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La pensée ingénieur : une pensée calculatoire orientée vers l’action

Questionner les big data en sciences de l’information et de la communication

3.1. Questionner les big data : quelques repères et balises en lien avec la pensée ingénieur et la géomatique

3.1.3. Découper la « réalité » en entités mesurables et géographiques pour pouvoir la maitriser, la contrôler et l’évaluer

3.1.3.1. La pensée ingénieur : une pensée calculatoire orientée vers l’action

L’esprit d’ingénieur (Vatin, 2008) ou la pensée ingénieur (Scardigli, 2001) est avant tout un sys- tème de pensée orienté vers l’action (Vatin, 2008). En effet, la Commission des titres d’ingénieur,

chargée d’habiliter les formations à pouvoir décerner le titre d’ingénieur1définit le métier d’ingé-

nieur comme :

« Le métier d’ingénieur consiste à poser, étudier et à résoudre de manière performant et innovante des problèmes souvent complexes de création, de réalisation, de mise en œuvre et de contrôle de produits, de systèmes ou de services — éventuellement, leur financement et leur commercialisation — au sein d’une organisation compétitive.

(Commissions des titres d’ingénieur (Cti), 2016, p. 14) Ainsi, la pensée ingénieur se caractérise par la recherche d’un « optima gestionnaire » (Vatin, 2008) :

« Il s’agit de de fournir aux décideurs les instruments « rationnels », mais aussi « rai- sonnables » et surtout praticables, qui leur permettront d’arbitrer en raison, c’est-à-dire d’opérer des choix rationnels et équitables, et finalement d’orienter le monde. »

(Vatin, 2008, p.136) À l’origine, les ingénieurs, en France, étaient chargé de concevoir et de diriger des chantiers civils et militaires. Ce modèle de l’ingénieur s’est ensuite diversifié, si bien qu’à l’heure actuelle, il existe une diversité de formation d’ingénieurs (Sainsaulieu & Vinck, 2014). Cette diversité des formations et des secteurs d’activités se revendiquant de l’ingénierie (ingénierie physique, ingénierie agronomique,

1. En effet, en France, le diplôme d’ingénieur est considérée comme un « titre » et est protégé par la loi depuis 1934, c’est-à-dire que ne peuvent décerner le titre d’ingénieur que les formations qui auront été habilitées par la Commission des titres d’ingénieur.

formation, développée à la fin du XVIIIeau sein de l’École Polytechnique, qui se fonde sur les sciences,

les mathématiques et les compétences techniques (Sainsaulieu & Vinck, 2014). Ce modèle est tou- jours d’actualité, puisque la Commission des titres d’ingénieur, définit dans son dernier document de « références et orientations » la formation d’ingénieur comme devant : « être bâtie autour d’un socle scientifique multidisciplinaire, avec un fort accent sur les méthodes, les outils et l’environnement professionnel, notamment la conduite de projet, le management et la gestion d’entreprise » (Com- missions des titres d’ingénieur (Cti), 2016, p. 15). La mise en avant, par la pensée ingénieur, d’une action « rationnelle » puisque fondée sur la Science et la Technique (Habermas, 1969; Marcuse,

1964; cités par Boussard, 2008) a été forgée par l’influence des penseurs du XIXe, tel que Auguste

Comte (qui par ailleurs a été répétiteurs à l’École Polytechnique), un des fondateurs du positivisme (Scardigli, 2001). Le positivisme est un mouvement philosophique pour qui le progrès des sciences et des techniques est la condition pour atteindre la félicité des Hommes et des Sociétés. Ce courant de pensée connait un succès retentissant à travers le monde (Bourdeau, 2002) et postule que « les sciences exactes et quantitatives peuvent et doivent décrire tous les rapports entre l’Homme et son environnement » (Gras et al., 1994, p. 239; cité par Bénéjean, 2013).

Selon ce système de pensée, il est donc nécessaire de réduire les incertitudes en décomposant le monde en entités mesurables et appréhendables, en fonctions, auxquelles un rôle peut être attribué, afin de reconstruire le monde sous une forme maitrisée et contrôlable puisque ses paramètres ont été définis (Scardigli, 2001). Ce faisant la démarche d’ingénierie est une démarche modélisatrice (Bénéjean, 2015, 190–191) qui repose sur un « travail de simplification du réel pour construire une représentation plausible et opératoire » (Sainsaulieu & Vinck, 2014). La « véracité », « l’objectivité » et la « rationalité » de cette démarche de modélisation est supposée être assurée par son souci de la mesure et par les calculs mathématiques (Sainsaulieu & Vinck, 2014; Vatin, 2008; Ogien, 2010). Ce faisant la pensée ingénieur est aussi influencée par la pensée cartésienne selon laquelle « la mathé- matique — ordre et mesure — devrait fournir l’instrument universel de compréhension du monde et d’action sur le monde » (Scardigli, 2001, p. 9). Ainsi, selon cette conception, le monde est supposé pouvoir (et même devoir) être découpé en entités mesurables et calculables afin de pouvoir agir des- sus de façon « efficace » et « rationnelle », c’est-à-dire de pouvoir prévoir, organiser et contrôler le déroulement de l’action (Bénéjean, 2015, 190–191).

Ce découpage du monde en grandes « fonctions » (Bonneville & Grosjean, 2011) suppose que dans cette approche « ce qui fait défaut, ce qui est source d’erreur provient de l’humain, par ses gestes approximatifs, son imperfection, son potentiel d’interprétation d’une même information » (Béné-

ciens qui considèrent que la plupart des erreurs sont des erreurs « PEBKAC » (Zeid, 2015). PEBKAC est l’accronyme pour « Problem Exists Between Keyboard and Chair », soit « le problème se situe entre le clavier et la chaise ». Cette approche suppose que s’il y a un « problème », s’il existe des « frictions » (Edwards, Mayernik, Batcheller, Bowker & Borgman, 2011, 41) dans l’instrumentalisation secon-

daire(Feenberg, 2004), c’est-à-dire dans la mise en situation et la mise en utilisation des Techniques,

la « faille », « l’imprévu » ne provient pas de la Technique mais de l’utilisateur de cette dernière. Par conséquent, pour réduire ces incertitudes, la pensée ingénieur prescrit de multiplier les procé- dures et les techniques afin de s’assurer du contrôle de l’activité et du respect du script prévu par les organisateurs de cette activité (Bénéjean, 2015, 190–191). Ainsi, il s’agit également de s’assurer de la « conformité » du déroulement de l’activité par rapports aux modèles mis en place, afin de s’as- surer de la « rationalité » de l’action. En effet, la rationalité exprime une dimension conventionnelle (Bouillon, 2015), dans la mesure où celle-ci nécessite « qu’il y ait des textes, des règlements qui se présentent comme tels, qui formalisent, encadrent, font agir ceux à qui elle s’applique » (Bouillon, 2013, p. 133).

Cependant, cette approche positiviste tend à considérer la technique et la science comme « une

force autonome située en dehors de la Société, une sorte de seconde nature affectant la vie sociale à partir du royaume de la raison »(Feenberg, 2004, p. 14), c’est-à-dire qu’elle suppose qu’il existerait une « Vérité »

qui se dévoile en suivant la voie logique en n’étant guidée que par la raison. Or, comme le souligne Feenberg (Feenberg, 2004), la technique et la science sont empruntes du contexte dans lequel elles s’insèrent et qu’elles performent. L’établissement de faits scientifiques (Latour, 2006) de même que la conception technique (Latour, 1992) ne suivent pas une voie unique tracée par avance mais suivent des chemins sinueux suivant de luttes et de controverses dont elles font l’objet. Elles sont conçues à partir de choix, de compromis et de négociations.

Dans le cadre de la thèse, il s’agit alors de mettre à distance et d’interroger les discours et les pré- conçus véhiculés par les acteurs. Ceci nous permet d’observer comment ce système de pensée agit et fait agir les acteurs et comment il permet de mettre en scène des figures d’autorité reconnues comme « légitimes » par les autres acteurs.

3.1.3.2. Les SIG et la géomatique comme incorporant en leur sein une conception

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