée. S’il existe bien un modèle culturel métis, des logiques culturelles métisses particulièrement insaisissables à la lecture des documents coloniaux, cela peut être révélé au moyen d’une étude ethnohistorique dans une démarche régressive et comparative. Révéler les règles logiques du culturalisme métis actuel, découvrir les événements et les pratiques qui en sont à l’origine peut se faire en partant du présent pour remonter ensuite dans le temps, grâce notamment à la mémoire des informateurs rencontrés.

Par cette méthode, il faut toutefois prendre garde de ne pas projeter mécaniquement le présent sur le passé en assignant par exemple le cadre de la communauté ethnique qui transparaît dans le culturalisme actuel comme noyau de base du monde métis. Il n’est pas envisageable de rechercher, dans l’histoire et selon des critères particuliers qui recouvrent prétendument l’ensemble de cette identité métisse, l’existence de groupes ethniques portant l’ethnonyme « Métis » qui se seraient maintenus jusqu’à aujourd’hui. C’est oublier que même les Métis de l’Ouest comme on l’a vu sont les héritiers d’une histoire complexe et

60 Et c’est pourquoi, comme le fait également Paul Charest dans son étude sur les communautés métisses du Labrador (2012 : 116), je n’utilise pas le concept d’ethnogenèse, concept que j’ai moi-même remis en cause dans la sous-section 1.2.1 de cette thèse.

qu’ils constituent dans l’histoire coloniale, avant et même après leur ethnicisation, un ensemble hétérogène regroupant maints groupes historiques connus sous de multiples appellations (bois-brûlés, chicots, freemen, hommes libres, northmen, half-breed) et dont le terme générique « Métis » confère une fausse unité61. Il est alors nécessaire, au moyen de la

méthode utilisée ici, de comprendre où se situaient ces gens dans les catégories ethniques instituées avant leur culturalisme, c’est-à-dire où se situaient les limites de leur sentiment d’appartenance à une entité collective62.

Le culturalisme métis et le jeu social qu’il met en place encouragent à déconstruire l’histoire officielle au moyen de la méthode ethnohistorique régressive. S’intéresser à l’histoire et aux identités collectives des Métis de l’est du Canada, c’est s’intéresser à des oubliés de l’histoire et à des marginaux contemporains dont ni les politiques de ce pays ni les scientifiques ne se souciaient jusqu’à récemment puisque pour eux ils n’existaient pas en tant que groupes distincts, n’étant pas textuellement mentionnés dans l’histoire officielle. J’ai quant à moi cherché à mettre à profit les mémoires rescapées, les morceaux de vie, l’observation sur le terrain, la démarche comparative et l’histoire régressive. La conjoncture actuelle nous donne une chance inespérée d’approcher cette population qui s’organise, en se donnant un nom, en instituant des frontières ethniques, en racontant leur histoire : le culturalisme des Métis permet de saisir leur praxis au moment privilégié où ils affirment leurs valeurs fondamentales dans l’action collective.

2.4.3 Les sources utilisées et le déroulement du terrain ethnographique