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Comment mettre au travail la notion de big data en sciences de l’information et de la communication

Questionner les big data en sciences de l’information et de la communication

3.3. Comment mettre au travail la notion de big data en sciences de l’information et de la communication

Les discours accompagnant la promotion du big data annoncent ainsi la possibilité d’obtenir des « connaissances sur le monde » (Babinet, 2015) et de pouvoir construire des prédictions et des outils de « décision » ou « d’aide à la décision ». Ces outils sont considérés comme d’autant plus « perfor- mants », « vrais » et « rationnels » qu’ils se fondent sur des éléments supposés relever d’une « réalité empirique » dénuée de toute subjectivité et intersubjectivité (Anadón & Guillemette, 2007, Hors Série). Cet espoir se fonde sur un accès au monde « réel » de façon automatisée sans recourir aux actions et aux interprétations humaines, soupçonnées d’être sources de biais et d’incertitude (Béné- jean, 2015, 190–191). À ce titre, les tenants du big data portent une attention particulière aux traces numériques réputées pour être dénuées d’intentionnalité (Merzeau, 2013a).

« On ne fabrique pas une trace, on la laisse, et ce sans intention aucune [...] À la différence du signe que nous créons, la signification d’une trace existe au-delà de l’intention de celui qui la génère. C’est justement ce qui échappe à notre attention, à notre contrôle ou à notre vigilance qui, à partir de nos actes, prend la forme d’une trace »

(Krämer, 2007/2012) En effet, dénuées d’intention, ces traces seraient donc dépourvues de sens pour ceux qui les produisent et donc constitueraient un témoin « objectif » de l’activité des acteurs.

Si dans le cadre de la thèse, nous n’étudions pas à proprement parler des « traces numériques », c’est-à-dire que les « données » inscrites dans le module de formation ne proviennent pas de l’acti-

d’interroger les discours et les préconçus accompagnant la montée en puissance des technologies du numériques.

Issues de la traçabilité, voire même plutôt de la « traque », de l’activité numérique des individus, les traces relèvent du tatouage, d’une « marque invisible » articulée à « un acte informationnel rare- ment perçu comme tel » (Merzeau, 2009). Ce faisant les traces opèrent une « rupture sémantique » (Collomb, 2016), puisqu’elles n’associent plus un signifiant à un signifié. En effet, « elles se détachent des procédures qui enchâssaient les énoncés, ouvrant sur des énonciations “incertaines”, nomades et différées » (Merzeau, 2009, p. 72). Ces traces construites de façon a-signifiante et non-intentionnelle n’ont d’intérêt et de sens que pour ceux qui les traitent (Merzeau, 2009; Merzeau, 2013a), puis- qu’elles permettent de discrétiser (Bachimont, 2004; Gout, 2015) les individus en les associant à des « unités isolables, agençables et calculables » (Pédauque, 2006, p. 186) Ce faisant les traces sont déliées du contexte dans lequel elles ont pris formes (Merzeau, 2009; Merzeau, 2013a; Collomb, 2016).

Séparées de leur contexte, ces traces numériques sont stockées et encodées de façon non directe- ment intelligibles pour les être humains (Collomb, 2016). En effet, enregistrées sous forme binaire, les traces ne sont accessible aux être humains que par des inscriptions successives (Jeanneret, 2011) via l’intermédiation technologique (Merzeau, 2009). Ainsi, elles ne prennent sens qu’au travers des actions de ceux qui les traitent, qu’à travers leurs calculs, leurs combinaisons et leurs assemblages (Merzeau, 2013a; Collomb, 2016).

Ainsi, les traces comme les données numériques sont des éléments dé-sémantisés séparés de leur contexte. Elles ne sont pas porteuses d’un sens qui serait « déjà-là », intrinsèque mais supposent un certain nombre d’opérations, de manipulations et de traductions afin qu’elles puissent se voir attribuer une signification et une orientation de l’action par ceux qui les traitent. Cependant, ces actions sont invisibilisées par les discours et les fantasmes véhiculés par les promoteurs des big data (Mayère, 2018).

Ce faisant, le mouvement des big data fait écho à la réflexion proposée par Daniel Bougnoux en 1999 (Bougnoux, 1999). Cet auteur voit dans l’essor du recours à la Technique mobilisé pour limiter les « biais » liés aux interprétations humaines (Bénéjean, 2015, 190–191), une « course à la standar- disation des formats et des protocoles » (Bougnoux, 1999). Cette « course » repose sur une forme de mise en relation universelle par la mise en place d’éléments conçus comme génériques et décon- textualisés. Il s’agit alors « de rendre les énoncés partout compatibles, mais aussi les pièces détachées, les informations, les règlements, les voies de circulations, les logiciels ou les cachets d’aspirine qui

leur mise en service » (Bougnoux, 1999, p. 104). Dans le même temps que se développe cet impératif de standardisation, Bougnoux observe un mouvement inverse visant à la « personnalisation des biens et des marchandises » (Bougnoux, 1999).

Le mouvement des big data ne se présente pas seulement comme un technique de traitement massif de données mais aussi comme permettant une forme de personnalisation (Rouvroy & Berns, 2013). Il ne s’agit plus seulement d’observer des récurrences mais des singularités (Merzeau, 2013b). Ainsi, le mouvement des big data peut être perçu comme une tentative d’addresser cette contradiction soulevée par Daniel Bougnoux entre une injonction à l’objectivité technique supposant la mise en place de pro- cédures génériques et décontextualisées et un impératif de personnalisation de plus en plus prégnant (Bougnoux, 1999). Par conséquent, il s’agit d’étudier comment ces assemblages socio-techniques gé- nériques visant à prescrire, à agir sur le cours de l’action, se recontextualisent (Feenberg, 2004) afin de s’adapter aux situations locales.

Si ces éléments techniques sont dé-contextualisés, il ne s’agit pas de considérer les technologies nu- mériques comme « ne faisant rien », comme n’influençant pas le cours de l’action. L’inscription sous forme de listes permet de fixer la parole (Goody, 1979) et « substitue à l’entendre successivement le

voir ensemble» (Bachimont, 2000). En même temps, la mise en forme sur des supports matériels, par

l’agencement spatial sur des supports (relativement) permanents, les signes peuvent susciter l’émer- gence de nouvelles significations et de nouvelles orientations de l’action. Cependant, la production de sens ne provient pas de la seule inscription dans des supports mais de la mobilisation et de l’actua- lisation de ces inscriptions à travers les pratiques d’acteurs (Bachimont, 2000).

Ainsi, les technologies du big data ne sont pas tant des technologies produisant des connaissances et des prédictions sur le « monde », que des technologies du signe permettant de nouveaux agence- ments, de nouveaux combinatoires. En effet, « il ne suffit pas, du tout que les technologies “traitent” de l’information (c’est-à-dire soumettent les objets du monde à un certain type d’écriture mathéma- tique) pour qu’elles “produisent de l’information (c’est-à-dire modifient la perception que nous avons du monde, informent notre esprit, mettent en forme notre relation au réel) » (Jeanneret, 2000, p. 42). Par conséquent, en présentant les big data comme permettant d’accéder au « réel » sans passer par le biais de la subjectivité humaine, les discours accompagnant cet ensemble de technologies, de mé- thodes, et de façon de voir invisibilisent le travail mené par ceux qui par et à travers leurs pratiques tentent d’en produire du sens (Mayère, 2018). Cette invisibilisation « s’étend de proche en proche à la production de sens, à celle des liens sociaux, de l’intercompréhension, et enfin de celles et ceux qui sont au travail ou sujet du travail » (Mayère, 2018).

bases de données est désigné comme de la « collecte » (Mayère, 2018), la récupération de données à travers différentes bases est décrite comme du « moissonnage » (Toonders, 2014), les processus de « mise à disposition » de données sont qualifiés de processus « d’ouverture » des données (Denis & Goëta, 2013; Denis & Goëta, 2017), et les calculs, les recombinaisons sont supposées être des « informations » parlant d’elles-mêmes (Mayère, 2016). Ce vocabulaire laisse à penser que le travail des données recouvre des activités simples, ne requérant pas de réflexion ou de discussion, qu’il se- rait presque possible d’automatiser (Mayère, 2018). Or, les activités de saisie sont bien loin d’être automatisables (Denis, 2009). Elles requièrent de discrétiser le « réel » (Collomb, 2016), de l’assigner à différentes catégories, assignation qui n’a rien d’une évidence (Suchman, 1993). Le terme « mois- sonnage » des données invisibilise les opérations néccessaires pour articuler des bases de données hétérogènes (Cardon, 2015). De même, l’expression « open data » ou « ouverture des données » pro- pose une vision des données comme étant déjà-là, emprisonnées dans les organisations et dont ils suffiraient d’ouvrir le « robinet » pour que ces flux de données puissent nourrir de nombreux algo- rithmes (Cardon, 2015; Denis & Goëta, 2013; Denis & Goëta, 2017; Goëta, 2016). Enfin, dès lors que les données sont dé-sémantisées, discrétisées afin d’être calculées et combinées, elles ne peuvent être considérées comme une « information », comme « mettant en forme notre perception du réel » (Jeanneret, 2000). C’est à travers le travail de celui qui les mobilise, qui les réassigne à une signifi- cation, qui les recontextualise et les insère dans une intrigue, que celles-ci peuvent participer de la signification et de l’orientation du cours de l’action (Mayère, 2018). Ce travail du sens est invisibilisé parce qu’il « contredit la logique des technologies miraculeuses, et l’argumentaire économique associé du retour sur investissement par diminution du temps de travail requis » (Mayère, 2018). Ce travail est également empêché car ces techniques, ces procédures, ces « prêts-à-penser » sont développés afin de s’assurer de la « rationnalité » du cours de l’action et de réduire « l’incertitude inhérente aux collectifs humains » (Bouillon, 2013; cité par Bénéjean, 2015, 190–191).

Ainsi, le mouvement des big data promeut la mise en place d’assemblages socio-techniques présen- tés comme universels et génériques associés à des procédures, des éléments de méthodes, des « façons- de-voir » et des « façons-de-penser ». Il importe alors de questionner les processus de conception, mais également d’articulation de ces assemblages dans des situations, des pratiques et avec d’autres as- semblages socio-techniques. Il s’agit de donner à voir les « coulisses » (Denis & Goëta, 2013; Denis, 2015; Goëta, 2016) du travail de production de sens et de mise en relation par et à travers les interac- tions des humains et des non-humains. « Pour ce faire, il importe de prendre au sérieux tout ce travail de re-sémantisation, de reconstruction de sens dans cette double acceptation d’identification d’une

loin de considérer la construction du module de formation comme « allant de soi », comme « parlant de lui-même », nous nous attachons à interroger comment la construction de cet échafaudage, sup- posé générique et universel, de données, d’éléments de méthode, de représentations, de définitions et de « prêts-à-penser », visant à prolonger la capacité d’action à distance de ses concepteurs, amènent ces derniers à définir et redéfinir le sens de l’action.

Terrain et démarche : suivre à la trace

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