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Le recours aux chiffres et aux indicateurs comme fondement de l’instrument

d’équiper un Instrument d’Action Publique

2.1. Équiper un Instrument d’Action Publique

2.1.2. Le recours aux chiffres et aux indicateurs comme fondement de l’instrument

Un des fondements de l’instrument d’action publique est le recours aux chiffres et aux indicateurs, à des objets quantifiant et qualifiant un « état du monde ». En effet, l’instrument vise à organiser les rapports entre la puissance publique et ses administrés (Halpern et al., 2014b). Or, selon Albert Ogien (Ogien, 2000; Ogien, 1995; Ogien, 2008; Ogien, 2010), le discours de légitimation qui accompagne tout exercice du pouvoir (Weber, 1965) dans le cas des « démocraties avancées » est devenu celui du « gouvernement au résultat », impliquant une « mesure de performance de l’action de l’État selon le degré de réalisation d’objectifs chiffrés appliqués aux politiques publiques » (Ogien, 2010). S’instaure ainsi de plus en plus ce qu’Alain Supiot désigne comme la « gouvernance par les nombres », selon la- quelle les acteurs des politiques publique se doivent désormais moins « d’obéir à des prescriptions que d’atteindre des objectifs dont la réalisation est évaluée au regard d’indicateurs chiffrés » (Supiot, 2015, p. 216). Ainsi, les acteurs des politiques publiques territoriales ont, depuis une vingtaine d’années, de plus en plus recours à des objets qui quantifient ou qualifient, caractérisant un « état du monde », sous l’influence de la montée en puissance conjointe mais distincte des débats relatifs au développement durable (Rey-Valette et al., 2011) et de l’application aux politiques publiques de méthodes issues du privé (Theys, 2002), du fait de la propagation des idées dites « libérales », favorables à la régulation par le marché (Desrosières, 2008; Supiot, 2015).

La force « légitimante » de ces objets est qu’ils ont en commun d’avoir pour « but », selon leurs concepteurs, de fournir une « image objective » du monde. En effet, dans un contexte où les déci- deurs politiques sont de plus en plus enjoints à prendre des décisions les plus rationnelles et les plus efficaces possibles, et de les justifier, ces objets donneraient une certaine légitimité aux discours qu’ils soutiennent, du fait de la « rationalité supérieure » que sont censés incarner la science et la technique

dont ils sont issus (Habermas, 1969; Marcuse, 1964; cités par Boussard, 2008, p. 116). Ce recours aux chiffres en tant que discours de légitimation, s’explique aussi selon Albert Ogien par les « vertus » dont ils sont parés par les individus souvent de manière irréfléchie, à savoir celle d’être vrais, d’être neutres et d’être incontestables (à condition que personne ne remette en cause leur « objectivité ») (Ogien, 2010).

Pour comprendre pourquoi les chiffres et la rationalité sont pourvus de toutes ces propriétés, au point presque de les « sacraliser » (Ogien, 2013), il est nécessaire de comprendre le modèle de pensée et d’action qui prédomine dans les services de l’État. Il s’agit, en prenant appui sur la thèse de Marie Bénéjean (Bénéjean, 2013), de comprendre d’où vient et de quoi est constitué la « pensée-ingénieur » à l’œuvre dans ces services. Pour Scardigli (Scardigli, 2001; cité par Bénéjean, 2013), cette pensée a

été forgée à partir de l’influence des penseurs du XIXièmesiècle, tel que Auguste Comte, un des fonda-

teurs du positivisme, pour qui le progrès des sciences et des techniques est la condition pour atteindre la félicité des Hommes et des Sociétés. Ainsi, cette pensée postule que « les sciences exactes et quan- titatives peuvent et doivent décrire tous les rapports entre l’Homme et son environnement » (Gras, Moricot, Poirot-Delpech & Scardigli, 1994, p. 239; cité par Bénéjean, 2013). Selon ce système de pensée, il est donc nécessaire de réduire les incertitudes en décomposant le monde en entités me- surables et appréhendables, en fonctions, auxquelles un rôle peut être attribué, afin de reconstruire le monde sous une forme maitrisée et contrôlable puisque ses paramètres ont été définis (Scardigli, 2001).

Cependant, cette approche positiviste et essentialiste tend à considérer la technique et la science comme « une force autonome située en dehors de la Société, une sorte de seconde nature affectant la vie sociale à partir du royaume de la raison » (Feenberg, 2004, p. 14), c’est-à-dire qu’elle suppose qu’il existerait une « Vérité » qui se dévoile en suivant la voie logique en n’étant guidée que par la raison. Or, comme le souligne Feenberg (Feenberg, 2004), la technique et la science sont empruntes du contexte dans lequel elles s’insèrent et qu’elles performent. L’établissement de faits scientifiques (Latour, 2006) de même que la conception technique (Latour, 1992) ne suivent pas une voie unique tracée par avance mais suivent des chemins sinueux au fil des luttes et des controverses dont ils font l’objet. Ils sont conçus à partir de choix, de compromis et de négociations. Ainsi, les objets quantitatifs et qualitatifs utilisés par les acteurs des politiques publiques territoriales ne sont pas donnés mais

construits(Terrier, 2011).

Nous tenons néanmoins à signaler que dire que les « données » sont construites ne signifient pas pour autant qu’elles ne sont « pas vraies », qu’elles sont forcément biaisées ou faussées (Latour, 2007, p. 130). Pour Latour, les faits sont des faits « exacts » justement parce qu’ils sont « construits », c’est-

à-dire que leur établissement nécessite de mobiliser différentes entités, humaines et non-humaines, et de s’assurer du maintien de leur inscription dans le collectif ainsi constitué (Latour, 2007, p. 131). Ainsi, comme l’affirme Melvin Kranzberg :

« La technologie n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre... L’interaction entre la technologie et l’écosystème social est telle que les développements techniques ont des conséquences environnementales, sociales, et humaines qui dépassent de loin les objectifs des appareils techniques et des pratiques elles-mêmes. »

(Kranzberg, 1986, p. 545, traduit par P. Grosdemouge et F. Pailler) En ce sens, nous nous inscrivons dans une approche non essentialiste de l’information (Mayère, 2010, 40; Mayère et al., 2012), il s’agit de « désacraliser » (Ogien, 2013) le recours aux chiffres dans l’instru- mentation de l’action publique; non pas pour en dénigrer l’usage, mais, au contraire, afin d’observer comment ces chiffres sont mobilisés par les acteurs comme sources d’autorité permettant de légiti- mer ou délégitimer certains acteurs humains ou non-humains. Cette approche nous permet égale- ment d’interroger comment ce recours aux chiffres participe aux assemblages socio-techniques qui se constituent par et à travers le recours aux Instrument d’Action Publique.

2.2. Un équipement qui se construit au travers d’un

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