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Les raisons du choix de l’approche post-structurale

PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Cadre théorique, objectifs de recherche et méthode d’enquête

2.1 Le constructivisme : la réalité comme une construction

2.1.3 Les raisons du choix de l’approche post-structurale

Pourquoi m’inscrire dans l’approche structurale pour traiter des Métis de l’Est ? Pourquoi ne pas adopter l’approche du métissage telle que l’a développée François Laplantine par exemple ? En d’autres termes, pourquoi l’arbre lévi-straussien plutôt que le rhizome

deleuzien47 ? C’est à ces questions que je vais tâcher de répondre tout d’abord, ce qui

m’amènera à m’interroger sur la pertinence du concept de culture d’un point de vue structural, non par pour montrer pourquoi il est devenu obsolète, mais plutôt comment il peut (ou doit dans certains contextes de recherche) être appliqué aux entités socioculturelles que l’on étudie. Ces développements permettront de préciser en quoi l’approche néomoderne en anthropologie me semble adéquate à ce titre.

Certains chercheurs placent le métissage au cœur de tout processus culturel, comme dans le « déstructuralisme » de Laplantine et Nouss qui proposent de « voir le monde comme métis et le métissage comme un monde » (Laplantine et Nouss 2001 : 16). Cette approche anthropologique est largement influencée par la pensée philosophique de Deleuze et de Guattari (1980), et tout particulièrement par leur métaphore du « rhizome » qui s’oppose à celle de la « racine ». Le rhizome représente une tige qui peut se ramifier à l’infini en un entrecroisement de lignes errantes se modifiant sans cesse ; n’importe quel point du rhizome peut se connecter à n’importe quel autre, il n’y a pas de point ou de centre, mais seulement des lignes, aucun élément du rhizome n’est déterminant par rapport aux autres et le rhizome lui-même n’est organisé par aucune structure invariante qui l’enracinerait. Tout cadre structuraliste est ainsi écarté : le monde et l’humain sont pensés en mouvance et en errance (Chanson 2011 : 85-86 et 93 ; Deleuze et Guattari 1980)48.

La pensée de Laplantine et Nouss, parce qu’elle est justement déstructurante, ne peut conduire à la reconnaissance de groupes minoritaires (même lorsqu’ils se revendiquent d’un métissage particulier) dans un État multiculturel comme le Canada, lequel définit et classe des entités culturelles. Les Métis, en s’ethnicisant, entendent faire reconnaître leur réalité, le fait qu’ils appartiennent à un groupe socioculturel intermédiaire entre les Indiens et les Eurocanadiens. Ma recherche doit tenir compte de ce contexte d’affirmation ethnique des Métis de l’Est puisque cela fait partie intégrante de leur narration aujourd’hui. Dans ce

47 L’image du rhizome est celle de l’ouverture, non de la fermeture sur une structure de structures symbolisée par le tronc de l’arbre et ses branches (Viveiros de Castro 2009 : 181-182).

48 Jean-Loup Amselle (1999 : VI ; 2001 et 2006) se détourne quant à lui de la notion de métissage culturel, car elle sous- tend selon lui l’idée d’une pureté originelle des cultures en contact. Il rappelle toutefois, comme Laplantine et Nouss (1997 et 2001), la nature composite et hétérogène de toute culture, et fait de la notion de « métis » un synonyme d’« humain » et du métissage une réalité omniprésente. Le point de vue des sceptiques concernant la notion de métissage culturel est que puisque le métissage est partout, il n’est finalement nulle part, sauf lorsque des entités culturelles bien définies sont perçues (Tachot et Gruzinski 2001 : 3 ; Kandé 1999 : 31).

cas, l’idée de métissage va avec une perception populaire de la différence culturelle entre Eurocanadiens et Autochtones. Peu importe finalement le rôle que l’anthropologie structurale a pu jouer elle-même dans la formation de l’ontologie et de la politique multiculturalistes au Canada49 ainsi que dans l’ethnicisation des groupes qu’elle étudie.

Bien que mon objectif ne soit pas d’hypostasier ces identités en voie d’ethnicisation, de les réifier, c'est-à-dire de confondre réalité et « réalisme symbolique » – ce qui équivaut à oublier qu’il s’agit de constructions –, il est nécessaire de continuer d’appréhender des essences, de partir de ces « réalités » pour comprendre comment elles se construisent dans l’histoire, comment cet univers socioculturel métis s’invite dans le champ du visible et de l’ostensible de la culture dominante. Cette perspective de travail renvoie directement à l’approche anthropologique néomoderne proposée par les Comaroff.

Ainsi, le métissage en question dans cette thèse n’est pas le métissage de plus en plus accéléré qui marque les échanges et les processus d’immigration dans notre modernité globalisante, mais un métissage bien défini et délimité qui s’inscrit dans ce processus de construction, à savoir celui entre deux entités construites et conçues comme clairement distinctes, et ce dès l’époque coloniale : les Eurocanadiens et les Autochtones indiens/inuits. Si les Métis de l’Est affirment leur métissage, c’est pour valoriser leur double héritage culturel, deux « cultures » considérées comme distinctes. L’identité métisse relève ainsi de l’entrelacement historique (effectué dans le contexte de la traite des fourrures) de deux groupes culturels, et ne tient pas compte de toutes les autres formes d’appartenance qui touchent l’individu selon les multiples lieux, cultures et histoires qui les métissent, comme n’importe qui d’autre (économique, professionnelle, politique, sociale, culturelle, communautaire, religieuse et ainsi de suite). Dans ce sens, et aussi dans la mesure où il n’est pas possible d’ignorer le fait qu’il existe des essences construites subjectivement par les acteurs sociaux (comme les catégories « autochtones » et « non- autochtones »), le concept de métissage et le déstructuralisme proposés par Laplantine et Nouss ne me paraît pas plus pertinent à adopter concernant les Métis que pour n’importe quel autre groupe, puisque le monde entier est métis.

49 En tant qu’ontologie, le multiculturalisme anthropocentrique moderne prône l’unicité de la nature, c’est-à-dire l’universalité objective des corps, mais un relativisme culturel, une diversité de représentations subjectives et partielles, c’est-à-dire la multiplicité des cultures (Viveiros de Castro 2009 : 20, 38 et 47-48).

Si, de manière très générale, « le métissage est le mouvement de transformation né de la rencontre de l’autre », lequel est imprévisible, irréversible et indéfini (Laplantine et Nouss 2001 : 128), j’ai privilégié d’autres concepts pour traiter de ce phénomène de contact, lesquels sont développés dans la section suivante et s’inscrivent dans les théories post- structurales et plus particulièrement dans le courant de l’anthropologie historique qui considère la culture comme un objet historique : « structure de la conjoncture » au sens de Sahlins, mais aussi « acculturation » au sens de Wachtel ou encore « interaction » au sens des Comaroff. Il s’agit ainsi de montrer que si le contact se caractérise par une imprévisibilité continue, il est nécessaire de reconnaître aussi qu’un certain « bricolage » d’éléments culturels divers pré-construits et donc « pré-contraints » s’effectue (Lévi-Strauss 1962; Mary 2000 : 40). Avec cette métaphore du bricolage, Lévi-Strauss entend prendre en compte les transformations et les interpénétrations culturelles en tant que processus de recomposition certes formatés (chaque pièce d’un système culturel récupéré et bricolé conserve le souvenir de sa valeur d’origine), mais qui peuvent déboucher sur une recomposition inédite. Il s’agit toutefois d’un métissage réfléchi, qui s’effectue par choix, dans une logique de système et d’inventaires, ce que remet en cause François Laplantine qui parle plutôt en termes de transformations de formes infinies, indécidables, imprévisibles, insistant sur l’idée d’errance propre au métissage (Chanson 2011 : 61-62). Dans cette thèse, je retiens ainsi l’idée centrale de changements dans la continuité pour développer une certaine grille structurelle pour l’analyse, plutôt que de retenir l’idée d’errance et d’oscillation infinies. Cette approche post-structurale m’éloigne également de la proposition de Viveiros de Castro (2009 : 81-82) concernant ce qu’est ou pourrait être le post-structuralisme : une articulation entre l’anthropologie structurale classique et les concepts deleuziens, comme celui de multiplicité. Il s’agit, encore une fois, de détrôner les notions d’essence et de type, c’est-à-dire de penser la pensée comme une activité autre que celle de reconnaître, de classer et de juger, et aussi de déterminer ce qu’il y a à penser comme singularité plutôt que comme substance ou sujet. La multiplicité rend théoriquement obsolètes les « méga-concepts emblématiques de la discipline » que sont la Culture et la Société (Viveiros de Castro 2009 : 52-53 et 81-82). Mais ce post- structuralisme-là, pas plus que l’approche déstructurante de Laplantine et Nouss qui manipule également les concepts deleuziens, ne me paraît pertinent lorsque poussé au bout

de sa logique pour traiter du cas des Métis de l’Est. À tout le moins, et c’est ce dont il va être question tout au long de cette thèse qui adopte l’approche néomoderne, il convient de partir des catégories essentialisées pour ensuite analyser comment les gens et les groupes ainsi catalogués se perçoivent eux-mêmes, comment ils pensent et construisent le monde qui les entoure, et ainsi révéler la multiplicité des perspectives et des structures qui ne sauraient être irréductibles à une loi unificatrice, à une structure élémentaire.

L’anthropologie historique post-structurale représente un développement particulièrement intéressant du structuralisme classique, en ce qu’il forme une sorte de compromis entre le clos structural (la racine ou l’arbre) et l’ouvert déstructuré et déconstruit (le rhizome), plus particulièrement en ce qu’il replace les structures dans l’histoire et entre les mains des acteurs sociaux. Il s’agit d’une approche qui, tout à la fois, ne dissout pas « l’humanité dans une invraisemblable ontologie culturelle » et qui permet aussi d’éviter de développer une épistémologie humaine sans culture (Sahlins 2007 : 45). Ce cadre théorique que je vais maintenant développer me paraît ainsi particulièrement adéquat pour traiter du cas des Métis de l’Est en voie d’ethnicisation, pour analyser leur culturalisme.

2.2 L’anthropologie historique : culture, histoire et structure de la