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Local et global : l’ethnographie multisituée

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Cadre théorique, objectifs de recherche et méthode d’enquête

2.4 Méthode de collecte et d’analyse des données

2.4.1 Local et global : l’ethnographie multisituée

Au point de vue méthodologique, le paradigme constructiviste privilégie l’étude des petits groupes qui sont considérés comme les « éléments de base de toute construction sociale, comme acteurs et moteurs de l’organisation sociale, par le biais de leurs interactions et de leur praxis quotidienne » (Queloz 1987 : 47-48). Dans une perspective microsociologique, c’est le singulier, le local, l’événement qui est considéré comme digne d’intérêt, et non le général, une perspective qui rejette ainsi tout déterminisme mécaniste (Laplantine 2006 : 98). Cette thèse porte sur quatre populations métisses d’origine canadienne-française et acadienne au Canada. Trois d’entre elles se situent dans l’Est et représentent la base même de ce travail sur le culturalisme des Métis de l’Est. Une se trouve au Manitoba, et vient en quelque sorte apporter une perspective supplémentaire à la recherche.

Ce qui fait l’objet d’une interprétation dans cette thèse ce sont les « narrations » puisées lors de mon enquête ethnographique auprès de ces populations métisses canadiennes- françaises et acadiennes. Par narrations, j’entends désigner ce que les Comaroff (2010 : 55- 56) appellent des « flux discursifs », lesquels engagent autant des significations que de la matérialité et ne sont pas composés uniquement de conversations et de textes, mais aussi de pratiques diverses. Mon interprétation des flux discursifs entourant le phénomène du culturalisme métis aujourd’hui s’élabore à partir des manières dont les mondes sociaux englobés dans ces flux prennent sens dans l’imagination des Métis rencontrés. Concernant l’affirmation identitaire métisse de ces trente dernières années – plutôt une réaffirmation concernant les Métis du Manitoba57 –, les narrations se ramifient tout particulièrement

autour des tensions avec l’autorité politique, mais aussi autour de la mondialisation et du déclin des modes de vie, des valeurs et des perspectives d’avenir, en bref autour de l’expérience d’une certaine crise de la reproduction socioculturelle. Ces flux empruntent

57 Ceux-ci ont connu ces trois dernières décennies un renouveau politique et nationaliste après une longue période de discrétion identitaire (Payment 1999).

d’innombrables chemins, se déployant autant entre chasseurs dans un camp en forêt que devant un dictaphone, autant lors d’un colloque universitaire que dans les médias, dans les forums ou encore à l’occasion d’une Commission royale s’intéressant aux « perspectives » métisses (Canada 1996b).

Depuis les années 1960, il est devenu nécessaire d’« engager la science sociale » dans un monde dans lequel la globalisation et la modernité sont devenues des réalités toujours plus discutée et prégnante (Comaroff et Comaroff 2010 : 39). Dès lors, les modalités de l’enquête ethnologique changent, devenant de plus en plus « mobiles » et « délocalisées » (Copans 2008 : 20 et 23). Ces deux qualificatifs me paraissent particulièrement appropriés concernant mon objet d’enquête. J’ai en effet mis en place une ethnographie multisituée, menée à différentes échelles et dans différentes dimensions de la vie sociale dans lesquelles me conduisaient mes informateurs et leurs narrations.

J’ai commencé par situer mon étude localement en déployant une méthode comparative touchant trois principales populations métisses, situées en Acadie, au Québec et au Manitoba. Cette ethnographie localisée m’a ainsi permis de faire ressortir certaines logiques culturelles spécifiques aux Métis d’origine canadienne-française et acadienne dans l’Est, en tenant compte des convergences et des divergences entre groupes métis actuels, de découvrir des constantes et d’identifier des variations. Concrètement, il a été question de relever les pratiques, les institutions, mais aussi les événements mis de l’avant par les Métis rencontrés, et de décrire le sens qu’ils revêtent dans des aires géographiques très éloignées. Si ces éléments, comme la chasse et la pêche, ne semblent pas être spécifiques aux Métis, ayant par exemple été décrits selon les mêmes conventions typologiques en tant que pratiques sportives, ils peuvent pourtant se révéler dissemblables lorsque rattachés, dans leur contexte d’occurrence, à d’autres pratiques et institutions qui les éclairent d’un jour nouveau. La méthode comparative déployée permet de mettre à jour les multiples expressions d’une même propriété de la vie sociale, c’est-à-dire de rendre compte de logiques culturelles différentes ou semblables.

En multipliant ainsi les données particulières et en les recoupant, il a été possible de dégager les contextes plus globaux dans lesquels se trouvent les communautés métisses étudiées. Il est rapidement apparu au cours de mon terrain ethnographique que plusieurs des

trajets singuliers concernant les populations métisses étudiées se croisent. Dès lors, la connaissance des uns gagnait une autre densité à mesure que progressait celle des autres. C’est le cas tout particulièrement de leur affirmation ethnique, autant dans l’Est que dans l’Ouest, une expérience partagée qui rend compte de préoccupations pour un ensemble d’éléments culturels menacés, comme leur historicité, leurs pratiques alimentaires de chasse, de pêche et de cueillette, certaines valeurs sociales, ou encore des variétés régionales du français qui marquent leur identité.

Ces foyers locaux, qui représentent les creusets où se construisent des préoccupations vernaculaires, m’ont permis de comprendre quelles forces translocales touchent les Métis de l’Est aujourd’hui (des processus sociaux, économiques et politiques). Les narrations métisses brassent un vaste monde social. Leur culturalisme ne représente pas le simple résultat de tensions et de conflits locaux, entre chasseurs et agents de la conservation de la faune par exemple. Les flux entourant l’affirmation des Métis de l’Est s’inscrivent dans un contexte historique et social particulier qui intègre des forces locales et globales et qui ne peut renvoyer uniquement à une microhistoire localisée, circonscrite et imperméable. Dès lors, plutôt que de considérer chaque communauté métisse étudiée dans sa spécificité et de l’inscrire systématiquement dans son contexte local, ce culturalisme m’encourage à les aborder ensemble pour montrer comment elles font face à des forces sociales globales comme la politique multiculturelle ou l’expansion du capitalisme et de ses avatars.

Transformer les groupes socioculturels pris en compte dans cette thèse en entités socioculturelles comparables ne représente pas une démarche qui émane entièrement d’un problème posé par une autre entité socioculturelle (moi, en l’occurrence), comme le remarque souvent Viveiros de Castro dans ce type de travail (2009 : 53). Les règles du jeu comparatif dans lequel j’inscris ma recherche multisituée sont déjà engagées, ou du moins sont fortement suggérées sur un terrain où les « vrais » et les « faux » Métis se font face. Ceux-ci ont établi depuis quelques années leur propre anthropologie en maniant ce procédé commun en anthropologie sociale et culturelle : les Métis au Canada se comparent souvent d’eux-mêmes, soit pour établir leur incommensurable différence, travail généralement opéré par les Métis de l’Ouest peu ouverts aux autres Métis, soit au contraire pour établir leur indéfectible ressemblance, opération sur le long cours dans laquelle s’engagent par

exemple les leaders d’un mouvement métis Est-Ouest qui redécouvrent avec surprise et fierté une certaine continuité socioculturelle (Michaux et Gagnon 2012).