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d’autorité et d’auteurité

1.3.3. Des textes entre listes et récits

Les processus organisationnels que nous étudions ne se limitent pas à rendre présents des êtres ab- sents ou muets; ils s’accompagnent d’éléments symboliques qui les insèrent dans une intrigue, ainsi que d’éléments visant à orienter l’action. Cette organisation qui se constitue par et à travers cette collaboration inter-organisationnelle mobilise ainsi deux types de registre : les listes et les récits, ou, comme l’indiquent Thierry Boudès et Larry Browning, un registre paradigmatique et un registre nar- ratif (Boudès & Browning, 2005). Selon ces auteurs, le registre de la liste « repose sur des argumen- tations logiques et des modèles explicatifs étayés », tandis que la mise en récit « permet de fabriquer du sens en intégrant des éléments isolés dans un tout cohérent » (Boudès & Browning, 2005).

La construction de listes permet, selon Jack Goody, de « domestiquer la pensée sauvage » (Goody, 1979) :

« La liste implique discontinuité et non continuité. Elle suppose un certain agencement matériel, une certaine disposition spatiale; elle peut être lue en différents sens, [...] elle a un commencement et une fin marqués [...]. Elle facilite, et c’est le plus important la mise en ordre des articles par leur numérotation, par le son initial ou par catégories. Et ces limites, tant externes qu’internes, rendent les catégories plus visibles et en même temps plus abstraites »

(Goody, 1979, p. 267) Au travers de leur mise en catégories, les listes opèrent une forme de réductionnisme, au sens de Feen-

qui y sont traduits de leurs « qualités inutiles » (Feenberg, 2004). Cette réduction permet de « sai- sir » les situations et les phénomènes, et ainsi de pouvoir agir dessus tout en les mettant à distance, en les objectivant (Marrast & Mayère, 2016). La formalisation des phénomènes et des situations sous forme de listes permet, de ce fait, de formuler des procédures (Boudès & Browning, 2005), en leur donnant une portée « générique » et « universelle » (Feenberg, 2004), ainsi qu’une capacité de pres- cription (Boudès & Browning, 2005). Par conséquent, cette formalisation permet d’inscrire ces listes dans des « machines », dans des logiques computationnelles (Marrast & Mayère, 2016; Mayère, 2016).

Les listes sont ainsi construites en décontextualisant les phénomènes et les situations (Feenberg, 2004; Marrast, 2010). Il s’agit de les discrétiser, au sens mathématique (Gout, 2015), c’est-à-dire de les décomposer en éléments discontinus, en qualités et en fonctions, de les catégoriser. Ce découpage du « monde » en grandes fonctions afin de le rendre saisissables (Scardigli, 2001) est ensuite réduit pour n’en garder que les « qualités primaires » (Feenberg, 2004). Ces opérations se font « en référence à des savoirs experts, stabilisés, validés » (Mayère, 2016). Dans le travail d’organisation, ces éléments de listes sont essentiels (Mayère, 2016) car ils permettent de supporter l’action, c’est-à-dire à la fois de l’orienter, de lui apporter un cadre, tout en lui conférant une forme de légitimité et d’autorité. Cependant, pris isolément, ces éléments font souvent défaut (Mayère, 2016). En effet, ces éléments discontinus sont supposés être « coupés du monde ». Ils sont censés être « génériques » et « uni- versels », et donc a-temporels et a-spatiaux. Ils ignorent ainsi les particularités évolutives, spatiales et temporelles des situations et des phénomènes locaux qu’ils sont supposés performer.

Afin d’articuler « la perturbation et le canonique » (Boudès & Browning, 2005), les acteurs, pris dans le travail d’organisation, ont recours au récit visant à les rendre cohérents et signifiants (Brow- ning, 1992). Ainsi, « les récits construits par et dans les organisations sont une manière de configurer une temporalité qui se réduit comme peau de chagrin » (D’Almeida, 2009, 1). Ils permettent aux acteurs « de représenter le temps avec un effet de cohérence » (Browning, 1992). Ce faisant, ils véhi- culent des dimensions poétique et poïetique (D’Almeida, 2009, 1). D’une part, en reconstruisant une intrigue, ils permettent de déterminer un sens logique et chronologique à l’action (D’Almeida, 2009, 1). D’autre part, leur mises en scène assurent la cohésion symbolique des acteurs pris dans l’action (D’Almeida, 2009, 1).

En effet, l’agir n’est pas indépendant du penser, ni du fait de valoriser et d’imaginer (Lindón, 2005, 85). Ainsi, en contribuant au travail d’organisation, notamment à travers des ressources symboliques, le récit participe à la configuration de l’action (Mahy, 2008).

des situations locales. Ils ne s’agit pas d’un continuum d’évènements relatés passivement, tels qu’ils se seraient déroulés (Lindón, 2005, 85). Par exemple, les acteurs participant à une collaboration inter- organisationnelle souhaitant, lors d’une réunion, mettre en scène l’objectif de cette collaboration ne vont pas rappeler tous les évènements précédant cette réunion. Au contraire, ils vont re-construire leurs propres séquences en sélectionnant certains évènement et en en excluant d’autres (Lindón, 2005, 85). Ainsi, mettre en récit, c’est établir des connexions entre certains faits qui ont été choisis comme significatifs dans la situation de la narration. En effet, un même narrateur, en fonction du lieu, des interlocuteurs, du partage de certaines façons-de-voir et de façons-de-faire, du moment, ne va pas proposer les mêmes évènements, ni les mettre en relation de la même manière.

Ayant posé le récit comme supposé permettre d’assurer une forme de cohérence et de faire sens dans une situation donnée et les listes comme censées discrétiser les situations et véhiculer des pres- criptions, nous tenons à attirer l’attention sur le fait que la catégorie conceptuelle de listes n’est pas superposable à celle du texte. En effet, certains récits peuvent être considérés comme des « textes » lorsqu’ils « conservent et perpétuent une mémoire commune, un passé collectif » (Lindón, 2005, 85). Ces récits deviennent alors des mythes pour les acteurs qui les partagent. Ces mythes cadrent l’activité en pourvoyant un con-texte, un cadre de référence collectif constitué des savoirs, des représentations et des évènements partagés entre les acteurs qui font référence à ces mythes (Lindón, 2005, 85).

La mise en récit permet non seulement de faire partager des évènements et des savoirs, mais elle permet également de les mettre en relation, de les assembler et de les organiser de façon à ce qu’ils fassent collectivement sens dans une situation donnée. Ainsi, la narration participe au travail d’orga- nisation, au sens où elle permet de supporter l’action tout en contribuant aux ressources symboliques nécessaires à la cohésion et au maintien du collectif engagé dans ces processus organisants (Grosjean & Bonneville, 2009).

Par conséquent, le recours aux logiques computationnelles et aux « machines » qui mobilisent le re- gistre de la liste (Browning, 1992) ne signifie pas d’abandonner la question de la re-contextualisation de ces listes. Au contraire, la montée en puissance de ces logiques suppose « un travail renouvelé pour articuler listes et récits, des prescriptions et des situations » (Mayère, 2016). Ce travail de sens est d’autant plus nécessaire que les éléments de listes semblent « parler » d’eux-mêmes et invisibilisent ce travail de mise en cohérence, ce travail de narration (Denis, 2015).

La collaboration inter-organisationnelle et la montée en puissance des logiques computationnelles renouvellent les questionnement quant à la production de sens; une production qui « articule étroi- tement la question des significations en situation et le sens du travail en ce qu’il suscite et reproduit l’engagement au travail » (Mayère, 2016). La question du sens est importante car elle permet d’orien- ter l’action mais également d’informer et d’expliciter la signification de l’action (Weick, Sutcliffe & Obstfeld, 2005). Cette signification et cette orientation est d’autant plus importante que les acteurs n’agissent pas seuls mais tentent de mettre en place des actions communes (Taylor & Van Every, 2000).

Ce faisant, nous nous inscrivons dans une approche info-communicationnelle proche de celles de l’École de Palo Alto (Watzlawick, Bavelas Beavin & Jackson, 2014) et de celle développée par Daniel Bougnoux (Bougnoux, 1995). Ces dernières nous enseignent le fait qu’il n’est pas possible de penser l’information sans la communication. L’information peut, certes, être considérée comme un contenu qui serait chargé de significations (Bougnoux, 2001; cité par Vacher, 2009), c’est-à-dire que l’infor- mation « introduit un rapport (adéquat ou non) entre le signe et la réalité qu’il décrit » (Bougnoux, 2001, p. 41). Cependant, elle ne prend sens qu’à travers les relations établies par la communication dans un contexte défini (Winkin, 2014). En effet, les discours et les actions ne se jouent pas « dans le vide », mais s’inscrivent toujous en relation, en réponse à d’autres (Bougnoux, 1999). Ainsi, c’est la relation entre des éléments d’informations, des comportements et des indications sur le contexte qui permet d’interpréter ces significations et de leur donner du sens. Cette mise en relation s’inscrit dans un ensemble de cadres interprétatifs comme les codes, les conventions, etc. dont certains sont par- tagés par l’ensemble des individus engagés dans la communication, tandis que d’autres sont issus des éléments plus personnels, de leur propre histoire, de leurs intérêts, etc. (Watzlawick et al., 2014). Par conséquent, ces mises en relation font toujours l’objet d’interprétations multiples, parfois divergentes (Vacher, 2009).

Ce faisant, la situation, le contexte ou le « problème » à résoudre ne précèdent pas la collaboration. Ils ne sont pas « déjà là », comme ayant déjà un sens indépendamment des acteurs. Cette situation, que l’action de la collaboration est supposée performer, n’émerge pas des observations passives des acteurs. Au contraire, elle est construite par et à travers les actions et les interactions des acteurs pris dans la collaboration (Cooren & Robichaud, 2011). L’environnement, le contexte, ce qui a amené la collaboration à être initiée ne sont pas donnés, ce ne sont pas des faits clairs, nets et univoques qui s’imposent d’eux-mêmes aux acteurs (Cooren & Robichaud, 2011). Nous devons alors prêter atten- tion dans nos analyses à comment ces acteurs agissent et interagissent pour construire et obtenir ces

et de ce que les acteurs estiment qu’il faudrait faire en interaction avec ces situations ne sont pas acquises une fois pour toutes; elles ne sont pas stabilisées définitivement. Elles restent « sans cesse soumises à vérification, en construction, en controverse latente ou manifeste » (Mayère, 2016).

La construction des significations des situations et de l’action, la production de sens, n’est pas réali- sée par des acteurs individuels pris isolément (Lambotte & Scieur, 2013); « elle n’est pas individuelle et additionnelle, mais collective et interactive » (Mayère, 2016). Ainsi, notre analyse des processus or- ganisants doit s’attacher à observer comment ces acteurs issus de différents « mondes », rattachés à des organismes auprès desquels ils doivent rendre des comptes, s’accordent à guider leurs actions vers certaines finalités à travers la mise en commun et la généralisation de significations, de repré- sentations, de savoirs et de façons-de-faire particulières (Tsoukas & Chia, 2002).

Un « échafaudage-frontière » élaboré via

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