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PARTIE I PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Cadre théorique, objectifs de recherche et méthode d’enquête

2.2 L’anthropologie historique : culture, histoire et structure de la conjoncture

2.2.1 La culture comme objet historique

J’adopte dans ce cadre théorique une posture intellectuelle d’un éclectisme modéré, qui s’inspire tout particulièrement des travaux de Marshall Sahlins, grande figure de l’école d’anthropologie historique de l’Université de Chicago. Il s’agit de montrer qu’il existe une certaine théorie de la culture et de l’histoire qui s’est développée ces dernières décennies et qui répond aux aspirations formulées par Nathan Wachtel il y a près d’un demi-siècle déjà : « pour définir un événement, la description compréhensive ne suffit pas, il faut le rattacher à des structures, et pour donner à celles-ci le sens dernier qui leur manque, il faut bien les replonger dans le flux historique » (Wachtel 1966 : 93).Wachtel soulignait alors que nous étions encore loin de pouvoir établir une théorie de l’acculturation, une théorie ethnohistorique du changement social et culturel (Wachtel 1974 : 176)50.Quelques années

plus tard, l’historien François Hartog remarquait que l’anthropologie se mouvait désormais dans la diachronie, s’intéressant aux faits concrets, tandis que l’historien prêtait attention à la synchronie, prisant également l’abstraction de la structure (Hartog 1983 : 1256).

Bien que Marshall Sahlins ne se soit guère montré intéressé par les dispositions structurantes universelles de l’esprit humain, il partage avec Claude Lévi-Strauss sa définition symbolique de la culture (Sahlins 2007 : 20; Lenclud 1991 : 54). Le concept de « schème culturel » permet de désigner la culture comme logique signifiante (Lévi-Strauss 1962 : 173) ou comme « réalité symbolique » (Comaroff et Comaroff 1992a). C’est par la médiation de celui-ci que la matière et la forme se réalisent en tant que structure, c’est-à- dire en tant qu’êtres empiriques et intelligibles, que sont interprétés les pratiques, les faits matériels ou les relations instrumentales, et ce de façon différente selon les cultures. Les êtres humains élaborent des schèmes signifiants caractéristiques de la culture, composant ainsi une « architecture symbolique » (Descola 2005 : 139), une « logique interne » (Wachtel 1971b : 248-249), un ensemble « de ‘signifiants-en-action’ » (Comaroff et Comaroff 1992a : 27, Mary 2000 : 780) ou un « ordre symbolique » (Sahlins 1980 : 120).

50 La rationalité structurale (les structures relèvent d’une logique spécifique dont l’ordre interne ne peut s’expliquer par l’histoire) et la rationalité historique (l’histoire, qui relève d’un jeu dialectique de la tradition et de la création, du continu et du discontinu, ne se réduit pas à un pur déterminisme des structures) sont deux méthodes complémentaires, mais qui, à l’époque où Wachtel écrivait, étaient encore distinguées.

Aux côtés d’autres anthropologues et historiens, dont Jean et John Comaroff ou encore Nathan Wachtel, Marshall Sahlins a développé l’idée que « Ce que les anthropologues appellent ‘structure’ – les relations symboliques d’un ordre culturel – est un objet historique » (Sahlins 1989 : 7). Wachtel (1971b : 248-249) définit également ce qu’il entend par « structure » en y introduisant la dimension historique et le changement. Selon lui, la structure est un « ensemble composé d’éléments unis par des rapports que régit une logique interne », à l’instar de la structure fondée sur la réciprocité dans l’Empire Inca. Mais la société inca, comme toute formation sociale, n’échappe pas à l’histoire et aux conséquences imprévues de la pratique : il existe des contradictions internes dont le développement provoque un changement51. Ainsi, les sociétés changent, mais ces

changements, nous dit Sahlins, ont leur spécificité puisqu’ils sont tributaires de la structure dans laquelle ils s’inscrivent. Ainsi, les peuples sont culturellement capables d’assimiler des éléments allogènes dans des relations logiquement cohérentes (Sahlins 2007 : 267-268 et 287-288).

De cette ouverture et réceptivité des cultures face à ce qui leur est étranger, il ne faudrait cependant pas en conclure qu’elles sont privées de toute frontière, que chacune d’entre elles forme un « concept indéterminé » (Sahlins 2007 : 286). Si, par exemple, Serge Gruzinski (1999) conçoit la culture comme une nébuleuse, c’est peut-être parce qu’il prend un pouvoir culturel d’inclusion pour une incapacité à maintenir une frontière. La métaphore est toutefois intéressante si n’est pas oublié le caractère systématique, le tout social et donc culturel, que forme cette nébuleuse.

L’anthropologie doit donc s’intéresser à cette création continue de nouvelles formes que prennent les cultures, lesquelles ne sont jamais définitives. Le contact culturel est analysé en tant que processus qui, contrairement à un résultat, n’aboutit jamais sur quelque chose de prévisible et d’irrévocable (Cuche 2004 : 52 et 54). Claude Lévi-Strauss rappelle que les identités culturelles ne sont pas closes et substantielles, mais, au contraire, instables, continuellement transformées par les contacts, les conflits et les échanges avec d’autres cultures (Lévi-Strauss 1977 : 11). Les Comaroff (1992a) montrent à ce titre qu’il n’y a

51 Jean-Loup Amselle disait que « chaque culture est également la résultante d’un rapport de force interne » (Amselle 1999 : 57). On s’éloigne ici de la pensée d’Émile Durkheim qui parlait d’une conscience collective pour une culture, comme s’il y avait toujours consensus, équilibre, stabilité.

jamais eu homogénéité des attitudes et des réponses du monde tshidi (un peuple tswana sud-africain) ni du monde blanc. Il ne s’agit pas d’univers immuables qui se sont affrontés, l’un aux dépens de l’autre, mais de mondes profondément entremêlés par l’interaction coloniale, marqués par l’accommodement et l’appropriation, la résistance et le conflit. L’interaction désigne ici un processus d’influences réciproques entre les groupes en présence, un processus d’articulation des dimensions en jeu : politiques, économiques ou encore culturelles. Il s’agit d’un processus dialectique (contradiction, conflit, lutte sur fond de domination et de résistance) et d’un échange dialogique (conversation, négociation, domestication réciproque). Ainsi, parler d’interaction, c’est rompre avec une lecture univoque du colonialisme comme processus unilatéral de domination et de subordination.

2.2.2 Structure, événement et action : la structure de la conjoncture